Le Gai Savoir | 07 | LIVRE CINQUIÈME

LIVRE CINQUIÈME


 

NOUS QUI SOMMES SANS CRAINTE

 


Carcasse, tu trembles ? Tu
tremblerais bien davantage,
si tu savais où je te mène.[1]

TURENNE.

 


 

343.

Notre sérénité. — Le plus important des événements récents, — le fait « que Dieu est mort », que la foi en le Dieu chrétien a été ébranlée — commence déjà à projeter sur l’Europe ses premières ombres. Du moins pour le petit nombre de ceux dont le regard, dont la méfiance du regard, sont assez aigus et assez fins pour ce spectacle, un soleil semble s’être couché, une vieille et profonde confiance s’être changée en doute : c’est à eux que notre vieux monde doit paraître tous les jours plus crépusculaire, plus suspect, plus étrange, plus « vieux ». On peut même dire, d’une façon générale, que l’événement est beaucoup trop grand, trop lointain, trop éloigné de la compréhension de tout le monde pour qu’il puisse être question du bruit qu’en a fait la nouvelle, et moins encore pour que la foule puisse déjà s’en rendre compte — pour qu’elle puisse savoir ce qui s’effondrera, maintenant que cette foi a été minée, tout ce qui s’y dresse, s’y adosse et s’y vivifie : par exemple toute notre morale européenne. Cette longue suite de démolitions, de destructions, de ruines et de chutes que nous avons devant nous : qui donc aujourd’hui la devinerait assez pour être l’initiateur et le devin de cette énorme logique de terreur, le prophète d’un assombrissement et d’une obscurité qui n’eurent probablement jamais leurs pareils sur la terre ? Nous-mêmes, nous autres devins de naissance, qui restons comme en attente sur les sommets, placés entre hier et demain, haussés parmi les contradictions d’hier et de demain, nous autres premiers-nés, nés trop tôt, du siècle à venir, nous qui devrions apercevoir déjà les ombres que l’Europe est en train de projeter : d’où cela vient-il donc que nous attendions nous-mêmes, sans un intérêt véritable, et avant tout sans souci ni crainte, la venue de cet obscurcissement ? Nous trouvons-nous peut-être encore trop dominés par les premières conséquences de cet événement ? — et ces premières conséquences, à l’encontre de ce que l’on pourrait peut-être attendre, ne nous apparaissent nullement tristes et assombrissantes, mais, au contraire, comme une espèce de lumière nouvelle, difficile à décrire, comme une espèce de bonheur, d’allégement, de sérénité, d’encouragement, d’aurore… En effet, nous autres philosophes et « esprits libres », à la nouvelle que « le Dieu ancien est mort », nous nous sentons illuminés d’une aurore nouvelle ; notre coeur en déborde de reconnaissance, d’étonnement, d’appréhen­sion et d’attente, — enfin l’horizon nous semble de nouveau libre, en admettant même qu’il ne soit pas clair, — enfin nos vaisseaux peuvent de nouveau mettre à la voile, voguer au-devant du danger, tous les coups de hasard de celui qui cherche la connaissance sont de nouveau permis ; la mer, notre pleine mer, s’ouvre de nouveau devant nous, et peut-être n’y eut-il jamais une mer aussi « pleine ». —

344.

De quelle manière, nous aussi, nous sommes encore pieux. — On dit, à bon droit, que, dans le domaine de la science, les convictions n’ont pas droit de cité : ce n’est que lorsqu’elles se décident à s’abaisser à la modestie d’une hypothèse, d’un point de vue expérimental provisoire, d’un artifice de régulation, que l’on peut leur accorder l’entrée et même une certaine valeur dans le domaine de la connaissance, — à une condition encore, c’est qu’on les mette sous la surveillance de la police, de la police de la méfiance bien entendue. — Mais cela n’équi­vaut-il pas à dire : ce n’est que lorsque la conviction cesse d’être une conviction que l’on peut lui concéder l’entrée dans la science ? La discipline de l’esprit scientifique ne commencerait-elle pas alors seulement que l’on ne se permet plus de convictions ?… Il en est probablement ainsi. Or, il s’agit encore de savoir si, pour que cette discipline puisse commencer, une conviction n’est pas indispensable, une conviction si impérieuse et si absolue qu’elle force toutes les autres convictions à se sacrifier pour elle. On voit que la science, elle aussi, repose sur une foi, et qu’il ne saurait exister de science « inconditionnée ». La question de savoir si la vérité est nécessaire doit, non seulement avoir reçu d’avance une réponse affirmative, mais l’affirmation doit en être faite de façon à ce que le principe, la foi, la conviction y soient exprimés, « rien n’est plus nécessaire que la vérité, et, par rapport à elle, tout le reste n’a qu’une valeur de deuxième ordre ». — Cette absolue volonté de vérité : qu’est-elle ? Est-ce la volonté de ne pas se laisser tromper ? Est-ce la volonté de ne point tromper soi-même ? Car la volonté de vérité pourrait aussi s’interpréter de cette dernière façon : en admettant que la généralisation « je ne veux pas tromper » comprenne aussi le cas particulier « je ne veux pas me tromper ». Mais pourquoi ne pas tromper ? Mais pourquoi ne pas se laisser tromper ? — Il faut remarquer que les raisons de la première éventualité se trouvent sur un tout autre domaine que les raisons de la seconde. On ne veut pas se laisser tromper parce que l’on considère qu’il est nuisible, dangereux, néfaste d’être trompé, — à ce point de vue la science serait le résultat d’une longue ruse, d’une précaution, d’une utilité, à quoi l’on pourrait justement objecter : comment ? le fait de ne pas vouloir se laisser tromper diminuerait vraiment les risques de rencontrer des choses nuisibles, dangereuses, néfastes ? Que savez-vous de prime abord du caractère de l’existence pour pouvoir décider si le plus grand avantage est du côté de la méfiance absolue ou du côté de la confiance absolue ? Mais pour le cas où les deux choses seraient nécessaires, beaucoup de confiance et beaucoup de méfiance : d’où la science prendrait-elle alors sa foi absolue, cette conviction qui lui sert de base, que la vérité est plus importante que toute autre chose, et aussi plus importante que toute autre conviction ? Cette conviction, précisément, n’aurait pas pu se former, si la vérité et la non-vérité affirmaient toutes deux, sans cesse, leur utilité, cette utilité qui est un fait. Donc, la foi en la science, cette foi qui est incontestable, ne peut pas avoir tiré son origine d’un pareil calcul d’utilité, au contraire elle s’est formée malgré la démons­tration constante de l’inutilité et du danger qui résident dans la « volonté de vérité », dans « la vérité à tout prix ». « À tout prix », hélas ! nous savons trop bien ce que cela veut dire lorsque nous avons offert et sacrifié sur cet autel une croyance après l’autre ! — Par conséquent « volonté de vérité » ne signifie point « je ne veux pas me laisser tromper », mais — et il n’y a pas de choix — « je ne veux pas tromper, ni moi-même, ni les autres » : — et nous voici sur le terrain de la morale. Car on fera bien de s’interroger à fond : « Pourquoi ne veux-tu pas tromper ? » surtout lors­qu’il pourrait y avoir apparence — et il y a apparence ! — pour que la vie soit disposée en vue de l’apparence, je veux dire en vue de l’erreur, de la duperie, de la dissimulation, de l’éblouissement, de l’aveuglement, et pour que, d’autre part, la grande manifestation de la vie se soit effectivement toujours montrée du côté de la plus absolue πολίτϱοποι. Un pareil dessein pourrait peut-être ressem­bler, pour m’exprimer en douceur, à quelque donquichotterie, à une petite déraison enthousiaste, mais il pourrait être quelque chose de pire encore, je veux dire un principe destructeur qui met la vie en danger… « Volonté de vie » — cela pourrait cacher une volonté de mort. — En sorte que la question : pourquoi la science ? se réduit au problème moral :pourquoi de toute façon la morale ? si la vie, la nature, l’histoire sont « immorales » ? Il n’y a aucun doute, le véridique, au sens le plus hardi et le plus extrême, tel que le prévoit la foi en la science, affirme ainsi un autre monde que celui de la vie, de la nature et de l’histoire ; et, en tant qu’il affirme cet autre monde, comment ? ne lui faut-il pas, par cela même, nier son antipode, ce monde, notre monde ?… mais on aura déjà compris où je veux en venir, à savoir que c’est toujours encore sur une croyance métaphysique que repose notre foi en la science, — que nous aussi, nous qui cherchons aujourd’hui la connaissance, nous les impies et les anti­métaphysiques, nous empruntons encore notre feu à l’incendie qu’une foi vieille de mille années à allumé, cette foi chrétienne qui fut aussi la foi de Platon et qui admettait que Dieu est la vérité et que la vérité est divine… Mais que serait-ce si cela précisément devenait de plus en plus invraisemblable, si rien ne s’affirme plus comme divin si ce n’est l’erreur, l’aveuglement, le mensonge, — si Dieu lui-même s’affirmait comme notre plus long mensonge ?

345.

La morale en tant que problème. — Le manque d’individus s’expie partout ; une personnalité affaiblie, mince, éteinte, qui se nie et se renie elle-même, n’est plus bonne à rien, — et, moins qu’à toute autre chose, à faire de la philosophie. Le « désintéressement » n’a point de valeur au ciel et sur la terre ; les grands problèmes exigent tous le grand amour, et il n’y a que les esprits vigoureux, nets et sûrs qui en soient capables, les esprits à base solide. Autre chose est, si un penseur prend person­nellement position en face de ses problèmes, de telle sorte qu’il trouve en eux sa destinée, sa peine et aussi son plus grand bonheur, ou s’il s’approche de ses problèmes d’une façon « impersonnelle » : c’est-à-dire s’il n’y touche et ne les saisit qu’avec des pensées de froide curiosité. Dans ce dernier cas il n’en résultera rien, car une chose est certaine, les grands problèmes, en admettant même qu’ils se laissent saisir, ne se laissent point garder par les êtres au sang de grenouille et par les débiles. Telle fut leur fantaisie de toute éternité, — une fantaisie qu’ils partagent d’ailleurs avec toutes les braves petites femmes. — Or, d’où vient que je n’aie encore rencontré personne, pas même dans les livres, personne qui se placerait devant la morale comme si elle était quelque chose d’individuel, qui ferait de la morale un problème et de ce problème sa peine, sa souffrance, sa volupté et sa passion individuelles ? Il est évident que jusqu’à présent la morale n’a pas été un problème ; elle a été, au contraire, le terrain neutre, où, après toutes les méfiances, les dissentiments et les contradictions, on finissait par tomber d’accord, le lieu sacré de la paix, où les penseurs se reposent d’eux-mêmes, où ils respirent et revivent. Je ne vois personne qui ait osé une critique des évaluations morales, je constate même, dans cette matière, l’absence des tentatives de la curiosité scientifique, de cette imagination délicate et hasardeuse des psychologues et des historiens qui anticipe souvent sur un problème, qui le saisit au vol sans savoir au juste ce qu’elle tient. À peine si j’ai découvert quelques rares essais de parvenir à une histoire des origines de ces sentiments et de ces appréciations (ce qui est toute autre chose qu’une critique et encore autre chose que l’histoire des systèmes éthiques) : dans un cas isolé, j’ai tout fait pour encourager un penchant et un talent portés vers ce genre d’histoire — je constate aujourd’hui que c’était en vain. Ces historiens de la morale (qui sont surtout des Anglais) sont de mince importance : ils se trouvent généralement encore, de façon ingénue, sous les ordres d’une morale définie ; ils en sont, sans s’en douter, les porte-boucliers et l’escorte. Ils suivent en cela ce préjugé populaire de l’Europe chrétienne, ce préjugé que l’on répète toujours avec tant de bonne foi et qui veut que les caractères essentiels de l’action morale soient l’altruisme, le renoncement, le sacrifice de soi-même, la pitié, la compassion. Leurs fautes habituelles, dans leurs hypothèses, c’est d’admettre une sorte de consentement entre les peuples, au moins entre les peuples domestiqués, au sujet de certains préceptes de la morale et d’en conclure à une obligation absolue, même pour les relations entre individus. Quand, au contraire, ils se sont rendu compte de cette vérité que, chez les différents peuples, les appréciations morales sont nécessairement différentes, ils veulent en conclure que toute morale est sans obligation. Les deux points de vue sont également enfantins. La faute des plus subtils d’entre eux c’est de découvrir et de critiquer les opinions, peut-être erronées, qu’un peuple pourrait avoir sur sa morale ou bien les hommes sur toute morale humaine, soit des opinions sur l’origine de la morale, la sanction religieuse, le préjugé du libre arbitre, etc., et de croire qu’ils ont, de ce fait, critiqué cette morale elle-même. Mais la valeur du précepte « Tu dois » est profondément différente et indépendante de pareilles opinions sur ce précepte, et de l’ivraie d’erreurs dont il est peut-être couvert : de même l’efficacité d’un médicament sur un malade n’a aucun rapport avec les notions médicales de ce malade, qu’elles soient scientifiques ou qu’il pense comme une vieille femme. Une morale pourrait même avoir son origine dans une erreur : cette constatation ne ferait même pas toucher au problème de sa valeur. — La valeur de ce médicament, le plus célèbre de tous, de ce médicament que l’on appelle morale, n’a donc été examinée jusqu’à présent par personne : il faudrait, pour cela, avant toute autre chose, qu’elle fût mise en question. Eh bien ! c’est précisément là notre oeuvre. —

346.

