Zarathoustra 52 | En passant

En passant

En traversant ainsi sans hâte bien des peuples et mainte ville, Zarathoustra retournait par des détours vers ses montagnes et sa caverne. Et, en passant, il arriva aussi, à l’improviste, à la porte de la grande Ville : mais lorsqu’il fut arrivé là, un fou écumant sauta sur lui les bras étendus en lui barrant le passage. C’était le même fou que le peuple appelait « le singe de Zarathoustra » : car il imitait un peu les manières de Zarathoustra et la chute de sa phrase. Il aimait aussi à emprunter au trésor de sa sagesse. Le fou cependant parla ainsi à Zarathoustra :

« Ô Zarathoustra, c’est ici qu’est la grande ville : tu n’as rien à y chercher et tout à y perdre.

Pourquoi voudrais-tu patauger dans cette fange ? Aie donc pitié de tes jambes ! crache plutôt sur la porte de la grande ville et — retourne sur tes pas !

Ici c’est l’enfer pour les pensées solitaires. Ici l’on fait cuire vivantes les grandes pensées et on les réduit en bouillie.

Ici pourrissent tous les grands sentiments : ici on ne laisse cliqueter que les petits sentiments desséchés !

Ne sens-tu pas déjà l’odeur des abattoirs et des gargotes de l’esprit ? Les vapeurs des esprits abattus ne font-elles pas fumer cette ville ?

Ne vois-tu pas les âmes suspendues comme des torchons mous et malpropres ? — et ils se servent de ces torchons pour faire des journaux.

N’entends-tu pas ici l’esprit devenir jeu de mots ? il se fait jeu en de repoussants calembours ! — et c’est avec ces rinçures qu’ils font des journaux !

Ils se provoquent et ne savent pas à quoi. Ils s’échauffent et ne savent pas pourquoi. Ils font tinter leur fer-blanc et sonner leur or.

Ils sont froids et ils cherchent la chaleur dans l’eau-de-vie ; ils sont échauffés et cherchent la fraîcheur chez les esprits frigides ; l’opinion publique leur donne la fièvre et les rend tous ardents.

Tous les désirs et tous les vices ont élu domicile ici ; mais il y a aussi des vertueux, il y a ici beaucoup de vertus habiles et occupées : —

Beaucoup de vertus occupées, avec des doigts pour écrire, des culs-de-plomb et des ronds-de-cuir ornés de petites décorations et pères de filles empaillées et sans derrières.

Il y a ici aussi beaucoup de piété, et beaucoup de courtisanerie dévote et de bassesses devant le Dieu des armées.

Car c’est d’« en haut » que pleuvent les étoiles et les gracieux crachats ; c’est vers en haut que vont les désirs de toutes les poitrines sans étoiles.

La lune a sa cour et la cour a ses satellites : mais le peuple mendiant et toutes les habiles vertus mendiantes élèvent des prières vers tout ce qui vient de la cour.

« Je sers, tu sers, nous servons » — ainsi prient vers le souverain toutes les vertus habiles : afin que l’étoile méritée s’accroche enfin à la poitrine étroite !

Mais la lune tourne autour de tout ce qui est terrestre : c’est ainsi aussi que le souverain tourne autour de ce qu’il y a de plus terrestre : — mais ce qu’il y a de plus terrestre, c’est l’or des épiciers.

Le Dieu des armées n’est pas le Dieu des lingots ; le souverain propose, mais l’épicier — dispose !

Au nom de tout ce que tu as de clair, de fort et de bon en toi, ô Zarathoustra ! crache sur cette ville des épiciers et retourne en arrière !

Ici le sang vicié, mince et mousseux, coule dans les artères : crache sur la grande ville qui est le grand dépotoir où s’accumule toute l’écume !

Crache sur la ville des âmes déprimées et des poitrines étroites, des yeux envieux et des doigts gluants —

— sur la ville des importuns et des impertinents, des écrivassiers et des braillards, des ambitieux exaspérés : —

— sur la ville où s’assemble tout ce qui est carié, mal famé, lascif, sombre, pourri, ulcéré, conspirateur : — crache sur la grande ville et retourne sur tes pas ! » — —

Mais en cet endroit, Zarathoustra interrompit le fou écumant et lui ferma la bouche.

« Te tairas-tu enfin ! s’écria Zarathoustra, il y a longtemps que ta parole et ton allure me dégoûtent !

Pourquoi as-tu vécu si longtemps au bord du marécage, te voilà, toi aussi, devenu grenouille et crapaud !

Ne coule-t-il pas maintenant dans tes propres veines, le sang des marécages, vicié et mousseux, car, toi aussi, tu sais maintenant coasser et blasphémer ?

Pourquoi n’es-tu pas allé dans la forêt ? Pourquoi n’as-tu pas labouré la terre ? La mer n’est-elle pas pleine de vertes îles ?

Je méprise ton mépris ; et si tu m’avertis, — pourquoi ne t’es-tu pas averti toi-même ?

C’est de l’amour seul que doit me venir le vol de mon mépris et de mon oiseau avertisseur : et non du marécage ! —

On t’appelle mon singe, fou écumant : mais je t’appelle mon porc grognant — ton grognement finira par me gâter mon éloge de la folie.

Qu’était-ce donc qui te fit grogner ainsi ? Personne ne te flattait assez : — c’est pourquoi tu t’es assis à côté de ces ordures, afin d’avoir des raisons pour grogner, — —afin d’avoir de nombreuses raisons de vengeance ! Car la vengeance, fou vaniteux, c’est toute ton écume, je t’ai bien deviné !

Mais ta parole de fou est nuisible pour moi, même lorsque tu as raison ! Et quand même la parole de Zarathoustra aurait mille fois raison : toi tu me ferais toujours tort avec ma parole ! »

Ainsi parlait Zarathoustra, et, regardant la grande ville, il soupira et se tut longtemps. Enfin il dit ces mots :

Je suis dégoûté de cette grande ville moi aussi ; il n’y a pas que ce fou qui me dégoûte. Tant ici que là il n’y a rien à améliorer, rien à rendre pire !

Malheur à cette grande ville ! — Je voudrais voir déjà la colonne de feu qui l’incendiera !

Car il faut que de telles colonnes de feu précèdent le grand midi. Mais ceci a son temps et sa propre destinée.—

Je te donne cependant cet enseignement en guise d’adieu, à toi fou : lorsqu’on ne peut plus aimer, il faut — passer ! —

Ainsi parlait Zarathoustra et il passa devant le fou et devant la grande ville.

 

Ainsi parlait Zarathoustra

Traduction française par Henri Albert