Zarathoustra 36 | Des hommes sublimes

Des hommes sublimes

Il y a une mer en moi, son fond est tranquille : qui donc devinerait qu’il cache des monstres plaisants !

Inébranlable est ma profondeur, mais elle brille d’énigmes et d’éclats de rire.

J’ai vu aujourd’hui un homme sublime, un homme solennel un expiateur de l’esprit : comme mon âme s’est ri de sa laideur !

La poitrine en avant, semblable à ceux qui aspirent : il demeurait silencieux l’homme sublime :

Orné d’horribles vérités, son butin de chasse, et riche de vêtements déchirés ; il y avait aussi sur lui beaucoup d’épines — mais je ne vis point de roses.

Il n’a pas encore appris le rire et la beauté. Avec un air sombre, ce chasseur est revenu de la forêt de la connaissance.

Il est rentré de la lutte avec des bêtes sauvages : mais son air sérieux reflète encore la bête sauvage — une bête insurmontée !

Il demeure là, comme un tigre qui veut faire un bond ; mais je n’aime pas les âmes tendues comme la sienne ; leurs réticences me déplaisent.

Et vous me dites, amis, que « des goûts et des couleurs il ne faut pas discuter ». Mais toute vie est lutte pour les goûts et les couleurs !

Le goût, c’est à la fois le poids, la balance et le peseur ; et malheur à toute chose vivante qui voudrait vivre sans la lutte à cause des poids, des balances et des peseurs !

S’il se fatiguait de sa sublimité, cet homme sublime : c’est alors seulement que commencerait sa beauté, — et c’est alors seulement que je voudrais le goûter, que je lui trouverais du goût.

Ce ne sera que lorsqu’il se détournera de lui-même, qu’il sautera par-dessus son ombre, et, en vérité, ce sera dans son soleil.

Trop longtemps il était assis à l’ombre, l’expiateur de l’esprit a vu pâlir ses joues ; et l’attente l’a presque fait mourir de faim.

Il y a encore du mépris dans ses yeux et le dégoût se cache sur ses lèvres. Il est vrai qu’il repose maintenant, mais son repos ne s’est pas encore étendu au soleil.

Il devrait faire comme le taureau ; et son bonheur devrait sentir la terre et non le mépris de la terre.

Je voudrais le voir semblable à un taureau blanc, qui souffle et mugit devant la charrue : et son mugissement devrait chanter la louange de tout ce qui est terrestre !

Son visage est obscur ; l’ombre de la main se joue sur son visage. Son regard est encore dans l’ombre.

Son action elle-même n’est encore qu’une ombre projetée sur lui : la main obscurcit celui qui agit. Il n’a pas encore surmonté son acte.

Je goûte beaucoup chez lui l’échine du taureau : mais maintenant j’aimerais voir aussi le regard de l’ange.

Il faut aussi qu’il désapprenne sa volonté de héros : je veux qu’il soit un homme élevé et non pas seulement un homme sublime : — l’éther à lui seul devrait le soulever, cet homme sans volonté !

Il a vaincu des monstres, il a deviné des énigmes : mais il lui faudrait sauver aussi ses monstres et ses énigmes ; il lui faudrait les transformer en enfants divins.

Sa connaissance n’a pas encore appris à sourire et à être sans jalousie ; son flot de passion ne s’est pas encore calmé dans la beauté.

En vérité, ce n’est pas dans la satiété que son désir doit se taire et sombrer, mais dans la beauté. La grâce fait partie de la générosité de ceux qui ont la pensée élevée.

Le bras passé sur la tête : c’est ainsi que le héros devrait se reposer, c’est ainsi qu’il devrait surmonter son repos.

Mais c’est pour le héros que la beauté est la chose la plus difficile. La beauté est insaisissable pour tout être violent.

Un peu plus, un peu moins, c’est peu de chose et c’est beaucoup, c’est même l’essentiel.

Rester les muscles inactifs et la volonté déchargée : c’est ce qu’il y a de plus difficile pour vous autres hommes sublimes.

Quand la puissance se fait clémente, quand elle descend dans le visible : j’appelle beauté une telle condescendance.

Je n’exige la beauté de personne autant que de toi, de toi qui es puissant : que ta bonté soit ta dernière victoire sur toi-même.

Je te crois capable de toutes les méchancetés, c’est pourquoi j’exige de toi le bien.

En vérité, j’ai souvent ri des débiles qui se croient bons parce que leur patte est infirme !

Tu dois imiter la vertu de la colonne : elle devient toujours plus belle et plus fine à mesure qu’elle s’élève, mais plus résistante intérieurement.

Oui, homme sublime, un jour tu seras beau et tu présenteras le miroir à ta propre beauté.

Alors ton âme frémira de désirs divins ; et il y aura de l’adoration dans ta vanité !

Car ceci est le secret de l’âme : quand le héros a abandonné l’âme, c’est alors seulement que s’approche en rêve — le super-héros. —

Ainsi parlait Zarathoustra.

 

Ainsi parlait Zarathoustra

Traduction française par Henri Albert