Notre point d’interrogation. — Mais vous ne comprenez pas cela ! En effet, on aura de la peine à nous comprendre. Nous cherchons les mots, peut-être cherchons-nous aussi les oreilles. Qui sommes-nous donc ? Si, avec une expres­sion ancienne, nous voulions simplement nous appeler impies ou incrédules, ou encore immoralistes, il s’en faudrait de beaucoup que par là nous nous croyions désignés : nous sommes ces trois choses dans une phase trop tardive pour que l’on comprenne, pour que vous puissiez comprendre, messieurs les indiscrets, dans quel état d’esprit nous nous trouvons. Non ! nous ne sentons plus l’amertume et la passion de l’homme détaché qui se voit forcé d’apprêter son incrédulité à son propre usage, pour en faire une foi, un but, un martyre. Au prix de souffrances qui nous ont rendus froids et durs, nous avons acquis la conviction que les événements du monde n’ont rien de divin, ni même rien de raisonnable, selon les mesures humaines, rien de pitoyable et de juste ; nous le savons, le monde où nous vivons est sans Dieu, immoral, « inhumain », — trop longtemps nous lui avons donné une interprétation fausse et mensongère, apprêtée selon les désirs et la volonté de notre vénération, c’est-à-dire conformément à un besoin. Car l’homme est un animal qui vénère ! Mais il est aussi un animal méfiant, et le monde ne vaut pas ce que nous nous sommes imaginés qu’il valait, c’est peut-être là la chose la plus certaine dont notre méfiance a fini par s’emparer. Autant de méfiance, autant de philosophie. Nous nous gardons bien de dire que le monde a moins de valeur : aujourd’hui cela nous paraîtrait même risible, si l’homme voulait avoir la prétention d’inventer des valeurs qui dépasseraient la valeur du monde véritable, — c’est de cela justement que nous sommes revenus, comme d’un lointain égarement de la vanité et de la déraison humaines, qui longtemps n’a pas été reconnu comme tel. Cet égarement a trouvé sa dernière expression dans le pessimisme moderne, une expression plus ancienne et plus forte dans la doctrine de Bouddha ; mais le christianisme lui aussi en est plein ; il se montre là d’une façon plus douteuse et plus équivoque, il est vrai, mais non moins séduisante à cause de cela. Toute cette attitude de « l’homme contre le monde », de l’homme principe « négateur du monde », de l’homme comme étalon des choses, comme juge de l’univers qui finit par mettre l’existence elle-même sur sa balance pour la trouver trop légère — le monstrueux mauvais goût de cette attitude s’est fait jour dans notre conscience et nous n’en ressentons que du dégoût, — nous nous mettons à rire rien qu’en trouvant « l’homme et le monde » placés l’un à côté de l’autre, séparés par la sublime présomption de la conjonction « et  » ! Comment donc ? N’aurions-nous pas fait ainsi, rieurs que nous sommes, un pas de plus dans le mépris des hommes ? Et, par conséquent aussi, un pas de plus dans le pessimisme, dans le mépris de l’existence, telle que nous la percevons ? Ne sommes-nous pas, par cela même, tombés dans la défiance qu’occasionne ce contraste, le contraste entre ce monde où, jusqu’à présent, nos vénérations avaient trouvé un refuge — ces vénérations à cause desquelles nous supportions peut-être de vivre — et un autre monde que nous formons nous-mêmes : c’est là une défiance de nous-mêmes, défiance implacable, foncière et radicale, qui s’empare toujours davantage de nous autres Européens, nous tient toujours plus dangereusement en sa puissance, et pourrait facilement placer les générations futures devant cette terrible éventualité : « Supprimez ou vos vénérations, ou bien — vous-mêmes ! » Le dernier cas aboutirait au nihilisme ; mais le premier cas n’aboutirait-il pas aussi — au nihilisme ? — C’est là notre point d’interrogation !

347.

Les croyants et leur besoin de croyance. — On mesure le degré de force de notre foi (ou plus exactement le degré de sa faiblesse) au nombre de principes « solides » qu’il lui faut pour se développer, de ces principes que votre foi ne veut pas voir ébranlés parce qu’ils lui servent de soutiens. Il me semble qu’aujourd’hui la plupart des gens en Europe ont encore besoin du christianisme, c’est pourquoi l’on continue à lui accorder créance. Car l’homme est ainsi fait : on pourrait lui réfuter mille fois un article de foi, — en admettant qu’il en ait besoin, il continuerait toujours à le tenir pour « vrai », — conformément à cette célèbre « preuve de force » dont parle la Bible. Quelques-uns ont encore besoin de métaphysique ; mais cet impétueux désir de certitude qui se décharge, aujourd’hui encore, dans les masses compactes, avec des allures scientifiques et positivistes, ce désir d’avoir à tout prix quelque chose de solide (tandis que la chaleur de ce désir empêche d’accorder de l’importance aux arguments en faveur de la certitude), est, lui aussi, le désir d’un appui, d’un soutien, bref, cet instinct de faiblesse qui, s’il ne crée pas les religions, les métaphysiques et les principes de toute espèce, les conserve du moins. C’est un fait qu’autour de tous ces systèmes positifs s’élève la fumée d’un certain assombrissement pessimiste, quelque chose comme la fatigue, le fatalisme, la déception ou la crainte d’une déception nouvelle — ou bien encore l’étalage du ressentiment, la mauvaise humeur, l’anarchisme exaspéré, ou quels que soient les symptômes ou les mascarades résultant du sentiment de faiblesse. La violence même que mettent certains de nos contemporains, les plus avisés, à se perdre dans de pitoyables réduits, dans de malheureuses impasses, par exemple dans le genre patriotard (c’est ainsi que j’appelle ce que l’on nomme en France chauvinisme, en Allemagne « allemand »), ou bien dans une étroite profession de foi esthétique à la façon du naturalisme (ce naturalisme qui n’emprunte à la nature et qui n’y découvre que la partie qui éveille en même temps le dégoût et l’étonnement - on aime à appeler cette partie aujourd’hui la vérité vraie —), ou bien encore dans le nihilisme selon le modèle de Pétersbourg (c’est-à-dire dans la croyance en l’incrédulité jusqu’au martyre), cette violence est toujours et avant tout une preuve d’un besoin de foi, d’appui, de soutien, de recours… La foi est toujours plus demandée, le besoin de foi est le plus urgent, lorsque manque la volonté : car la volonté étant l’émotion du commandement, elle est le signe distinctif de la souveraineté et de la force. Ce qui signifie que, moins quelqu’un sait commander, plus il aspire violemment à quelqu’un qui ordonne, qui commande avec sévérité, à un dieu, un prince, un État, un médecin, un confesseur, un dogme, une conscience de parti. D’où il faudrait peut-être conclure que les deux grandes religions du monde, le bouddhisme et le christianisme, pourraient bien avoir trouvé leur origine, et surtout leur développement soudain, dans un énorme accès de maladie de la volonté. Et il en a été véritablement ainsi. Les deux religions ont rencontré une aspiration tendue jusqu’à la folie par l’affection de la volonté, le besoin d’un « tu dois  » poussé jusqu’au désespoir ; toutes deux enseignaient le fatalisme à des époques d’affaiblissement de la volonté et offraient ainsi un appui à une foule innombrable, une nouvelle possibilité de vouloir, une jouissance de la volonté. Car le fanatisme est la seule, « force de volonté » où l’on puisse amener même les faibles et les incertains, comme une sorte d’hypnotisation de tout le système sensitif et intellectuel en faveur de la nutrition surabondante (hypertrophie) d’un seul sentiment, d’un seul point de vue qui domine dès lors — le chrétien l’appelle sa foi. Lorsqu’un homme arrive à la conviction fondamentale qu’il faut qu’il soit commandé, il devient « croyant » ; il y aurait lieu d’imaginer par contre une joie et une force de souveraineté individuelle, une liberté du vouloir, où l’esprit abandonnerait toute foi, tout désir de certitude, exercé comme il l’est à se tenir sur les cordes légères de toutes les possibilités, à danser même au bord de l’abîme. Un tel esprit serait l’esprit libre par excellence[2].

348.

De l’origine du savant. — Le savant, en Europe, tire son origine de toutes espèces de classes et de conditions sociales, tel une plante qui n’a pas besoin d’un sol particulier ; c’est pourquoi il prend place, essentiellement et involontairement, parmi les soutiens de la pensée démocratique. Mais cette origine se devine. Si l’on a un peu exercé son oeil à découvrir et à prendre sur le fait, dans un ouvrage ou un traité scientifique, l’idiosyncrasie du savant — chaque savant possède la sienne —, l’on reconnaîtra presque toujours, derrière cette idiosyncrasie, l’histoire primitive du savant, sa famille et particulièrement le caractère professionnel et les métiers de sa famille. Lorsque le sentiment d’avoir « démontré » quelque chose que l’on a « mené à bonne fin » trouve son expression, c’est généralement l’ancêtre dans le sang et dans l’instinct du savant qui, à son point de vue, approuve un « travail fait » ; — la croyance en une démonstration n’est que le symptôme qui indique ce que l’on considérait de tous temps, dans une famille laborieuse, comme de « bon travail ». Un exemple : Les fils de greffiers et de bureaucrates de toute espèce, dont la tâche principale a toujours consisté à classer des documents multiples, à les distribuer dans des casiers et, en général, à schématiser, montrent, pour le cas où ils deviennent des savants, une propension à considérer un problème comme résolu lorsqu’ils en ont établi le schéma. Il y a des philosophes qui ne sont au fond que des cerveaux schématiques — ce qu’il y avait d’extérieur dans la profession de leur père est devenu pour eux l’essence même des choses. Le talent à classifier, à établir les tables de catégories, révèle quelque chose ; on n’est pas impunément l’enfant de ses parents. Le fils d’un avocat continuera à être avocat en tant qu’homme de science : il veut, en première ligne, que sa cause garde raison, en deuxième ligne peut-être qu’elle ait raison. On reconnaît les fils de ministres protestants et d’instituteurs à la certitude naïve qu’ils mettent, en tant que savants, à considérer leurs affirmations comme démontrées lorsqu’ils viennent seulement de les exposer courageusement et avec chaleur : car ils ont l’habitude invétérée d’y voir ajouter foi, — chez leur père cela faisait partie du « métier ». Chez un juif, au contraire, grâce à ses habitudes d’affaires et au passé de son peuple, se voir ajouter foi est ce qu’il y a de moins habituel : on peut vérifier ce fait chez les savants juifs, — ils ont tous une haute opinion de la logique qui par des arguments force à l’approbation ; ils savent que la logique leur procurera la victoire, même lorsqu’il y a contre eux une répugnance de race et de classe et qu’alors on les croira contre son gré. Car il n’y a rien de plus démocratique que la logique : elle ne connaît pas d’égards aux personnes et même les nez crochus lui paraissent droits. (L’Europe, soit dit en passant, doit avoir de la reconnaissance à l’égard des juifs, pour ce qui en est de la logique et des habitudes de propreté intellectuelle ; avant tout les Allemands, une race fâcheusement déraisonnable, à qui, aujourd’hui encore il faut toujours commencer par « laver la tête ». Partout où les juifs ont eu de l’influence, ils ont enseigné à distinguer avec plus de sensibilité, à conclure avec plus de sagacité, à écrire avec plus de clarté et de netteté : cela a toujours été leur tâche de mettre un peuple « à la raison[3] »).

349.

Encore l’origine des savants. — Vouloir se conserver soi-même, c’est l’expression d’un état de détresse, une restriction du véritable instinct fondamental de la vie qui tend à l’élargissement de la puissance et qui, fort de cette volonté, met souvent en question et sacrifie la conservation de soi. Il faut voir un symptôme dans le fait que certains philosophes, comme par exemple Spinoza, le poitrinaire, ont dû justement considérer ce que l’on appelle l’instinct de conservation comme cause déterminante : — c’est qu’ils étaient des hommes en plein état de détresse. Si nos sciences naturelles modernes se sont à un tel point engagées dans le dogme spinozien (en dernier lieu et de façon la plus grossière avec le darwinisme et sa doctrine incompréhensiblement boiteuse de la « lutte pour la vie » —) c’est probablement l’origine de la plupart des naturalistes qui en est cause : en cela ils appartiennent au « peuple », leurs ancêtres étaient de pauvres et petites gens qui connaissaient de trop près les difficultés qu’il y a à se tirer d’affaire. Le darwinisme anglais tout entier respire une atmosphère semblable à celle que produit l’excès de population des grandes villes anglaises, l’odeur de petites gens, misérablement à l’étroit. Mais lorsque l’on est naturaliste, on devrait sortir de son recoin humain, car dans la nature règne, non la détresse, mais l’abondance, et même le gaspillage jusqu’à la folie. La lutte pour la vie n’est qu’une exception, une restriction momentanée de la volonté de vivre ; la grande et la petite lutte tournent partout autour de la prépondérance, de la croissance, du développement et de la puissance, conformément à la volonté de puissance qui est précisément la volonté de vie.

350.

