Le Gai Savoir | 08 | APPENDICE | CHANT DU PRINCE « VOGELFREI »

APPENDICE

 

CHANT DU PRINCE « VOGELFREI »


 

GOETHE

 


L’impérissable
N’est que symbole !
Dieu l’insidieux
Est surprise de poète…

La roue de l’univers
Roule de but en but :
La haine l’appelle misère,
Le fou dit que c’est un jeu…

Le jeu du monde, impérieux,
Mêle l’être à l’apparence : —
L’éternelle Folie
Nous mélange à elle !…

 


 

LA VOCATION DU POÈTE

 


Tout récemment j’étais assis,
Me reposant à l’ombre des arbres,
Lorsque j’entendis frapper des coups,
Doucement, comme en mesure.
Je voulus me fâcher, je fis la grimace, —

 

 

Enfin je finis par céder,
Jusqu’à ce qu’enfin, moi aussi, comme un poète,
Je me mis à parler en tic-tac.

Tandis que je faisais des vers, houpsa !
Syllabe par syllabe,
Je me mis soudain à rire,
Au moins durant un quart d’heure.
Toi poète ? Toi poète ?
Ta tête est-elle donc dérangée ?
— « Oui, Monsieur, vous êtes poète ! »
Pic, l’oiseau, hausse les épaules.

Qui j’attends dans le buisson ?
Brigand, qui veux-tu surprendre ?
Est-ce une maxime, une image ?
Et vite je mets la rime.
Tout ce qui rampe, ce qui sautille,
Le poète vite en fait un vers.
— « Oui, Monsieur, vous êtes poète ! »
Pic, l’oiseau, hausse les épaules.

Les rimes, oui, sont comme des flèches,
Tout cela s’agite et tremble,
Lorsque la flèche pénètre
Dans le corps de la bête !
Vous en mourez, pauvre diable !
Hélas ! si ce n’est d’ivresse.
— « Oui, Monsieur, vous êtes poète ! »
Pic, l’oiseau, hausse les épaules.

Versets obliques, pleins de hâte,
Petits mots fous qui se pressent !
Jusqu’à ce que, ligne après ligne,
Tout soit pendu à la chaîne.
Et il y a des gens cruels

 

 

Que cela amuse ? Poète sans coeur ?
— « Oui, Monsieur, vous êtes poète ! »
Pic, l’oiseau, hausse les épaules.

Railles-tu oiseau ? Veux-tu rire !
As-tu la tête dérangée ?
Mon coeur le serait-il davantage ?
Gare, tu craindras ma colère ! —
Mais le poète tresse des rimes,
Même en colère, brèves et vraies.
— « Oui, Monsieur, vous êtes poète ! »
Pic, l’oiseau, hausse les épaules.

 


 

DANS LE MIDI

 



À une branche torse, me voici suspendu,
Et je balance ma fatigue.
C’est d’un oiseau que je suis l’hôte,
Je repose en un nid d’oiseau.
Où suis-je donc ? Loin ! Hélas, loin !

La blanche mer est endormie,
À sa surface une voile de pourpre.
Une roche, un figuier, la tour et le port,
Des idylles à l’entour, des bêlements de moutons,
Innocence du Midi accueille-moi !

Aller au pas — quelle existence !
Cette allure-là rend allemand et lourd.
J’ai dit au vent de m’emmener,
L’oiseau m’a appris à planer.
Vers le midi, j’ai passé sur la mer.

Raison ! Attristantes affaires !
Le but alors était trop près.

 

 

J’ai su, au vol, ce qui me bernait.
Je sens la sève qui monte et le courage
Pour une vie nouvelle et un jeu nouveau…

Penser seul c’est la sagesse,
Chanter seul serait stupide !
Voici un chant en votre honneur,
Asseyez-vous autour de moi,
En silence, oiseaux méchants !

