Zarathoustra 47 | De la vision et de l’énigme

De la vision et de l’énigme

1.

Lorsque, parmi les matelots, il fut notoire que Zarathoustra se trouvait sur le vaisseau — car en même temps que lui un homme des Îles Bienheureuses était venu à bord, — il y eut une grande curiosité et une grande attente. Mais Zarathoustra se tut pendant deux jours et il fut glacé et sourd de tristesse, en sorte qu’il ne répondit ni aux regards ni aux questions. Le soir du second jour, cependant, ses oreilles s’ouvrirent de nouveau bien qu’il se tût encore : car on pouvait entendre bien des choses étranges et dangereuses sur ce vaisseau qui venait de loin et qui voulait aller plus loin encore. Mais Zarathoustra était l’ami de tous ceux qui font de longs voyages et qui ne daignent pas vivre sans danger. Et voici ! tout en écoutant, sa propre langue finit par être déliée et la glace de son coeur se brisa : — alors il commença à parler ainsi :

À vous, chercheurs hardis et aventureux, qui que vous soyez, vous qui vous êtes embarqués avec des voiles pleines d’astuce, sur les mers épouvantables, —

à vous qui êtes ivres d’énigmes, heureux du demi-jour, vous dont l’âme se laisse attirer par le son des flûtes dans tous les remous trompeurs :

— car vous ne voulez pas tâtonner d’une main peureuse le long du fil conducteur ; et partout où vous pouvez deviner, vous détestez de conclure —

c’est à vous seuls que je raconte l’énigme que j’ai vue, — la vision du plus solitaire. —

Le visage obscurci, j’ai traversé dernièrement le blême crépuscule, — le visage obscurci et dur, et les lèvres serrées. Plus d’un soleil s’était couché pour moi.

Un sentier qui montait avec insolence à travers les éboulis, un sentier méchant et solitaire qui ne voulait plus ni des herbes ni des buissons, un sentier de montagne criait sous le défi de mes pas.

Marchant, muet, sur le crissement moqueur des cailloux, écrasant la pierre qui le faisait glisser, mon pas se contraignait à monter.

Plus haut : — résistant à l’esprit qui l’attirait en bas, vers l'abîme, à l’esprit de la lourdeur, mon démon et mon ennemi mortel.

Plus haut : — quoiqu’il fût assis sur moi, l’esprit de lourdeur, moitié nain, moitié taupe, paralysé, paralysant, versant du plomb dans mon oreille, versant dans mon cerveau, goutte à goutte, des pensées de plomb.

« Ô Zarathoustra, me chuchotait-il, syllabe par syllabe, d’un ton moqueur, pierre de la sagesse ! tu t’es lancé en l’air, mais tout pierre jetée doit — retomber !

Ô Zarathoustra, pierre de la sagesse, pierre lancée, destructeur d’étoiles ! c’est toi-même que tu as lancé si haut, — mais toute pierre jetée doit — retomber !

Condamné à toi-même et à ta propre lapidation : ô Zarathoustra, tu as jeté bien loin la pierre, — mais elle retombera sur toi ! »

Alors le nain se tut ; et son silence dura longtemps, en sorte que j’en fus oppressé ; ainsi lorsqu’on est deux, on est en vérité plus solitaire que lorsque l’on est seul !

Je montai, je montai davantage, en rêvant et en pensant, — mais tout m’oppressait. Je ressemblais à un malade que fatigue l’âpreté de sa souffrance, et qu’un cauchemar réveille de son premier sommeil. —

Mais il y a quelque chose en moi que j’appelle courage : c’est ce qui a fait taire jusqu’à présent en moi tout mouvement d’humeur. Ce courage me fit enfin m’arrêter et dire : « Nain ! L’un de nous deux doit disparaître, toi, ou bien moi ! » —

Car le courage est le meilleur meurtrier, — le courage qui attaque : car dans toute attaque il y a une fanfare.

L’homme cependant est la bête la plus courageuse, c’est ainsi qu’il a vaincu toutes les bêtes. Au son de la fanfare, il a surmonté toutes les douleurs ; mais la douleur humaine est la plus profonde douleur.

Le courage tue aussi le vertige au bord des abîmes : et où l’homme ne serait-il pas au bord des abîmes ? Ne suffit-il pas de regarder — pour regarder des abîmes ?

Le courage est le meilleur des meurtriers : le courage tue aussi la pitié. Et la pitié est l’abîme le plus profond : l’homme voit au fond de la souffrance, aussi profondément qu’il voit au fond de la vie.

Le courage cependant est le meilleur des meurtriers, le courage qui attaque : il finira par tuer la mort, car il dit : « Comment ? était-ce là la vie ? Allons ! Recommençons encore une fois ! »

Dans une telle maxime, il y a beaucoup de fanfare. Que celui qui a des oreilles entende. —

2.

« Arrête-toi ! nain ! dis-je. Moi ou bien toi ! Mais moi je suis le plus fort de nous deux — : tu ne connais pas ma pensée la plus profonde ! Celle-là tu ne saurais la porter ! » —

Alors arriva ce qui me rendit plus léger : le nain sauta de mes épaules, l’indiscret ! Il s’accroupit sur une pierre devant moi. Mais à l’endroit où nous nous arrêtions se trouvait comme par hasard un portique.

« Vois ce portique ! nain ! repris-je : il a deux visages. Deux chemins se réunissent ici : personne encore ne les a suivis jusqu’au bout.

Cette longue rue qui descend, cette rue se prolonge durant une éternité et cette longue rue qui monte — c’est une autre éternité.