À l’honneur des homines religiosi. — La lutte contre l’Église est certainement aussi, entre autres — car elle signifie beaucoup de choses — la lutte des natures plus vulgaires, plus gaies, plus familières, plus superficielles contre la domination des hommes plus lourds, plus profonds, plus contemplatifs, c’est-à-dire plus méchants et plus ombrageux, qui ruminent longtemps les soupçons qui leur viennent sur la valeur de l’existence et aussi sur leur propre valeur : — l’instinct vulgaire du peuple, sa joie des sens, son « bon coeur » se révoltaient contre ces hommes. Toute l’Église romaine repose sur une défiance méridio­nale de la nature humaine, une défiance toujours mal comprise dans le nord. Cette défiance, le midi européen l’a héritée de l’Orient profond, de l’antique Asie mystérieuse et de son esprit contemplatif. Déjà le protestantisme est une révolte populaire en faveur des gens intègres, candides et super­ficiels (le nord fut toujours plus doux et plus plat que le midi) ; mais ce fut la Révolution française qui plaça définitivement et solennellement le sceptre dans la main de « l’homme bon » (de la brebis, de l’âne, de l’oie, et de tout ce qui est incurablement plat et braillard, mûr pour la maison de fous des « idées modernes »).

351.

À l’honneur des natures de prêtres. — Je pense que les philosophes se sont toujours tenus le plus éloignés de ce que le peuple entend par sagesse (et qui donc, aujourd’hui, ne fait pas partie du « peuple » ? —), de cette prudente tranquillité d’âme avachie, de cette piété et de cette douceur de pasteur de campagne qui s’étend dans un pré et qui assiste au spectacle de la vie en ruminant d’un air sérieux ; peut-être était-ce parce que les philosophes ne se sentaient pas assez peuple, pas assez pasteur de campagne. Aussi seront-ils peut-être les derniers à croire que le peuple puisse comprendre quelque chose qui est aussi éloigné de lui que la grande passion de celui qui cherche la connaissance, qui vit sans cesse dans les nuées orageuses des plus hauts problèmes et des plus dures responsabilités, qui est forcé d’y vivre (qui n’est donc nullement contemplatif, en dehors, indifférent, sûr, objectif…). Le peuple honore une tout autre catégorie d’hommes, lorsqu’il se fait, de son côté, un idéal du « sage », et il a mille fois raison de rendre hommage à ces hommes avec les paroles et les honneurs les plus choisis : ce sont les natures de prêtre, douces et sérieuses, simples et chastes, et tout ce qui est de leur espèce ; — c’est à eux que vont les louanges que prodigue à la sagesse la vénération du peuple. Et envers qui le peuple aurait-il raison de se montrer plus reconnaissant, si ce n’est envers ces hommes qui sortent de lui et demeurent de son espèce, mais comme s’ils étaient sacrifiés et choisis, sacrifiés pour son bien — ils se croient eux-mêmes sacrifiés à Dieu — ? auprès de qui le peuple peut impunément verser son coeur, se débarrasser de ses secrets, de ses soucis et de choses pires encore (— car l’homme qui « se confie » se débarrasse de lui-même, et celui qui a « avoué » oublie). Ici s’impose une grande nécessité : car, pour les immondices de l’âme, il est aussi besoin de canaux d’écoulement et d’eaux propres et proprifiantes, il est besoin de rapides fleuves d’amour et de coeurs vaillants, humbles et purs qui se prêtent à un tel service sanitaire non public, qui se sacrifient — car c’est bien là un sacrifice, un prêtre reste et demeure un sacrificateur d’hommes. Le peuple considère ces hommes sacrifiés et silencieux, ces hommes sérieux de la « foi », comme des sages, c’est-à-dire comme ceux qui ont gagné la science, comme des hommes « sûrs », par rapport à sa propre incertitude : qui donc voudrait lui enlever ce mot et cette vénération ? — Mais inversement il est juste que, parmi les philosophes, le prêtre, lui aussi, soit encore considéré comme un homme du « peuple » et non comme un homme qui « sait », avant tout parce qu’il ne croit pas lui-même que l’on puisse « savoir », et parce que cette croyance négative et cette superstition sentent leur « populaire ». C’est la modestie qui s’inventa en Grèce le mot « philosophe », et qui laissa aux comédiens de l’esprit le superbe orgueil de s’appeler sages, — la modestie de pareils monstres de fierté et d’indépendance comme Pythagore et Platon.

352.

De quelle manière l’on peut à peine se passer de morale. — L’homme nu est généralement un honteux spectacle — je veux parler de nous autres Européens (et pas même des Européennes !) Supposons que les plus joyeux convives, par le tour de malice d’un magicien, se voient soudain dévoilés et déshabillés, je crois que du coup, non seulement leur bonne humeur disparaîtrait, mais encore l’appétit le plus féroce en serait découragé, — il paraît que nous autres Européens nous ne pouvons absolument pas nous passer de cette mascarade qui s’appelle habillement. Mais n’y aurait-il pas les mêmes bonnes raisons à préconiser le déguisement des « hommes moraux », à demander à ce qu’ils fussent enveloppés de formules morales et de notions de convenance, à ce que nos actes fussent bénévolement cachés sous les idées du devoir, de la vertu, de l’esprit civique, de l’honorabilité, du désintéressement ? Ce n’est pas que je croie qu’il faille peut-être masquer ainsi la méchanceté et l’infamie humaine, bref la dangereuse bête sauvage qui est en nous ; au contraire ! c’est précisément en tant que bêtes domestiques que nous sommes un spectacle honteux et que nous avons besoin d’un travestissement moral, — l’« homme intérieur » en Europe n’est pas assez inquiétant pour pouvoir se « faire voir » avec sa férocité (pour qu’elle le rende beau —). L’Européen se travestit avec la morale parce qu’il est devenu un animal malade, infirme, estropié, qui a de bonnes raisons pour être « apprivoisé », puisqu’il est presque un avorton, quelque chose d’imparfait, de faible et de gauche… Ce n’est pas la férocité de la bête de proie qui éprouve le besoin d’un travestissement moral, mais la bête du troupeau, avec sa médiocrité profonde, la peur et l’ennui qu’elle se cause à elle-même. La morale attife l’Européen — avouons-le ! — pour lui donner de la distinction, de l’importance, de l’apparence, pour le rendre « divin ». —

353.

De l’origine des religions. — Les véritables inventions des fondateurs de religion sont, d’une part : d’avoir fixé une façon de vivre déterminée, des moeurs de tous les jours, qui agissent comme une discipline de la volonté et suppriment en même temps l’ennui ; et d’autre part : d’avoir donné justement à cette vie une interprétation au moyen de quoi elle semble enveloppée de l’auréole d’une valeur supérieure, en sorte qu’elle devient maintenant un bien pour lequel on lutte et sacrifie parfois sa vie. En réalité, de ces deux inventions, la seconde est la plus importante ; la première, la façon de vivre, existait généralement déjà, mais à côté d’autres façons de vivre et sans qu’elle se rende compte de la valeur qu’elle avait. L’importance, l’originalité du fondateur de religion se manifeste généralement par le fait qu’il voit la façon de vivre, qu’il la choisit, que, pour la première fois, il devine à quoi elle peut servir, comment on peut l’interpréter. Jésus (ou saint Paul) par exemple, trouva autour de lui la vie des petites gens des provinces romaines : il l’interpré­ta, il y mit un sens supérieur — et par là même le courage de mépriser tout autre genre de vie, le tranquille fana­tisme que reprirent plus tard les frères moraves, la secrète et souterraine confiance en soi qui grandit sans cesse jusqu’à être prête à « surmonter le monde » (c’est-à-dire Rome et les classes supérieures de tout l’Empire). Bouddha de même trouva cette espèce d’hommes dissé­minée dans toutes les classes sociales de son peuple, cette espèce d’hommes qui, par paresse, est bonne et bienveil­lante (avant tout inoffensive) et qui, également par paresse, vit dans l’abstinence et presque sans besoins : il s’entendit à attirer inévitablement une telle espèce d’hom­me, avec toute la vis inertiæ, dans une foi qui promettait d’éviter le retour des misères terrestres (c’est-à-dire du travail et de l’action en général), — entendre cela fut son trait de génie. Pour être fondateur de religion il faut de l’infaillibilité psychologique dans la découverte d’une catégorie d’âmes, déterminées et moyennes, d’âmes qui n’ont pas encore reconnu qu’elles sont de même espèce. C’est le fondateur de religion qui les réunit, c’est pourquoi la fondation d’une religion devient toujours une longue fête de reconnaissance. —

354.

Du « génie de l’espèce ». — Le problème de la cons­cience (ou plus exactement : de la conscience de soi) ne se présente à nous que lorsque nous commençons à compren­dre en quelle mesure nous pourrions nous passer de la conscience : la physiologie et la zoologie nous placent maintenant au début de cette compréhension (il a donc fallu deux siècles pour rattraper la précoce défiance de Leibniz). Car nous pourrions penser, sentir, vouloir, nous souvenir, nous pourrions également agir dans toutes les acceptions du mot, sans qu’il soit nécessaire que nous « ayons conscience » de tout cela. La vie tout entière serait possible sans qu’elle se vît en quelque sorte dans une glace : comme d’ailleurs, maintenant encore, la plus grande partie de la vie s’écoule chez nous sans qu’il y ait une pareille réflexion —, et de même la partie pensante, sensitive et agissante de notre vie, quoiqu’un philosophe ancien puisse trouver quelque chose d’offensant dans cette idée. À quoi servira donc la conscience si, pour tout ce qui est essentiel, elle est superflue ? — Dès lors, si l’on veut écouter ma réponse à cette question et les suppositions, peut-être lointaines, qu’elle me suggère, la finesse et la force de la conscience me paraissent toujours être en rapport avec la faculté de communication d’un homme (ou d’un animal), et, d’autre part, la faculté de communication en rapport avec le besoin de communication : mais il ne faut pas entendre ceci comme si l’individu qui serait justement maître dans la communication et dans l’explication de ses besoins devrait être lui-même réduit, plus que tout autre, à compter sur ses semblables dans la réalisation de ses besoins. Il me semble pourtant qu’il en est ainsi par rapport à des races tout entières et des générations successives. Quand le besoin, la misère, ont longtemps forcé les hommes à se communiquer, à se comprendre réciproquement d’une façon rapide et subite, il finit par se former un excédent de cette force et de cet art de communication, en quelque sorte une fortune qui s’est amassée peu à peu, et qui attend maintenant un héritier qui la dépense avec prodigalité (ceux que l’on appelle des artistes sont de ces héritiers, de même les orateurs, les prédicateurs, les écrivains : toujours des hommes qui arrivent au bout d’une longue chaîne, des hommes tardifs au meilleur sens du mot, et qui, de par leur nature, sont des dissipateurs). En admettant que cette observation soit juste, je puis continuer par cette supposition que la conscience s’est seulement développée sous la pression du besoin de communication, que, de prime abord, elle ne fut nécessaire et utile que dans les rapports d’homme à homme (surtout dans les rapports entre ceux qui commandent et ceux qui obéissent) et qu’elle ne s’est développée qu’en regard de son degré d’utilité. La conscience n’est en somme qu’un réseau de communications d’homme à homme, — ce n’est que comme telle qu’elle a été forcée de se développer : l’homme solitaire et bête de proie aurait pu s’en passer. Le fait que nos actes, nos pensées, nos sentiments, nos mouvements parviennent à notre conscience — du moins en partie — est la conséquence d’une terrible nécessité qui a longtemps dominé l’homme : étant l’animal qui courait le plus de dangers, il avait besoin d’aide et de protection, il avait besoin de ses semblables, il était forcé de savoir exprimer sa détresse, de savoir se rendre intelligible — et pour tout cela il lui fallait d’abord la « conscience », il lui fallait « savoir » lui-même ce qui lui manque, « savoir » quelle est sa disposition d’esprit, « savoir » ce qu’il pense. Car, je le répète, l’homme comme tout être vivant pense sans cesse, mais ne le sait pas ; la pensée qui devient consciente n’en est que la plus petite partie, disons : la partie la plus mauvaise et la plus superficielle ; — car c’est cette pensée consciente seulement qui s’effectue en paroles, c’est-à-dire en signes de communication, par quoi l’origine même de la conscience se révèle. En un mot, le développement du langage et le développement de la conscience (non de la raison, mais seulement de la raison qui devient consciente d’elle-même) se donnent la main. Il faut ajouter encore que ce n’est pas seulement le langage qui sert d’intermédiaire entre les hommes, mais encore le regard, la pression, le geste ; la conscience des impressions de nos propres sens, la faculté de pouvoir les fixer et de les déterminer, en quelque sorte en dehors de nous-mêmes, ont augmenté dans la mesure où grandissait la nécessité de les communiquer à d’autres par des signes. L’homme inventeur de signes est en même temps l’homme qui prend conscience de lui-même d’une façon toujours plus aiguë ; ce n’est que comme animal social que l’homme apprend à devenir conscient de lui-même, — il le fait encore, il le fait toujours davantage. — Mon idée est, on le voit, que la conscience ne fait pas proprement partie de l’existence individuelle de l’homme, mais plutôt de ce qui appartient chez lui à la nature de la communauté et du troupeau ; que, par conséquent, la conscience n’est développée d’une façon subtile que par rapport à son utilité pour la communauté et le troupeau, donc que chacun de nous, malgré son désir de se comprendre soi-même aussi individuellement que possible, malgré son désir « de se connaître soi-même », ne prendra toujours conscience que de ce qu’il y a de non-individuel chez lui, de ce qui est « moyen » en lui, — que notre pensée elle-même est sans cesse majorée en quelque sorte par le caractère propre de la conscience, par le « génie de l’espèce » qui la commande — et retranscrit dans la perspective du troupeau. Tous nos actes sont au fond incomparablement personnels, uniques, immensément personnels, il n’y a à cela aucun doute ; mais dès que nous les transcrivons dans la conscience, il ne paraît plus qu’il en soit ainsi… Ceci est le véritable phénoménalisme, le véritable perspectivisme tel que moi je l’entends : la nature de la conscience animale veut que le monde dont nous pouvons avoir conscience ne soit qu’un monde de surface et de signes, un monde généralisé et vulgarisé, que tout ce qui devient conscient devient par là plat, mince, relativement bête, devient généralisation, signe, marque du troupeau, que, dès que l’on prend conscience, il se produit une grande corruption foncière, une falsification, un aplatissement, une vulgarisation. En fin de compte, l’accroissement de la conscience est un danger et celui qui vit parmi les Européens les plus conscients sait même que c’est là une maladie. On devine que ce n’est pas l’opposition entre le sujet et l’objet qui me préoccupe ici ; je laisse cette distinction aux théoriciens de la connaissance qui sont restés accrochés dans les filets de la grammaire (la métaphysique du peuple). C’est moins encore l’opposition entre la « chose en soi » et l’apparence : car nous sommes loin de « connaître » assez pour pouvoir établir cette distinction. À vrai dire nous ne possédons absolument pas d’organe pour la connaissance, pour la « vérité » : nous « savons » (ou plutôt nous croyons savoir, nous nous figurons) justement autant qu’il est utile que nous sachions dans l’intérêt du troupeau humain, de l’espèce : et même ce qui est appelé ici « utilité » n’est, en fin de compte, qu’une croyance, un jouet de l’imagination et peut-être cette bêtise néfaste qui un jour nous fera périr.