Si jeune, si faux, si vagabonds,
Vous semblez être faits pour aimer,
Et pour tous les jolis passe-temps ?
Dans le nord, — j’hésite à l’avouer, —
J’ai aimé une femme, vieille à pleurer :
« Vérité » s’appelait cette vieille femme…

 


 

LA PIEUSE BEPPA

 



Tant que mon petit corps est joli,
C’est la peine d’être pieuse.
On sait que Dieu aime les femmes,
Les jolies avant tout.
Il pardonnera, j’en suis sûre,
Facilement au petit moine
D’aimer, comme certain petit moine,
À être près de moi.

Ce n’est pas un père de l’Église !
Non, il est jeune et souvent rouge,
Malgré les sombres ivresses,
Plein de peine et de jalousie.
Je déteste tous les vieillards,
Je n’aime pas les vieilles gens ;
Avec combien de sagesse,
Dieu, le père, y a pourvu !

 

 


L’Église s’entend à vivre,
Elle sonde les coeurs et les visages.
Elle veut toujours me pardonner —
Et qui donc ne me pardonne pas ?
On murmure du bout des lèvres,
On s’incline et l’on s’en va,
Avec un petit péché neuf,
On efface vite l’ancien.

Béni soit Dieu sur la terre,
Qui aime les jolies filles,
Et se pardonne volontiers
Cette espèce de peine de coeur.
Tant que mon petit corps est joli,
C’est la peine d’être pieuse :
Quand je serai une vieille femme
Le diable viendra me chercher !

 



 

LA BARQUE MYSTÉRIEUSE

 



La nuit dernière, quand tout dormait,
Et que, dans la rue, on entendait à peine
Les soupirs incertains du vent,
Mes oreillers ne me donnaient pas le sommeil
Ni le pavot, ni ce qui fait encore
Dormir, — une bonne conscience.

Enfin, renonçant au sommeil,
Je courus vers la plage.
Il faisait clair de lune et doux — et, dans le sable chaud,
Je trouvai l’homme avec sa barque.
Tous deux sommeillaient, le berger et la brebis : —
Sommeillante la barque quitta la rive.

Une heure se passa, peut-être deux,
Ou bien était-ce une année ?

 

 


Quand soudain mes sens furent plongés
Dans une éternelle inconscience,
Et un gouffre s’ouvrit,
Sans borne : — c’était fini !

— Le matin vint, sur de noires profondeurs
Une barque se repose et se repose encore
Qu’est-il arrivé ? Un cri s’élève
Cent cris : qu’y a-t-il ? Du sang ? — —
Rien n’est arrivé ! Nous avons dormi,
Tous — hélas ! c’était bon ! si bon !

 


 

DÉCLARATION D’AMOUR

 

(OU LE POÈTE SE FIT ÉCONDUIRE —)

 



          Oh ! merveille ! Vole-t-il encore ?
Il s’élève et ses ailes sont au repos ?
          Qu’est-ce qui le porte donc et l’élève ?
Où est maintenant son but, son vol, son trait ?

          Comme l’étoile et l’éternité,
Il vit dans les hauteurs dont s’éloigne la vie,
          Ayant pitié, même de l’envie — ;
Est monté bien haut qui le voit planer !

          Oh ! Albatros, oiseau !
Un désir éternel me pousse dans les hauteurs.
          J’ai pensé à toi : alors une larme
Après l’autre, a coulé, — oui, je t’aime !

 


 

CHANT

D’UN CHEVRIER THÉOCRITIEN

 



Je suis couché malade,
Les punaises me dévorent
Elles troublent ma lumière !
J’entends qu’elles dansent…

Elle voulait, à cette heure,
Se glisser jusqu’à moi,
J’attends comme un chien
Et rien ne vient.

Ce signe de croix en promettant ?
Comment mentirait-elle ?
— Ou bien court-elle après chacun,
Comme mes chèvres ?

D’où lui vient sa jupe de soie ? —
Eh bien ! la fière ?
Il y a encore plus d’un bouc
Dans ce bois ?