Ces chemins se contredisent, ils se butent l’un contre l’autre : — et c’est ici, à ce portique, qu’ils se rencontrent. Le nom du portique se trouve inscrit à un fronton, il s’appelle « instant ».

Mais si quelqu’un suivait l’un de ces chemins — en allant toujours plus loin : crois-tu nain, que ces chemins seraient en contradiction ! » —

« Tout ce qui est droit ment, murmura le nain avec mépris. Toute vérité est courbée, le temps lui-même est un cercle. »

« Esprit de la lourdeur ! dis-je avec colère, ne prends pas la chose trop à la légère ! Ou bien je te laisse là, pied-bot — et n’oublie pas que c’est moi qui t’ai porté là-haut !

Considère cet instant ! repris-je. De ce portique du moment une longue et éternelle rue retourne en arrière : derrière nous il y a une éternité.

Toute chose qui sait courir ne doit-elle pas avoir parcouru cette rue ? Toute chose qui peut arriver ne doit-elle pas être déjà arrivée, accomplie, passée ?

Et si tout ce qui est a déjà été : que penses-tu, nain, de cet instant ? Ce portique lui aussi ne doit-il pas déjà — avoir été ?

Et toutes choses ne sont-elles pas enchevêtrées de telle sorte que cet instant tire après lui toutes les choses de l’avenir ? Donc — — aussi lui-même ?

Car toute chose qui sait courir ne doit-elle pas suivre une seconde fois cette longue route qui monte ! —

Et cette lente araignée qui rampe au clair de lune, et ce clair de lune lui-même, et moi et toi, réunis sous ce portique, chuchotant des choses éternelles, ne faut-il pas que nous ayons tous déjà été ici ?

— Ne devons-nous pas revenir et courir de nouveau dans cette autre rue qui monte devant nous, dans cette longue rue lugubre — ne faut-il pas qu’éternellement nous revenions ? — »

Ainsi parlais-je et d’une voix toujours plus basse, car j’avais peur de mes propres pensées et de mes arrière-pensées. Alors soudain j’entendis un chien hurler tout près de nous.

Ai-je jamais entendu un chien hurler ainsi ? Mes pensées essayaient de se souvenir en retournant en arrière. Oui ! Lorsque j’étais enfant, dans ma plus lointaine enfance :

— c’est alors que j’entendis un chien hurler ainsi. Et je le vis aussi, le poil hérissé, le cou tendu, tremblant, au milieu de la nuit la plus silencieuse, où les chiens eux-mêmes croient aux fantômes : —

— en sorte que j’eus pitié de lui. Car, tout à l’heure, la pleine lune s’est levée au-dessus de la maison, avec un silence de mort ; tout à l’heure elle s’est arrêtée, disque enflammé, — sur le toit plat, comme sur un bien étranger :

C’est ce qui exaspéra le chien : car les chiens croient aux voleurs et aux fantômes. Et lorsque j’entendis de nouveau hurler ainsi, je fus de nouveau pris de pitié.

Où donc avaient passé maintenant le nain, le portique, l’araignée et tous les chuchotements ? Avais-je donc rêvé ? M’étais-je éveillé ? Je me trouvai soudain parmi de sauvages rochers, seul, abandonné au clair de lune solitaire.

Mais un homme gisait là ! Et voici ! le chien bondissant, hérissé, gémissant, — maintenant qu’il me voyait venir — se mit à hurler, à crier : — ai-je jamais entendu un chien crier ainsi au secours ?

Et, en vérité, je n’ai jamais rien vu de semblable à ce que je vis là. Je vis un jeune berger, qui se tordait, râlant et convulsé, le visage décomposé, et un lourd serpent noir pendant hors de sa bouche.

Ai-je jamais vu tant de dégoût et de pâle épouvante sur un visage ! Il dormait peut-être lorsque le serpent lui est entré dans le gosier — il s’y est attaché.

Ma main se mit à tirer le serpent, mais je tirais en vain ! elle n’arrivait pas à arracher le serpent du gosier. Alors quelque chose se mit à crier en moi : « Mords ! Mords toujours !

Arrache-lui la tête ! Mords toujours ! » — C’est ainsi que quelque chose se mit à crier en moi ; mon épouvante, ma haine, mon dégoût, ma pitié, tout mon bien et mon mal, se mirent à crier en moi d’un seul cri. —

Braves, qui m’entourez, chercheurs hardis et aventureux, et qui que vous soyez, vous qui vous êtes embarqués avec des voiles astucieuses sur les mers inexplorées ! vous qui êtes heureux des énigmes !

Devinez-moi donc l’énigme que je vis alors et expliquez-moi la vision du plus solitaire !

Car ce fut une vision et une prévision : — quel symbole était-ce que je vis alors ? Et quel est celui qui doit venir !

Qui est le berger à qui le serpent est entré dans le gosier ? Quel est l’homme dont le gosier subira ainsi l’atteinte de ce qu’il y a de plus noir et de terrible ?

— Le berger cependant se mit à mordre comme mon cri le lui conseillait, il mordit d’un bon coup de dent ! Il cracha loin de lui la tête du serpent — : et il bondit sur ses jambes. —

Il n’était plus ni homme, ni berger, — il était transformé, rayonnant, il riait ! Jamais encore je ne vis quelqu’un rire comme lui !

Ô mes frères, j’ai entendu un rire qui n’était pas le rire d’un homme, — — et maintenant une soif me ronge, un désir qui sera toujours insatiable.

Le désir de ce rire me ronge : oh ! comment supporterais-je de mourir maintenant ! —

Ainsi parlait Zarathoustra.

 

Ainsi parlait Zarathoustra

Traduction française par Henri Albert