355.

L’origine de notre notion de la « connaissance ». — Je ramasse cette explication dans la rue ; j’ai entendu quelqu’un parmi le peuple dire : « Il m’a reconnu » — : et je me demande ce que le peuple entend au fond par connaître ? que veut-il lorsqu’il veut la « connaissance » ? Rien que cela : quelque chose d’étranger doit être ramené à quelque chose de connu. Et nous autres philosophes — par « connaissance » voudrions-nous peut-être entendre davantage ! Ce qui est connu, c’est-à-dire : ce à quoi nous sommes habitués, en sorte que nous ne nous en étonnons plus, notre besogne quotidienne, une règle quelconque qui nous tient, toute chose que nous savons nous être familière : — comment ? notre besoin de connaissance n’est-il pas précisément notre besoin de quelque chose de connu ? le désir de découvrir, parmi toutes les choses étrangères, inaccoutumées, incertaines, quelque chose qui ne nous inquiétât plus ? Ne serait-ce pas l’instinct de crainte qui nous pousse à connaître ? La jubilation du connaisseur ne serait-elle pas la jubilation de la sûreté reconquise ?… Tel philosophe considéra le monde comme « connu » lorsqu’il l’eut ramené à l’« idée ». Hélas ! n’en était-il pas ainsi parce que l’« idée » était pour lui chose connue, habituelle ? parce qu’il avait beaucoup moins peur de l’« idée » ? — Honte à cette modération de ceux qui cherchent la connaissance ! Examinez donc à ce point de vue leurs principes et leurs solutions des problèmes du monde ! Lorsqu’ils retrouvent dans les choses, parmi les choses, derrière les choses, quoi que ce soit que nous connaissons malheureusement trop, comme par exemple notre table de multiplication, notre logique, nos volontés ou nos désirs, quels cris de joie ils se mettent à pousser ! Car « ce qui est connu est reconnu » : en cela ils s’entendent. Même les plus circonspects parmi eux croient que ce qui est connu est pour le moins plus facile à reconnaître que ce qui est étranger ; ils croient par exemple que, pour procéder méthodiquement, il faut partir du « monde intérieur », des « faits de la conscience », puisque c’est là le monde que nous connaissons ! Erreur des erreurs ! Ce qui est connu c’est ce qu’il y a de plus habituel, et l’habituel est ce qu’il y a de plus difficile à « reconnaître », c’est-à-dire le plus difficile à considérer comme problème, à voir par son côté étrange, lointain, « extérieur à nous-mêmes »… La grande supériorité des sciences « naturelles », comparées à la psychologie et à la critique des éléments de la conscience — on pourrait presque les appeler les sciences « non-naturelles » — consiste précisément en ceci qu’elles prennent pour objet des éléments étrangers, tandis que c’est presque une contradiction et une absurdité de vouloir prendre pour objet des éléments qui ne sont pas étrangers…

356.

De quelle manière l’Europe deviendra de plus en plus artistique. — La prévoyance vitale impose aujourd’hui encore — en une époque transitoire où tant de choses cessent d’être imposées, — à presque tous les Européens, un rôle déterminé, ce que l’on appelle leur carrière ; quelques-uns gardent la liberté, une liberté apparente, de choisir eux-mêmes ce rôle, mais pour la plupart ce sont les autres qui le choisissent. Le résultat est assez singulier : presque tous les Européens se confondent avec leur rôle lorsqu’ils avancent en âge, ils sont eux-mêmes les victimes de leur « bon jeu », ils ont oublié combien un hasard, un caprice, une fantaisie ont disposé d’eux lorsqu’ils se décidèrent pour une « carrière » — et combien ils auraient peut-être pu jouer d’autres rôles, pour lesquels il est trop tard maintenant. À y regarder de plus près, le rôle qu’ils jouent est véritablement devenu leur caractère propre, l’art s’est fait nature. Il y a eu des époques où l’on croyait, avec une assurance guindée, et même avec une certaine piété, à sa prédestination pour tel métier déterminé, tel gagne-pain, et où l’on ne voulait admettre à aucun prix le hasard, le rôle fortuit, l’arbitraire qui y avait présidé : les castes, les corporations, les privilèges héréditaires de certains métiers, grâce à cette croyance, sont parvenus à ériger ces monstres de vastes tours sociales qui distinguent le Moyen âge et chez lesquels on peut du moins louer une chose : la durabilité (— et la durée est sur la terre une valeur de tout premier ordre). Mais il existe des époques contraires, les époques véritablement démocratiques, où l’on désapprend de plus en plus cette croyance et où une idée contraire, un point de vue téméraire, se place au premier plan, — cette croyance des Athéniens que l’on remarque pour la première fois à l’époque de Périclès, cette croyance des Américains d’aujourd’hui qui veut, de plus en plus, devenir aussi une croyance européenne : des époques où l’individu est persuadé qu’il est capable de faire à peu près toute chose, qu’il est à la hauteur de presque toutes les tâches, où chacun essaie avec soi-même, improvise, essaie à nouveau, essaie avec plaisir, où toute nature cesse et devient art… Ce ne fut que lorsque les Grecs furent entrés dans cette croyance au rôle — une croyance d’artiste si l’on veut — qu’ils traversèrent, comme l’on sait, degré par degré, une transformation singulière qui n’est pas digne d’imitation à tous les points de vue : ils devinrent véritablement des comédiens ; comme tels ils fascinèrent, ils surmontèrent le monde entier et, pour finir même, la ville qui avait « vaincu le monde » (car c’est le Groeculus histrio qui a vaincu Rome et non pas, comme les innocents ont l’habitude de le dire, la culture grecque…). Mais ce qui provoque ma crainte, ce que l’on peut déjà constater aujourd’hui, pour peu que l’on ait envie de le constater, c’est que nous autres, hommes modernes, nous nous trouvons déjà tout à fait sur la même voie ; et chaque fois que l’homme commence à découvrir en quelle mesure il joue un rôle, en quelle mesure il peut être comédien, il devient comédien… Alors se développe une nouvelle flore et une nouvelle faune humaines qui, en des époques plus fixes et plus restreintes, ne peuvent pas croître — ou bien, du moins, demeurent « en bas », mises au ban de la société, en suspicion de déshonneur. — C’est alors que paraissent les épo­ques les plus intéressantes et les plus folles de l’histoire, où les « comédiens », toute espèce de comédiens, sont les véritables maîtres. Par cela même une autre catégorie d’hommes se voit toujours davantage porter préjudice, jusqu’à ce qu’elle soit rendue complètement impossible, ce sont avant tout les grands « constructeurs » ; mainte­nant la force constructive est paralysée ; le courage de tirer des plans à longue échéance se décourage ; les génies organisateurs commencent à manquer : — qui donc oserait encore entreprendre des oeuvres pour l’achèvement des­quelles il faudrait pouvoir compter sur des milliers d’années ? Car cette croyance fondamentale est en train de disparaître, cette croyance en raison de quoi quelqu’un ne pourrait compter, promettre, tirer des plans pour l’avenir, sacrifier l’avenir à ses plans que dans la mesure où s’affirmerait le principe que l’homme n’a de valeur, de sens, qu’en tant qu’il est une pierre dans un grand édifice : ce pour quoi il faut avant tout qu’il soit solide, qu’il soit « pierre »… Et avant tout qu’il ne soit pas — comédien ! En un mot — hélas ! on s’en taira trop longtemps — ce qui dorénavant ne sera plus construit, ne pourra plus être construit, c’est une société au sens ancien du mot ; pour construire cet édifice tout nous manque, et, avant tout, les matériaux de construction. Nous tous, nous ne sommes plus des matériaux pour une société : c’est là une vérité qu’il est temps de dire. Il me semble indifférent que pour le moment l’espèce d’hommes la plus myope, peut-être la plus honnête et en tous les cas la plus bruyante qu’il y ait aujourd’hui, l’espèce que forment messieurs nos socialis­tes croit, espère, rêve et avant tout crie et écrit à peu près le contraire ; car l’on peut déjà lire sur tous les murs et sur toutes les tables leur mot de l’avenir « société libre ». Société libre ? Parfaitement ! Mais je pense que vous savez, Messieurs, avec quoi on la construit ? Avec du bois de fer ! Et plutôt encore avec du fer qu’avec du bois…

357.