— Comme l’attente amoureuse
Rend trouble et venimeux !
Ainsi pousse dans la nuit humide
Le champignon du jardin.

L’amour me ronge,
Comme les sept maux, —
Je n’ai plus envie de manger !
Adieu, mes oignons !

La lune déjà s’est couchée dans la mer,
toutes les étoiles sont lasses
Le jour se lève gris,
J’aimerais mourir.

 


 

CES ÂMES INCERTAINES…

 



Ces âmes incertaines,
Je leur en veux à mort.
Tout leur honneur est un supplice,
Leurs louanges couvrent de honte

Parce que, au bout de leur laisse,
Je ne traverse pas les temps,
Le poison de l’envie, doux et désespéré,
Dans leur regard me salue.

Qu’ils m’injurient avec courage
En me tournant le dos !
Ces yeux suppliants et égarés
Sans cesse se tromperont sur moi.

 


 

UN FOU AU DÉSESPOIR

 



Hélas ! ce que j’ai écrit sur la table et le mur
Avec mon coeur de fou et ma main de fou
Devrait orner pour moi la table et le mur…

Mais vous dites : « Les mains de fou gribouillent, —
Et il faut nettoyer la table et le mur
Jusqu’à ce que la dernière trace ait disparu ! »

Permettez ! Je vais vous donner un coup de main —,
J’ai appris à me servir de l’éponge et du balai,
Comme critique et comme homme de peine.

Mais lorsque le travail sera fini,
J’aimerais bien vous voir, grands sages que vous êtes,
Souiller de votre sagesse la table et le mur.

 


 

RIMUS REMEDIUM

OU : COMMENT LES POÈTES MALADES SE CONSOLENT

 



          Sorcière du temps,
De ta bouche ensalivée découle
Lentement une heure après l’autre.
En vain tout mon dégoût s’écrie :
« Malédiction au gouffre
          De l’Éternité ! »

          Le monde — est d’airain :
Un taureau bouillant — est sourd aux cris.
Avec l’éclat d’un poignard ma douleur écrit
Dans mon cerveau :
          « Le monde n’a pas de coeur
Et ce serait folie de lui en vouloir pour cela ! »

          Verse tous les pavots,
Verse la fièvre ! le poison dans mon cerveau !
Depuis trop longtemps tu interroges ma main et mon front.
Que demandes-tu ? Quoi ? « À quel — prix ? »
          — Ah ! Malédiction sur la fille
Et sa raillerie !

          Non ! Reviens !
Il fait froid dehors, j’entends la pluie —
Je devrais être plus tendre avec toi ?
— Prends ! Voici de l’or : comme la pièce brille ! —
          T’appeler « Bonheur » ?
Te bénir, fièvre ? —

          La porte s’ouvre.
Il pleut à torrents jusqu’à mon lit !
Le vent éteint la lumière, — misère !
— Celui qui maintenant n’aurait pas cent rimes,
          Je parie, je parie,
Qu’il y laisserait sa peau !

 


 

« MON BONHEUR ! »

 



Je revois les pigeons de Saint-Marc :
La place est silencieuse, le matin s’y repose.
Dans la douce fraîcheur indolemment j’envoie mes chants,
Comme un essaim de colombes dans l’azur
     Et les rappelle des hauteurs,
Encore une rime que j’accroche au plumage
     — mon bonheur ! mon bonheur !

Calme voûte du ciel, bleu-clair et de soie,
Tu planes protectrice sur l’édifice multicolore
Que j’aime — que dis-je ? — que je crains et envie
Comme je serais heureux de lui vider son âme !
     La rendrais-je jamais ? —
Non, n’en parlons pas, pâture merveilleuse du regard !
     — mon bonheur ! mon bonheur !

Clocher sévère, avec quelle vigueur de lion
Tu t’élèves ici, victorieux, sans peine !
Tu couvres la place du son profond de tes cloches — :
Je dirais en français que tu es son accent aigu !
     Si comme toi je restais ici
Je saurais par quelle contrainte, douce comme de la soie…
     — mon bonheur ! mon bonheur !