Sur le vieux problème : « qu’est-ce qui est allemand ? » — Que l’on vérifie, à part soi, les véritables conquêtes de la pensée philosophique dues à des cerveaux allemands : faut-il en tenir compte, de quelque manière que ce soit, à la race tout entière ? Pouvons-nous dire : elles sont aussi l’oeuvre de l’« âme allemande » ou du moins le symbole de cette âme, à peu près dans le même sens où nous sommes habitués à considérer par exemple l’idéomanie de Platon, sa folie presque religieuse des formes, en même temps comme un événement et un témoignage de l’« âme grecque » ? Ou bien le contraire serait-il vrai ? les conquêtes philosophiques allemandes seraient-elles quelque chose d’aussi individuel, d’aussi exceptionnel dans l’esprit de la race que l’est parmi les Allemands, par exemple, le paganisme de Goethe, en bonne conscience ? Ou bien le machiavélisme de Bis­marck, en bonne conscience, ce qu’il appelait sa politi­que « réaliste » ? Nos philosophes seraient-ils peut-être même contraires au besoin de l’« âme allemande » ? Bref, les philosophes allemands ont-ils vraiment été — des Allemands philosophes ? — Je rappelle trois cas. D’abord l’incomparable clairvoyance de Leibniz qui lui fit avoir raison, non seulement contre Descartes, mais encore contre toute philosophie venue avant lui, — lorsqu’il reconnut que la connaissance n’est qu’un accident de la représentation, et non un attribut nécessaire et essentiel de celle-ci, que, ce que nous appelons conscience, loin d’être la conscience elle-même, n’est donc qu’une condition de notre monde intellectuel et moral (peut-être une condition maladive) : — il y a-t-il, à cette pensée dont la profondeur, aujourd’hui encore, n’est pas épuisée complètement, quelque chose qui soit allemand ? Existe-t-il une raison pour supposer qu’un Latin ne serait pas arrivé facilement à ce renversement de l’évidence ? Souvenons-nous, en second lieu, de l’énorme point d’interrogation que Kant plaça près de l’idée de « causalité », — non pas que, comme Hume, il ait en général douté du droit de celle-ci : il commença, au contraire, par délimiter, avec précaution, le domaine au milieu duquel cette idée a généralement un sens (aujourd’hui encore on n’en a pas fini de cette délimitation). Prenons en troisième lieu l’étonnante trouvaille de Hegel, qui passa délibérément à travers toutes les habitudes logiques, bonnes et mauvaises, lorsqu’il osa enseigner que les idées spécifiques se développent l’une par l’autre : un principe par quoi, en Europe, les esprits furent préparés au dernier grand mouvement philosophique au darwinisme — car sans Hegel point de Darwin. Il y a-t-il quelque chose d’alle­mand dans cette innovation hégélienne qui fut la première à introduire dans la science l’idée d’« évolution » ? — Certainement, sans aucun doute : dans ces trois cas nous sentons que quelque chose de nous-mêmes est « décou­vert » et deviné, nous en sommes reconnaissants et surpris tout à la fois. Chacun de ces trois principes est, pour l’âme allemande, une grave contribution à la connaissance de soi, une expérience et une définition personnelles. « Notre monde intérieur est beaucoup plus riche, plus étendu, plus caché » — c’est ainsi que nous sentons avec Leibniz ; en tant qu’Allemands, nous doutons avec Kant de la valeur définitive des expériences scientifiques, et, en général, de tout ce qui ne peut être connu causaliter : le connaissable nous paraît être de valeur moindre, en tant que connaissable. Nous autres Allemands, nous serions hégéliens, même si Hegel n’avait jamais existé, dans la mesure où (en opposition avec tous les Latins) nous accordons instinctivement un sens plus profond, une valeur plus riche, au devenir, à l’évolution qu’à ce qui « est » — nous croyons à peine à la qualité du concept « être » — ; de même, dans la mesure où nous ne sommes pas disposés à accorder à notre logique humaine qu’elle est la logique en soi, la seule espèce de logique possible (— nous aimerions, au contraire, nous convaincre qu’elle n’est qu’un cas particulier, peut-être un des plus singuliers et des plus bêtes —). Il y aurait encore une quatrième question : celle de savoir s’il était nécessaire que Schopenhauer avec son pessimisme, c’est-à-dire avec le problème de la valeur de la vie, fût justement un Allemand. Je ne le crois pas. L’événement qui devait accompagner ce problème avec certitude, en sorte qu’un astronome de l’âme aurait pu en calculer le jour et l’heure, l’événement que fut la décadence de la foi en le Dieu chrétien et la victoire de l’athéisme scientifique, est un événement universellement européen, auquel toutes les races doivent avoir leur part de mérite et d’honneurs. Par contre il faudrait imputer justement aux Allemands, à ces Allemands qui furent contemporains de Schopenhauer — d’avoir retardé le plus longtemps et le plus dangereusement cette victoire de l’athéisme ; Hegel surtout fut un empêcheur par excellence[4], grâce à la tentative grandiose qu’il fit pour nous convaincre encore, tout à fait en fin de compte, de la divinité de l’existence, à l’aide de notre sixième sens, le « sens historique ». Schopenhauer fut, en tant que philosophe le premier athée convaincu et inflexible que nous ayons eu, nous autres Allemands : c’est là le fond de son inimitié contre Hegel. Il considérait la non-divinité de l’existence comme quelque chose de donné, de palpable, d’indiscutable ; il perdait chaque fois son sang-froid de philosophe et se mettait dans tous ses états lorsqu’il voyait quelqu’un hésiter ici et faire des périphrases. C’est sur ce point que repose toute sa droiture : car l’athéisme absolu et loyal est la condition première à la position de son problème, il est pour lui une victoire, définitive et difficilement remportée, de la conscience européenne, l’acte le plus fécond d’une éducation de deux mille ans dans le sens de la vérité, qui finalement s’interdit le mensonge de la foi en Dieu… On voit ce qui a en somme triomphé du Dieu chrétien : c’est la morale chrétienne elle-même, la notion de sincérité appliquée avec une rigueur toujours croissante, c’est la conscience, chrétienne aiguisée dans les confessionnaux et qui s’est transformée jusqu’à devenir la conscience scientifique, la propreté intellectuelle à tout prix. Considérer la nature comme si elle était une preuve de la bonté et de la providence divines ; interpréter l’histoire à l’honneur d’une raison divine, comme preuve constante d’un ordre moral de l’univers et de finalisme moral ; interpréter notre propre destinée, ainsi que le firent si longtemps les hommes pieux, en y voyant partout la main de Dieu, qui dispense et dispose toute chose en vue du salut de notre âme : voilà des façons de penser qui sont aujourd’hui passées, qui ont contre elles la voix de notre conscience, qui, au jugement de toute conscience délicate, passent pour inconvenantes, déshonnêtes, pour mensonge, féminisme, lâcheté, — et cette sévérité, plus que toute autre chose, fait de nous de bons Européens, des héritiers de la plus longue et de la plus courageuse victoire sur soi-même qu’ait remportée l’Europe. Lorsque nous rejetons ainsi l’interprétation chrétienne, condamnant le « sens » qu’elle donne comme un faux monnayage, nous sommes saisis immédiatement et avec une insistance terrible, par la question schopenhauérienne : L’existence n’a-t-elle donc en général point de sens ? — une question qui aura besoin de quelques siècles pour être comprise entièrement et dans toutes ses profondeurs. Ce que Schopenhauer a répondu lui-même à cette question fut — que l’on me pardonne — quelque chose de prématuré, de juvénile, un accommodement, un arrêt et un embarras dans ces perspectives de la morale chrétienne ascétique, auxquelles, avec la foi en Dieu, l’on avait précisément donné congé à la foi… Mais il a posé la question — en bon Européen, comme je l’ai indiqué, non pas en Allemand. — Ou bien les Allemands auraient-ils peut-être démontré, du moins par la façon dont ils se sont emparés de la question schopenhauérienne, leur lien intime, leur parenté avec son problème, leur préparation et le besoin qu’ils en avaient. Le fait qu’après Schopenhauer, même en Allemagne — d’ailleurs suffisamment tard ! — l’on a pensé et écrit sur le problème posé par lui, ne suffit certainement pas pour décider en faveur de ce lien intime ; on pourrait même faire valoir, par contre, la maladresse particulière de ce pessimisme post-schopenhauérien, — il est clair que les Allemands ne se comportaient pas comme s’ils étaient dans leur élément. Par là je ne veux nullement faire allusion à Edouard de Hartmann. Bien au contraire, je le soupçonne encore, tout comme autrefois, d’être trop habile pour nous, je veux dire qu’en vrai fourbe, il s’est non seulement moqué du pessimisme allemand, — mais qu’il pourrait même finir par « léguer » aux Allemands, par testament, la façon dont, à l’époque des grandes entreprises, on pouvait le mieux se payer leur tête. Mais je demande : doit-on peut-être considérer comme une gloire allemande ce vieux grognon de Bahnsen[5] qui, à l’égal d’une toupie bourdonnante, a tourné, sa vie durant, avec volupté autour de sa misère réaliste et dialectique, autour de sa « malchance personnelle », — cela serait-il peut-être allemand ? (Je recommande en passant ses écrits pour l’usage que j’en ai fait moi-même, comme nourriture anti-pessimiste, surtout à cause de ses elegantoe psychologicoe, avec quoi, il me semble, on pourrait s’attaquer même au corps et à l’esprit les plus bouchés). Ou bien pourrait-on compter parmi les vrais Allemands un dilettante et une vieille fille comme Mainländer[6], ce doucereux apôtre de la virginité ? En fin de compte c’était probablement un juif (tous les juifs se font doucereux lorsqu’ils moralisent). Ni Bahnsen, ni Mainländer, ni même Edouard de Hartmann ne donnent une indication précise sur la question de savoir si le pessimisme de Schopenhauer, le regard épouvanté qu’il jette dans un monde privé de Dieu, un monde devenu stupide, aveugle, insensé et problématique, son épouvante loyale… n’ont pas été seulement un cas exceptionnel parmi les Allemands mais un événement allemand : tandis que tout ce qui pour le reste se trouve au premier plan, notre vaillante politique, notre joyeux patriotisme qui considère résolument toute chose sous l’angle d’un principe peu philosophique (« L’Allemagne, l’Allemagne par-dessus tout »), donc sub specie speciei, c’est-à-dire de l’espèce allemande, démontre très exac­tement le contraire. Non ! Les Allemands d’aujourd’hui ne sont pas des pessimistes ! Et Schopenhauer était pessimiste, encore une fois, en tant que bon Européen et non pas en tant qu’Allemand. —

358.

Le soulèvement des paysans dans le domaine de l’esprit. — Nous autres Européens, nous nous trouvons en face d’un énorme monde de décombres, où certaines choses s’élèvent encore très haut, d’autres sont d’aspect caduc et inquiétant, mais la plus grande partie jonche déjà le sol ; cela est assez pittoresque — car où y eut-il jamais de plus belles ruines ? — et c’est couvert de mauvaises herbes grandes et petites. Cette ville en décadence est l’Église : nous voyons la société religieuse du christia­nisme ébranlée jusqu’à ses fondements les plus profonds, la foi en Dieu est renversée, la foi en l’idéal chrétien ascétique lutte encore de son dernier combat. Un ouvrage bâti longtemps et solidement, tel que le christianisme — ce fut le dernier édifice romain ! — ne pouvait certes pas être détruit en une seule fois ; toute espèce de tremblement de terre a dû collaborer par ses secousses, toute espèce d’esprit qui saborde, creuse, ronge, humecte a dû aider à la destruction. Mais ce qu’il y a de plus singulier c’est que ceux qui s’efforcèrent le plus à tenir, à maintenir le christianisme sont ceux qui devinrent ses meilleurs destructeurs, — les Allemands. Il semble que les Allemands ne comprennent pas la nature d’une Église. Ne sont-ils pas assez intellectuels, pas assez méfiants pour cela ? L’édifice de l’Église repose en tous les cas sur une liberté et une libéralité de l’esprit toutes méridionales et aussi sur une défiance méridionale de la nature, de l’homme et de l’esprit, — elle repose sur une tout autre connaissance des hommes, une tout autre expérience des hommes que n’en a eues le Nord. La réforme de Luther était, dans toute son étendue, l’indignation de la simplicité contre la « multiplicité », pour parler avec prudence, un malentendu grossier et honnête auquel on peut beaucoup pardonner. — On ne comprenait pas l’expression d’une Église victorieuse et l’on ne voyait que de la corruption. On se méprit sur le scepticisme distingué, ce luxe de scepticisme et de tolérance que se permet toute puissance victorieuse et sûre d’elle-même. On néglige aujourd’hui de s’apercevoir combien Luther avait la vue courte, combien il était mal doué, superficiel et imprudent, pour toutes les questions cardinales de la puissance, avant tout parce qu’il était homme du peuple, à qui tout l’héritage d’une caste régnante, tout instinct de puissance faisait défaut : en sorte que son oeuvre, sa volonté de reconstitution de cette oeuvre romaine, sans qu’il le voulût, sans qu’il le sût, ne fut que le commencement d’une oeuvre de destruction. Il ébranla, il détruisit, avec une loyale colère, là où la vieille araignée avait tissé sa toile le plus longtemps et avec le plus de soin. Il livra les livres sacrés à tout le monde, de telle sorte qu’ils finirent par tomber entre les mains des philologues, c’est-à-dire des destructeurs de toute croyance qui repose sur des livres. Il détruisit l’idée d’« Église » en rejetant la foi en l’inspiration des conciles : car ce n’est qu’à condition que l’esprit inspirateur qui a fondé l’Église vive encore en elle, construise encore en elle, continuant à bâtir sa maison, que l’idée d’« Église » garde sa force. Il rendit au prêtre le rapport sexuel avec la femme, mais la vénération dont est capable le peuple, et avant tout la femme du peuple, repose aux trois quarts sur la croyance qu’un homme qui est exceptionnel sur ce point sera aussi une exception sur d’autres points, — c’est justement là que la croyance populaire en quelque chose de surhumain dans l’homme, au miracle, au Dieu sauveur dans l’homme, a son mandataire le plus subtil et le plus insidieux. Luther, après avoir donné la femme au prêtre, a dû prendre à celui-ci la confession auriculaire, c’était psychologiquement logique : mais par là le prêtre chrétien lui-même était en somme supprimé, le prêtre dont ce fut toujours la plus profonde utilité d’être une oreille sacrée, une eau silencieuse, une tombe pour les secrets. « Chacun son propre prêtre » — derrière de pareilles formules et leur astuce paysanne, se cachait, chez Luther, la haine profonde pour « l’homme supérieur » et la domination de l’« homme supérieur », tel que l’a conçu l’Église : — il brisa un idéal qu’il ne sut pas atteindre, tandis qu’il paraissait combattre et détester la dégénérescence de cet idéal. En réalité il repoussa, lui, le moine impossible, la domination des homines religiosi ; il fit donc, dans l’ordre ecclésiastique, la même chose qu’il combattit avec tant d’intolérance dans l’ordre social, — un « soulèvement de paysans ». — Quant à tout ce qui plus tard sortit de sa Réforme, le bon et le mauvais, que l’on peut à peu près déterminer aujourd’hui, — qui donc serait assez naïf pour louer ou pour blâmer simplement Luther à cause de ces conséquences ? Il était innocent de tout, il ne savait pas ce qu’il faisait. L’aplatissement de l’esprit européen, surtout dans le Nord, son adoucissement si l’on préfère l’entendre désigner par une expression morale, fit avec la Réforme de Luther un vigoureux pas en avant, il n’y a à cela aucun doute ; et de même grandit, par la Réforme, la mobilité et l’inquiétude de l’esprit, sa soif d’indépendance, sa croyance en un droit à la liberté, son « naturel ». Si l’on veut enfin reconnaître à la Réforme le mérite d’avoir préparé et favorisé ce que nous vénérons aujourd’hui sous le nom de « science moderne », il faut ajouter, il est vrai, qu’elle a contribué à la dégénérescence du savant moderne, à son manque de vénération, de pudeur, de profondeur, à toute cette candeur naïve, cette lourde probité dans les choses de la connaissance, en un mot à ce plébéisme de l’esprit qui est particulier aux deux derniers siècles et dont le pessimisme ne nous a jusqu’à présent encore nullement délivré, — l’« idée moderne », elle aussi, fait encore partie de ce soulèvement des paysans dans le nord contre l’esprit du midi, plus froid, plus ambigu, plus défiant, qui s’est élevé dans l’Église chrétienne son plus sublime monument. N’oublions pas, pour finir, ce que c’est qu’une Église, en opposition avec toute espèce d’« État » : une Église est avant tout un édifice de domination qui assure aux hommes les plus intellectuels le rang supérieur et qui croit à la puissance de l’intellectualité jusqu’à s’interdire tous les moyens violents réputés grossiers, — par cela seul l’Église est de toute façon une institution plus noble que l’État. —

359.

La vengeance sur l’esprit et autres arrière-plans de la morale. — La morale, — où croyez-vous qu’elle puisse bien avoir ses avocats les plus dangereux et les plus rancuniers ? Voilà un homme manqué qui ne possède pas assez d’esprit pour pouvoir s’en réjouir et juste assez de culture pour le savoir. Ennuyé, dégoûté, il n’a que du mépris pour lui-même ; possédant un petit héritage, il est malheureusement privé de la dernière consolation, la « bénédiction du travail », l’oubli de soi dans la « tâche journalière » ; un tel homme qui au fond a honte de son existence — peut-être héberge-t-il de plus quelques petits vices — et qui, d’autre part, ne peut pas s’empêcher de se corrompre toujours davantage, de devenir toujours plus vaniteux et irritable, par des livres auxquels il n’a pas droit, ou une société plus intellectuelle qu’il ne peut la digérer : un tel homme, empoisonné de part en part — car chez un pareil raté l’esprit devient poison, la culture devient poison, la propriété devient poison, la solitude devient poison — finit par tomber dans un état habituel de vengeance, de volonté de vengeance… Que croyez-vous qu’il puisse avoir besoin, absolument besoin, pour se donner, à part soi, l’apparence de la supériorité sur des hommes plus intellectuels, pour se créer la joie de la vengeance accomplie, au moins pour son imagination ? Toujours la moralité, on peut en mettre la main au feu, toujours les grands mots de morale, toujours la grosse-caisse de la justice, de la sagesse, de la sainteté, de la vertu, toujours le stoïcisme de l’attitude (— comme le stoïcisme cache bien ce que quelqu’un n’a pas !…) toujours le manteau du silence avisé, de l’affabilité, de la douceur et quels que soient les noms que l’on donne au manteau de l’idéal sous lequel se cachent les incurables contempteurs de soi, qui sont aussi les incurables vaniteux. Il ne faudrait pas que l’on me comprît mal : il arrive parfois que, de ces ennemis nés de l’esprit, se développent ces rares exemplaires d’humanité que le peuple vénère sous le nom de saint et de sage ; c’est de tels hommes que sortent ces monstres de morale qui font du bruit, qui font de l’histoire, — saint Augustin en fait partie. La crainte de l’esprit, la vengeance sur l’esprit — hélas ! combien souvent ces vices qui ont une véritable puissance dynamique n’ont-ils pas donné naissance à la vertu ! Oui, à la vertu ! — Et, entre nous, la prétention des philosophes à la sagesse, cette prétention — la plus folle et la plus immodeste —, qui a été soulevée çà et là sur la terre, ne fut-elle pas toujours jusqu’à présent, aux Indes comme en Grèce, avant tout une cachette ? Parfois peut-être au point de vue de l’éducation, ce point de vue qui sanctifie tant de mensonges, pour avoir de tendres égards avec des êtres qui se développent et qui croissent, avec des disciples, qu’il faut souvent, par la foi en la personne (par une erreur), défendre contre eux-mêmes… Mais dans les cas les plus fréquents une cachette du philosophe derrière laquelle il se réfugie à cause de sa fatigue, son âge, son attiédissement, son endurcissement, parce qu’il a le sentiment de sa fin prochaine, la sagacité de cet instinct que les animaux ont avant la mort, — ils se mettent à l’écart, deviennent silencieux, choisissent la solitude, se réfugient dans des cavernes, deviennent sages… Comment ? La sagesse serait une cachette du philosophe devant — l’esprit ? —

360.

Deux espèces de causes que l’on confond. — Ceci me paraît être un de mes pas en avant, un de mes progrès les plus importants : j’ai appris à distinguer la cause de l’action en général de la cause d’une action particulière, action dans tel ou tel sens, dans tel ou tel but. Sa première espèce de cause est une quantité de force accumulée qui attend d’être usée n’importe comment, à n’importe quoi ; la seconde espèce est par contre quelque chose que l’on mesure à l’étalon de cette première force, quelque chose de tout à fait insignifiant, généralement un petit hasard, conformément à quoi cette quantité se « dégage » maintenant d’une façon unique et déterminée : c’est le rapport de l’allumette au baril de poudre. Je compte parmi ces petits hasards et ces allumettes tout ce que l’on nomme « causes » et davantage encore tout ce que l’on nomme « vocations » : elles sont relativement quelconques, arbitraires, presque indifféren­tes, comparées à cette énorme quantité de force qui tend, comme je l’ai indiqué, à être utilisée d’une façon quel­conque. On considère généralement la chose d’une autre façon : on est habitué à voir la force active dans le but (la fin, la vocation, etc.), conformément à une erreur an­cienne, — mais le but n’est que la force dirigeante, on a confondu le pilote avec la vapeur. Et ce n’est quelquefois pas même la force dirigeante, le pilote… Le « but » et l’« intention » ne sont-ils pas très souvent des prétextes enjoliveurs, un aveuglement volontaire de la vanité qui ne veut pas admettre que le vaisseau suit le courant où il est entré par hasard ? qu’il veut suivre telle direction parce qu’il faut qu’il la suive ? qu’il a bien une direction, mais, en aucune façon, un pilote ? — Il est encore besoin d’une critique de l’idée de « but ».

361.

Le problème du comédien. — Le problème du comédien m’a le plus longtemps inquiété : j’étais dans l’incertitude (et je le suis parfois encore maintenant), au sujet de la voie qu’il faudrait suivre pour atteindre la conception dangereuse de l’ «  artiste » — une conception traitée jusqu’à présent avec une impardonnable naïveté — et je me demandais si ce problème du comédien ne me conduirait pas à mon but. La fausseté en bonne conscience ; la joie de dissimuler, faisant irruption comme une force, repoussant ce que l’on appelle le « caractère », submergeant et effaçant parfois le désir intime de revêtir un rôle, un masque, une « apparence » ; un excédent de facultés d’assimilation de toutes espèces qui ne savent plus se satisfaire au service de l’utilité la plus proche et la plus étroite : tout cela n’appartient peut-être pas en propre uniquement au comédien… De tels instincts se seront peut-être développés le plus facilement dans des familles du bas peuple qui, sous l’empire du hasard, dans une dépendance étroite, traversèrent péniblement leur existence, furent forcées de s’accommoder de l’incommode, de se plier aux circonstances toujours nouvelles, de se montrer et de se présenter autrement qu’elles n’étaient et qui finissaient, peu à peu, par savoir suspendre leur manteau d’après tous les vents, devenant ainsi presque identiques à ce manteau, étant passées maîtres dans l’art, assimilé et invétéré dès lors, d’un éternel jeu de cache-cache que l’on appelle mimicry chez les animaux : jusqu’à ce que, pour finir, ce pouvoir, accumulé de génération en génération, devienne despotique, déraisonnable, indomptable, apprenne, en tant qu’instinct, à commander d’autres instincts, et engendre le comédien, l’« artiste » (d’abord le bouffon, le hâbleur, l’arlequin, le fou, le clown, et aussi le domestique classique, le Gil Blas : car de pareils types sont les précurseurs de l’artiste, et souvent même du « génie »). Dans des conditions sociales plus élevées sous une pression analogue, se développe également une espèce d’hommes analogue : mais alors les instincts de comédien sont le plus souvent contenus par un autre instinct, par exemple chez les « diplomates », — je serais d’ailleurs disposé à croire qu’un bon diplomate pourrait toujours encore devenir un bon acteur, en admettant, bien entendu, que sa dignité le lui permît. Mais pour ce qui en est des juifs, ce peuple de l’assimilation par excellence, on serait disposé à voir en eux, conformément à cet ordre d’idées, en quelque sorte a priori, une institution historique pour dresser des comédiens, une véritable pépinière de comédiens ; et, en effet, cette question est maintenant bien à l’ordre du jour : quel bon acteur n’est pas juif aujourd’hui ? Le juif en tant que littérateur né, en tant que dominateur effectif de la presse européenne, exerce, lui aussi, sa puissance, grâce à ses capacités de comédien ; car le littérateur est essentiellement comédien — il joue « l’homme renseigné », le « spécialiste ». — Enfin les femmes : que l’on réfléchisse à toute l’histoire des femmes, — n’est-il pas nécessaire qu’elles soient avant tout et en premier lieu des comédiennes ? Que l’on entende parler des médecins qui ont hypnotisé des personnes du sexe féminin ; et enfin qu’on se mette à les aimer, — qu’on se laisse « hypnotiser » par elles ! Qu’est-ce qui en résulte toujours ? Que ce sont elles qui « se donnent », même quand elles — se donnent pour… La femme est tellement artiste…

362.

Notre foi en une virilisation de l’Europe. — C’est à Napoléon (et nullement à la Révolution française qui cherchait la « fraternité » entre les peuples et les universelles effusions fleuries) que nous devons de pouvoir pressentir maintenant une suite de quelques siècles guerriers, qui n’aura pas son égale dans l’histoire, en un mot, d’être entrés dans l’âge classique de la guerre, de la guerre scientifique et en même temps populaire, de la guerre faite en grand (de par les moyens, les talents et la discipline qui y seront employés). Tous les siècles à venir jetteront sur cet âge de perfection un regard plein d’envie et de respect : — car le mouvement national dont sortira cette gloire guerrière n’est que le contre-coup de l’effort de Napoléon et n’existerait pas sans Napoléon. C’est donc à lui que reviendra un jour l’honneur d’avoir refait un monde dans lequel l’homme, le guerrier en Europe, l’emportera, une fois de plus, sur le commerçant et le « philistin » ; peut-être même sur la « femme » cajolée par le christianisme et l’esprit enthousiaste du dix-huitième siècle, plus encore par les « idées modernes ». Napoléon, qui voyait dans les idées modernes et, en général, dans la civilisation, quelque chose comme un ennemi personnel, a prouvé, par cette hostilité, qu’il était un des principaux continuateurs de la Renaissance : il a remis en lumière toute une face du monde antique, peut-être la plus définitive, la face de granit. Et qui sait si, grâce à elle, l’héroïsme antique ne finira pas quelque jour par triompher du mouvement national, s’il ne se fera pas nécessairement l’héritier et le continuateur de Napoléon : — de Napoléon qui voulait, comme on sait, l’Europe Unie pour qu’elle fût la maîtresse du monde.

363.

Comment chacun des deux sexes a ses préjugés sur l’amour. — Malgré toutes les concessions que je suis prêt à faire aux préjugés monogames, je n’admettrai jamais que l’on puisse parler chez l’homme et chez la femme de droits égaux en amour : ces droits n’existent pas. C’est que, par amour, l’homme et la femme entendent chacun quelque chose de différent, — et c’est une des conditions de l’amour chez les deux sexes que l’un ne suppose pas chez l’autre le même sentiment. Ce que la femme entend par amour est assez clair : complet abandon de corps et d’âme (non seulement dévouement), sans égards ni restrictions. Elle songe, au contraire, avec honte et frayeur, à un abandon où se mêleraient des clauses et des restrictions. Dans cette absence de conditions son amour est une véritable foi, et la femme n’a point d’autre foi. — L’homme, lorsqu’il aime une femme, exige d’elle cet amour-là, il est donc, quant à lui-même, tout ce qu’il y a de plus éloigné des hypothèses de l’amour féminin ; mais en admettant qu’il y ait aussi des hommes auxquels le besoin d’un abandon complet ne serait pas étranger, eh bien, ces hommes ne seraient pas — des hommes. Un homme qui aime comme une femme devient esclave ; une femme, au contraire, qui aime comme une femme devient une femme plus accomplie… La passion de la femme, dans son absolu renoncement à ses droits propres, suppose précisément qu’il n’existe point, de l’autre côté, un sentiment semblable, un pareil besoin de renonciation : car, si tous deux renonçaient à eux-mêmes par amour, il en résulterait — je ne sais quoi, peut-être l’horreur du vide ? — La femme veut être prise, acceptée comme propriété, elle veut se fondre dans l’idée de « propriété », de « possession » ; aussi désire-t-elle quelqu’un qui prend, qui ne se donne et ne s’abandonne pas lui-même, qui, au contraire, veut et doit enrichir son « moi » — par une adjonction de force, de bonheur, de foi, par quoi la femme se donne elle-même. La femme se donne, l’homme prend, — je pense que l’on ne passera par-dessus ce contraste naturel ni par des contrats sociaux, ni même avec la meilleure volonté de justice : quoiqu’il paraisse désirable de ne pas toujours avoir devant les yeux ce qu’il y a de dur, de terrible, d’énigmatique et d’immoral dans cet antagonisme. Car l’amour, l’amour complet et grand, figuré dans toute sa plénitude, c’est de la nature et, en tant que nature, quelque chose « d’immoral » en toute éternité. — La fidélité est dès lors comprise dans l’amour de la femme, par définition, elle en est une conséquence ; chez l’homme, l’amour peut parfois entraîner la fidélité, soit sous forme de reconnaissance ou comme idiosyncrasie du goût, ce qu’on a appelé « affinité élective », mais elle ne fait pas partie de la nature de son amour, — et cela si peu que l’on peut presque parler d’une antinomie natu­relle entre l’amour et la fidélité chez l’homme : lequel amour est un désir de possession et nullement un renoncement et un abandon ; cependant le désir de possession finit chaque fois dans la possession… De fait, c’est le désir subtil et jaloux de l’homme, qui s’avoue rarement et de façon tardive cette « possession », qui fait durer encore son amour ; dans ce cas, il est même possible que l’amour grandisse après l’abandon de soi — l’homme se refuse à avouer que la femme n’a plus rien à lui « abandonner ». —

364.