Éloigne-toi, musique ! Laisse les ombres s’épaissir
Et croître jusqu’à la nuit brune et douce !
Il est trop tôt pour les harmonies, les ornements d’or
Ne scintillant pas encore dans leur splendeur de rose,
     Il reste beaucoup de jour encore,
Beaucoup de jour les poètes, les fantômes et les solitaires.
     — mon bonheur ! mon bonheur !

 


 

Vers les Mers nouvelles

 


Je veux aller — là-bas, et j’ai dès lors
Confiance en moi et en mes talents de pilote,
La vaste nappe de la mer s’étend
Et mon vaisseau génois navigue vers l’azur.

Tout scintille pour moi, dans sa splendeur nouvelle,
Le midi sommeille sur l’espace et le temps — :
Et ton oeil seulement — monstrueux
Me regarde, infinité !

 


 

 

SILS MARIA

 


J’étais assis là dans l’attente — dans l’attente de rien,
Par delà le bien et le mal jouissant, tantôt

De la lumière, tantôt de l’ombre, abandonné
À ce jour, au lac, au midi, au temps sans but.

Alors, ami, soudain un est devenu deux —
Et Zarathoustra passa auprès de moi…

 


 

POUR LE MISTRAL

UNE CHANSON À DANSER

 


Vent mistral, chasseur de nuages,
Tueur de mélancolie, balayeur du ciel,
Toi qui mugis, comme je t’aime !
Ne sommes-nous pas tous deux les prémices
D’une même origine, au même sort
Éternellement prédestinés ?

 

 


Là, sur les glissants chemins de rochers,
J’accours en dansant à ta rencontre,
Dansant, selon que tu siffles et chantes :
Toi qui sans vaisseau et sans rames,
Libre frère de liberté,
T’élances sur les mers sauvages.

À peine éveillé, j’ai entendu ton appel,
J’ai accouru vers les falaises,
Vers les jaunes rochers au bord de la mer.
Salut ! Déjà comme les clairs flots
D’un torrent diamantin, tu descendais
Victorieusement de la montagne.

Sous les airs unis du ciel,
J’ai vu galoper tes chevaux,
J’ai vu le carrosse qui te porte.
J’ai même vu le geste de la main
Qui, sur le dos des coursiers,
Comme l’éclair abat son fouet, —

Je t’ai vu descendre du char,
Afin d’accélérer ta course,
Je t’ai vu court comme une flèche
Pousser droit dans la vallée, —
Comme un rayon d’or traverse
Les roses de la première aurore.

Danse maintenant sur mille dos,
Sur le dos des lames, des lames perfides —
Salut à qui crée des danses nouvelles !
Dansons donc de mille manières,
Que notre art soit nommé — libre !
Qu’on appelle gai — notre savoir !

Arrachons à chaque plante
Une fleur à notre gloire,

 

 

Et deux feuilles pour une couronne !
Dansons comme des troubadours
Parmi les saints et putains,
La danse entre Dieu et le monde !

Celui qui, avec le vent,
Ne sait pas danser, qui s’enveloppe
De foulards, tel un vieillard,
Celui qui est hypocrite,
Glorieux et faux vertueux,
Qu’il quitte notre paradis.

Chassons la poussière des routes,
Au nez de tous les malades,
Épouvantons les débiles,
Purifions toute la côte
De l’haleine des poitrines sèches
Et des yeux sans courage !

Chassons qui trouble le ciel,
Noircit le monde, attire les nuages !
Éclairons le royaume des cieux !
Mugissons… toi le plus libre
De tous les esprits libres, avec toi
Mon bonheur mugit comme la tempête. —

Et prends, pour que le souvenir
De ce bonheur soit éternel,
Prends l’héritage de cette couronne !
Jette-la là-haut, jette-la plus loin,
À l’assaut de l’échelle céleste,
Accroche-la — aux étoiles !