L’ermite parle. — L’art de fréquenter les hommes repose essentiellement sur l’habitude (qui suppose un long exer­cice) d’accepter, d’absorber un repas dans la préparation duquel on n’a pas confiance. En admettant que l’on vienne à table avec une faim d’ogre, tout ira facilement (« la plus mauvaise société te permet de sentir — » comme dit Méphistophélès) ; mais on ne l’a pas, cette faim d’ogre, lorsqu’on en a besoin ! Hélas ! combien les prochains sont difficiles à digérer. Premier principe : prendre son courage à deux mains, comme quand il vous arrive un malheur, y aller hardiment, être plein d’admiration pour soi-même, serrer sa répugnance entre les dents, avaler son dégoût. Deuxième principe : rendre son prochain « meilleur », par exemple par une louange, pour qu’il se mette à suer de bonheur sur lui-même ; ou bien prendre par un bout ses qualités bonnes et « intéressantes » et tirer dessus, jusqu’à ce que l’on ait fait sortir toute la vertu, et que l’on puisse draper le prochain sous les plis de la vertu. Troisième principe : l’autohypnotisation. Fixer l’objet de vos relations comme un bouton de verre jusqu’à ce que, cessant d’éprouver du plaisir ou du déplaisir, l’on se mette à dormir imperceptiblement, que l’on se raidisse, que l’on finisse par avoir du maintien : un moyen domestique emprunté au mariage et à l’amitié, abondamment expérimenté et vanté comme indispensable, mais non encore formulé scientifiquement. Le populaire l’appelle — patience.

365.

L’ermite parle encore une fois. — Nous aussi, nous avons des rapports avec les « hommes », nous aussi nous revêtons humblement le vêtement que l’on sait être le nôtre, que l’on croit nous appartenir, sous lequel on nous vénère et on nous cherche, et nous nous rendons en société, c’est-à-dire parmi des gens déguisés qui ne veulent pas qu’on les dise déguisés ; nous aussi, nous agissons comme tous les masques avisés et nous éconduisons d’une façon polie toute curiosité qui ne concerne pas notre « travestissement ». Mais il y a encore d’autres manières et d’autres trucs pour « hanter » les hommes : par exemple comme fantôme, — ce qui est très recommandable lorsque l’on veut s’en débarrasser rapidement et leur inspirer la terreur. Il n’y a qu’à essayer : on étend la main vers nous et l’on n’arrive pas à nous saisir. Cela effraye. Ou bien : nous entrons par une porte fermée. Ou bien : quand toutes les lumières sont éteintes. Ou bien encore : lorsque nous sommes déjà morts. Ce dernier procédé est l’artifice des hommes posthumes par excellence. (« Pensez-vous donc, s’écria un jour un de ceux-là avec impatience, que nous aurions envie de supporter cet éloignement, cette froideur, ce silence de mort qui règnent autour de nous, toute cette solitude souterraine, cachée, muette, inexplorée qui chez nous s’appelle vie et qui pourrait tout aussi bien s’appeler mort, si nous ne savions pas ce qui adviendra de nous, — et, qu’après la mort seulement nous réaliserons notre vie, nous nous mettrons à être vivants, très vivants ! nous autres hommes posthumes ! » —)

366.

En regard d’un livre savant. — Nous ne faisons pas partie de ceux qui n’ont de pensées que parmi les livres, sous l’impulsion des livres, — nous avons l’habitude de penser en plein air, en marchant, en sautant, en grimpant, en dansant, le plus volontiers sur les montagnes solitaires ou tout près de la mer, là-bas où les chemins même deviennent problématiques. Notre première question pour juger de la valeur d’un livre, d’un homme, d’un morceau de musique, c’est de savoir s’il y a là de la marche et, mieux encore, de la danse… Nous lisons rarement, nous n’en lisons pas plus mal, — oh ! combien nous devinons vite comment un auteur est arrivé à ses idées, si c’est assis devant son encrier, le ventre enfoncé, penché sur le papier : oh ! combien vite alors nous en avons fini de son livre ! Les intestins comprimés se devinent, on pourrait en mettre la main au feu, tout comme se devinent l’atmosphère renfermée de la chambre, le plafond de la chambre, l’étroitesse de la chambre. — Ce furent là mes pensées en fermant tout à l’heure un brave livre savant, j’étais reconnaissant, très reconnaissant, mais soulagé aussi… Dans le livre d’un savant il y a presque toujours quelque chose d’oppressé qui oppresse : le « spécialiste » s’affirme toujours en quelque endroit, son zèle, son sérieux, sa colère, sa présomption au sujet du recoin où il est assis à tisser sa toile, sa bosse, tout spécialiste a sa bosse. — Un livre savant reflète toujours aussi une âme qui se voûte : tout métier force son homme à se voûter. Que l’on revoie les amis avec qui on a été jeune après qu’ils ont pris possession de leur science : hélas ! c’est toujours le contraire qui a eu lieu, hélas ! c’est d’eux que, dès lors et pour toujours, la science a pris possession. Incrustés dans leur coin jusqu’à être méconnaissables, sans liberté, privés de leur équilibre, amaigris et anguleux partout, sauf à un seul endroit où ils sont excellemment ronds, — l’on est ému et l’on se tait lorsqu’on les retrouve. Tout métier, en admettant même qu’il soit une mine d’or, a au-dessus de lui un ciel de plomb qui oppresse l’âme, qui presse sur elle jusqu’à ce qu’elle soit bizarrement écrasée et voûtée. Il n’y a rien à changer à cela. Que l’on ne se figure surtout pas qu’il est possible d’éviter la déformation par quelque artifice de l’éduca­tion. Toute espèce de maîtrise se paye cher sur la terre, où tout se paye peut-être trop cher. On est l’homme de sa branche au prix du sacrifice que l’on fait à sa branche. Mais vous voulez qu’il en soit autrement — vous voulez payer « moins cher », vous voulez que ce soit plus facile — n’est-ce pas, Messieurs mes contemporains ? Eh bien ! allez-y ! Mais alors de suite vous aurez autre chose, au lieu du métier et du maître vous aurez le littérateur, le littérateur habile et souple qui manque en effet de bosse — si l’on ne compte pas celle qu’il fait devant vous, comme garçon de magasin de l’esprit et comme « représentant » de la culture —, le littérateur qui au fond n’est rien, mais qui « représente » presque tout, qui joue et « remplace » le connaisseur, qui, en toute humilité, se charge aussi de se faire payer, vénérer et célébrer à sa place. — Non, mes amis savants ! Je vous bénis, même à cause de votre bosse. Et aussi parce que vous méprisez, comme moi, les littérateurs et les parasites de la culture ! Et de ce que vous ne savez pas faire marché de votre esprit ! Et de ce que vous n’avez que des opinions qui ne peuvent s’exprimer en valeur d’argent ! Et de ce que vous ne représentez pas ce que vous n’êtes pas ! Parce que vous n’avez pas d’autre volonté que de devenir maîtres dans votre métier, en respect de toute espèce de maîtrise et d’excellence, et en aversion radicale de tout ce qui n’est qu’apparence, demi-vérité, clinquant, virtuosité, façons de démagogues et de comédiens in litteris et artibus — de tout ce qui ne peut pas se présenter devant vous avec une probité absolue dans sa préparation et ses moyens ! (Le génie lui-même n’aide pas à passer sur de pareilles lacunes, bien qu’il s’entende à les faire oublier avec une habile tromperie : on comprendra cela lorsque l’on aura regardé de près nos peintres et nos musiciens les plus doués — ils savent tous, presque sans exception, par l’habile invention de manières et d’accessoires et même de principes, se donner, artificiellement et après coup, l’apparence de cette probité, de cette solidité d’école et de culture, sans réussir, il est vrai, à se tromper eux-mêmes, sans imposer définitivement silence à leur propre mauvaise conscience. Car, vous le savez bien ? tous les grands artistes modernes souffrent de leur mauvaise conscience…)

367.

Quelle est la première distinction à faire pour les oeuvres d’art. — Tout ce qui est pensé, versifié, peint, composé, même construit et formé, appartient ou bien à l’art monologué, ou bien à l’art devant témoins. Il faut encore compter parmi ce dernier l’art qui n’est qu’en apparence un art monologué et qui renferme la foi en Dieu, tout le lyrisme de la prière : car pour un homme pieux il n’y a pas encore de solitude, — c’est nous qui avons été les premiers à inventer la solitude, nous autres impies. Je ne connais pas de différence plus profonde dans toute l’optique d’un artiste : savoir si c’est avec l’oeil du témoin qu’il observe la genèse de son oeuvre d’art (qu’il s’observe « lui-même » ), ou s’il a « oublié le monde », ce qui est l’essentiel dans tout art monologué, — il repose sur l’oubli, il est la musique de l’oubli.

368.

Le cynique parle. — Mes objections contre la musique de Wagner sont des objections physiologiques : à quoi bon les déguiser encore sous des formules esthétiques ? Je me fonde sur le « fait » que je respire difficilement quand cette musique commence à agir sur moi ; qu’aussitôt mon pied se fâche et se révolte contre elle — mon pied a besoin de cadence, de danse et de marche, mon pied demande à la musique, avant tout, les ravissements que procurent une bonne démarche, un pas, un saut, une pirouette. — Mais n’y a-t-il pas aussi mon estomac qui proteste ? mon coeur ? la circulation de mon sang ? Mes entrailles ne s’attristent-elles point ? Est-ce que je ne m’enroue pas insensiblement ? — Et je me pose donc la question : mon corps tout entier, que demande-t-il en fin de compte à la musique ? Je crois qu’il demande un allègement : comme si toutes les fonctions animales devaient être accélérées par des rythmes légers, hardis, effrénés et orgueilleux ; comme si la vie d’airain et de plomb devait perdre sa lourdeur, sous l’action de mélodies dorées, délicates et douces comme de l’huile. Ma mélancolie veut se reposer dans les cachettes et dans les abîmes de la perfection : c’est pour cela que j’ai besoin de musique. Que m’importe le théâtre ? Que m’importent les crampes de ses extases morales dont le « peuple » se satisfait ! Que m’importent toutes les simagrées des comédiens !… On le devine, j’ai un naturel essentiellement anti-théâtral, — mais Wagner, tout au contraire, était essentiellement homme de théâtre et comédien, le mélomane le plus enthousiaste qu’il y ait peut-être jamais eu, même en tant que musicien !… Et, soit dit en passant, si la théorie de Wagner a été « le drame est le but, la musique n’est toujours que le moyen », — sa pratique a été au contraire, du commencement à la fin, « l’attitude est le but, le drame et même la musique ne sont toujours que les moyens ». La musique sert à accentuer, à renforcer, à intérioriser le geste dramatique et l’extériorité du comédien, et le drame wagnérien n’est qu’un prétexte à de nombreuses attitudes dramatiques. Wagner avait, à côté de tous les autres instincts, les instincts de commandement d’un grand comédien, partout et toujours et, comme je l’ai indiqué, aussi comme musicien. — C’est ce que j’ai une fois démontré clairement, mais avec une certaine difficulté, à un brave wagnérien ; et j’avais des raisons pour ajouter encore : « Soyez donc un peu honnête envers vous-même, nous ne sommes pas au théâtre ! Au théâtre on n’est honnête qu’en tant que masse ; en tant qu’individu on ment, on se ment à soi-même. On se laisse soi-même chez soi, lorsque l’on va au théâtre, on renonce au droit de parler et de choisir, on renonce à son propre goût, même à sa bravoure telle qu’on la possède et l’exerce envers Dieu et les hommes, entre ses propres quatre murs. Personne n’apporte au théâtre le sens le plus subtil de son art, pas même l’artiste qui travaille pour le théâtre ; c’est là que l’on est peuple, public, troupeau, femme, pharisien, électeur, concitoyen, démocrate, prochain, c’est là que la conscience la plus personnelle succombe au charme niveleur du plus grand nombre, c’est là que règne le « voisin », c’est là que l’on devient voisin… » (J’oubliais de raconter ce que mon wagnérien éclairé répondit à mes objections physiologi­ques : « Vous n’êtes donc, tout simplement, pas assez bien portant pour notre musique ! ») —

369.

Notre juxtaposition. — Ne faut-il pas nous l’avouer à nous-mêmes, nous autres artistes, il y a en nous une inquiétante opposition : notre goût, d’une part, et notre force créatrice, d’autre part, sont séparés d’une façon singulière ; ils demeurent séparés et ont une croissance particulière, — je veux dire qu’ils ont des degrés et des temps différents de vieillesse, de jeunesse, de maturité, de friabilité, de pourriture. En sorte que, par exemple, un musicien pourrait composer durant toute sa vie des choses qui seraient en opposition avec ce que son oreille d’auditeur exercé, son coeur d’auditeur apprécient, goûtent et préfèrent — il n’est même pas nécessaire qu’il connaisse cette contradiction. On peut, comme le démontre une expérience presque douloureusement régulière, dépasser facilement, avec son goût, le goût que l’on a dans sa force, sans même que cette force en soit paralysée et entravée dans sa production ; mais il peut arriver le contraire — et c’est là-dessus que j’aimerais attirer l’attention de l’artiste. Un créateur continuel, une « mère » parmi les hommes, dans le sens supérieur du mot, quelqu’un qui ne sait et ne connaît plus autre chose que les grossesses et les enfantements de son esprit, qui n’a plus du tout le temps de réfléchir sur sa personne et sur son oeuvre et de les comparer, qui n’a plus non plus l’intention d’exercer son goût, qui l’oublie simplement et le laisse aller au hasard, — un tel homme finira peut-être par produire des oeuvres que sa capacité de jugement ne peut depuis longtemps plus atteindre : ce qui fait qu’il dira des bêtises sur elles et sur lui-même, — il en dira et il en pensera. Cela me semble être le rapport presque normal chez les artistes féconds, — personne ne connaît plus mal un enfant que ses parents. — Je dirai même qu’il en est ainsi, pour prendre un exemple énorme, du monde des poètes et des artistes grecs tout entier : il n’a jamais « su » ce qu’il a fait…

370.

Qu’est-ce que le Romantisme ? — On se souvient peut-être, du moins parmi mes amis, que j’ai commencé par me jeter sur le monde moderne, avec quelques erreurs et quelques exagérations, et, en tous les cas, rempli d’espérances. Je considérais, — qui sait à la suite de quelles expériences personnelles ? — le pessimisme philosophique du dix-neuvième siècle comme le symptôme d’une force supérieure de la pensée, d’une bravoure plus téméraire, d’une plénitude de vie plus victorieuse que celles qui avaient été le propre du dix-huitième siècle, l’époque de Hume, de Kant, de Condillac et des sensualistes. Je pris la connaissance tragique comme le véritable luxe de notre civilisation, comme sa manière de prodiguer la plus précieuse, la plus noble, la plus dangereuse, mais pourtant, en raison de son opulence, comme un luxe qui lui était permis. De même, j’interprétais la musique allemande comme l’expression d’une puissance dionysienne de l’âme allemande : en elle, je croyais surprendre le grondement souterrain d’une force primordiale, comprimée depuis longtemps et qui enfin se fait jour — indifférente en face de l’idée que tout ce qui s’appelle aujourd’hui culture pourrait être ébranlé. On voit que je méconnaissais alors, tant dans le pessimisme philosophique que dans la musique allemande, ce qui lui donnait son véritable caractère — son romantisme. Qu’est-ce que c’est que le romantisme ? Tout art, toute philosophie peuvent être considérés comme des remèdes et des secours au service de la vie en croissance et en lutte : ils supposent toujours des souffrances et des souffrants. Mais il y a deux sortes de souffrants, d’abord ceux qui souffrent de la surabondance de vie, qui veulent un art dionysien et aussi une vision tragique de la vie intérieure et extérieure — et ensuite ceux qui souffrent d’un appauvrissement de la vie, qui demandent à l’art et à la philosophie le calme, le silence, une mer lisse, ou bien encore l’ivresse, les convulsions, l’engourdissement, la folie. Au double besoin de ceux-ci répond tout romantisme en art et en philosophie, et aussi tant Schopenhauer que Wagner, pour nommer ces deux romantiques les plus célèbres et les plus expressifs, parmi ceux que j’interprétais mal alors — d’ailleurs en aucune façon à leur désavantage, on me l’accordera sans peine. L’être chez qui l’abondance de vie est la plus grande, Dionysos, l’homme dionysien, se plaît non seulement au spectacle du terrible et de l’inquiétant, mais il aime le fait terrible en lui-même, et tout le luxe de destruction, de désagrégation, de négation ; la méchanceté, l’insanité, la laideur lui semblent permises en quelque sorte, par suite d’une surabondance qui est capable de faire, de chaque désert, un pays fertile. C’est au contraire l’homme le plus souffrant, le plus pauvre en force vitale, qui aurait le plus grand besoin de douceur, d’aménité, de bonté, en pensée aussi bien qu’en action, et, si possible, d’un Dieu qui serait tout particulièrement un Dieu de malades, un Sauveur, il aurait aussi besoin de logique, d’intelligibilité abstraite de l’existence — car la logique tranquillise, donne de la confiance —, bref d’une certaine intimité étroite et chaude qui dissipe la crainte, et d’un emprisonnement dans des horizons optimistes. Ainsi j’ai appris peu à peu à comprendre Épicure, l’opposé d’un pessimiste dionysien, et aussi le « chrétien » qui, de fait, n’est qu’une façon d’épicurien et comme celui-ci essentiellement romantique, — et ainsi j’arrivais à une acuité toujours plus grande dans ce genre de conclusions, si difficile et si captieux, où l’on commet le plus d’erreurs — la conclusion de l’oeuvre au créateur, du fait à l’auteur, de l’idéal à celui pour qui il est une nécessité, de toute manière de penser et d’apprécier au besoin qui la commande. — À l’égard de toutes les valeurs esthétiques je me sers maintenant de cette distinction capitale : je demande dans chaque cas particulier : « est-ce la faim ou bien l’abondance qui est devenue créatrice ? » À première vue une autre distinction semblerait se recommander davantage — elle saute beaucoup plus aux yeux —, je veux dire : savoir si c’est le désir de fixité, d’éternité, d’être qui est la cause créatrice, ou bien le désir de destruction, de changement, de nouveauté, d’avenir, de devenir. Les deux désirs cependant, à y regarder de plus près, paraissent encore ambigus, et on ne peut les interpréter que d’après le critérium indiqué plus haut, et préféré, à juste titre me semble-t-il. Le désir de destruction, de changement, de devenir peut être l’expression de la force surabondante, grosse de l’avenir (mon terme est pour cela, comme l’on sait, le mot « dionysien »), mais ce peut aussi être la haine de l’être manqué, nécessiteux, mal partagé qui détruit, qui est forcé de détruire, parce que l’état de chose existant, tout état de chose, tout être même, le révolte et l’irrite — pour comprendre cette passion il faut regarder de près nos anarchistes. La volonté d’éterniser a également besoin d’une interprétation double. Elle peut provenir d’une part de la reconnaissance et de l’amour : — un art qui a cette origine sera toujours un art d’apothéose, dithyrambique peut-être avec Rubens, divinement moqueur avec Hafiz, clair et bienveillant avec Goethe, répandant sur toutes choses un rayon homérique de lumière et de gloire (dans ce cas je parle d’art apollinien). Mais elle peut être aussi cette volonté tyrannique d’un être qui souffre cruellement, qui lutte et qui est torturé, d’un être qui voudrait donner à ce qui lui est le plus personnel, le plus particulier, le plus proche, donner à la véritable idiosyncrasie de sa souffrance, le cachet d’une loi et d’une contrainte obligatoires, et qui se venge en quelque sorte de toutes choses en leur imprimant en caractères de feu, son image, l’image de sa torture. Ce dernier cas est le pessimisme romantique dans sa forme la plus expressive, soit comme philosophie schopenhauerienne de la volonté, soit comme musique wagnérienne : — le pessimisme romantique est le dernier grand événement dans la destinée de notre civilisation. (Qu’il puisse y avoir un tout autre pessimisme, un pessimisme classique — ce pressentiment et cette vision m’appartiennent, ils sont inséparables d’avec moi, étant mon proprium et mon ipsissimum : cependant mon oreille répugne au mot « classique », il est devenu beaucoup trop usé, trop ar­rondi, trop méconnaissable. J’appelle ce pessimisme de l’avenir — car il est en route ! je le vois venir ! — le pessimisme dionysien).

371.

Nous qui sommes incompréhensibles. — Nous sommes-nous jamais plaints d’être mal compris, méconnus, con­fondus, calomniés, d’être mal entendus et de ne l’être point ? Cela précisément sera notre destinée — hélas ! longtemps encore, disons, pour être modestes, jusqu’en 1901 — c’est là aussi notre distinction ; nous ne nous estimerions pas assez nous-mêmes si nous souhaitions qu’il en fût autrement. Nous prêtons à confusion — le fait est que nous grandissons nous-mêmes, nous changeons sans cesse, nous rejetons notre vieille écorce, nous faisons encore peau neuve à chaque printemps, nous devenons toujours plus jeunes, plus à venir, plus hauts et plus forts, nous enfonçons nos racines avec toujours plus de force dans les profondeurs — dans le Mal, — tandis qu’en même temps nous embrassons le ciel, avec plus d’amour, de nos bras toujours plus vastes, aspirant la lumière du ciel toujours plus avidement, avec toutes nos branches et toutes nos feuilles. Nous grandissons, comme les arbres — cela est difficile à comprendre, aussi difficile à compren­dre que la vie ! — nous grandissons, non à un seul endroit, mais partout, non dans une seule direction, mais autant par en haut que par en bas, à l’intérieur et à l’extérieur, — notre force pousse en même temps dans le tronc, les branches et les racines, nous ne sommes plus du tout libres de faire quelque chose séparément, d’être quelque chose séparément… Car tel est notre sort : nous grandis­sons en hauteur ; en admettant que ce soit là notre destinée néfaste — car nous habitons toujours plus près de la foudre ! — eh bien ! nous n’en tenons pas moins en honneur cette destinée, elle demeure ce que nous ne saurions partager, communiquer, — la destinée de la hauteur, notre destinée…

372.

Pourquoi nous ne sommes pas des idéalistes. — Autrefois les philosophes craignaient les sens : avons-nous peut-être trop désappris cette crainte ? Nous sommes aujourd’hui tous des sensualistes, nous autres hommes d’aujourd’hui et hommes de l’avenir en philosophie, non selon la théorie, mais en pratique, pratiquement… Ceux-ci, au contraire, croyaient être attirés par les sens, hors de leur monde, le froid royaume des « idées », dans une île dangereuse et plus méridionale, où ils craignaient de voir leurs vertus de philosophes fondre comme la neige au soleil. C’était alors presque une condition à être philosophe que d’avoir de la cire dans les oreilles ; un véritable philosophe n’entendait plus la vie, pour autant que la vie est musique, il niait la musique de la vie, — c’est une vieille superstition de philosophe que de croire que toute musique est musique de sirène. — Or, nous serions tentés aujourd’hui de juger dans un sens opposé (ce qui pourrait être en soi tout aussi faux) : de croire que les idées sont d’une séduction plus dangereuse que les sens, avec leur aspect froid et anémique, et pas même malgré cet aspect, — les idées vécurent toujours du « sang » des philosophes, elles rongèrent toujours les sens des philosophes et même, si l’on veut nous croire, leur « coeur ». Ces philosophes anciens étaient sans coeur : c’était toujours une sorte de vampirisme que de philosopher. N’avez-vous pas, à l’aspect de figures comme celle de Spinoza, l’impression de quelque chose de profondément énigmatique et d’inquiétant ? Ne voyez-vous pas le spectacle qui se joue ici, le spectacle de la pâleur qui augmente sans cesse, — de l’appauvrissement des sens, interprété d’une façon idéaliste ? Ne vous doutez-vous pas de la présence, à l’arrière-plan, d’une sangsue demeurée longtemps cachée, qui commence par s’attaquer aux sens et qui finit par ne garder, par ne laisser que les ossements et leur cliquetis ? — je veux dire des catégories, des formules, des mots (car, que l’on me pardonne, ce qui est resté de Spinoza, amor intellectualis dei, est un cliquetis et rien de plus ! qu’est-ce qu’amor, qu’est-ce que deus, quand ils n’ont même pas une goutte de sang ?) En somme : tout idéalisme philosophique fut jusqu’à présent quelque chose comme une maladie, partout où il ne fut pas, comme dans le cas de Platon, la prévoyance d’une santé trop riche et dangereuse, la crainte de sens prépondérants, la sagesse d’un sage disciple de Socrate. — Peut-être, nous autres hommes modernes, ne sommes-nous pas assez bien portants pour avoir besoin de l’idéalisme de Platon. Et nous ne craignons pas les sens, parce que — —

373.

La « science » en tant que préjugé. — C’est une conséquence des lois de la hiérarchie que les savants, en tant qu’ils appartiennent à la classe intellectuelle moyenne, n’ont pas du tout le droit d’apercevoir les questions et les problèmes véritablement grands : d’ailleurs leur courage et aussi leur regard ne suffisent pas pour aller jusque-là, — c’est avant tout le besoin qui fait d’eux des chercheurs, leur prévision et leur désir intérieur d’obtenir tel ou tel résultat. Leur crainte et leur espoir se reposent et se contentent trop tôt. Ce qui, par exemple, enthousiasme à sa façon ce pédantesque Anglais, Herbert Spencer, ce qui lui fait tracer une ligne d’espoir à l’horizon de ses désirs, cette tardive réconciliation entre « l’égoïsme et l’altruisme » dont il divague, nous inspire presque du dégoût, à nous autres : — une humanité avec de telles perspectives spencériennes, comme dernières perspectives, nous paraîtrait digne de mépris et de destruction ! Mais le fait que quelque chose qu’il est forcé de considérer comme espérance supérieure, n’apparaît et ne peut apparaître à d’autres que comme une répugnante possibilité, ce fait présente un problème que Spencer n’aurait pas pu prévoir… Il en est de même de cette croyance dont se contentent maintenant tant de savants matérialistes, la croyance à un monde qui doit avoir son équivalent et sa mesure dans la pensée humaine, dans l’évaluation humaine, à un « monde de vérité » dont on pourrait approcher en dernière analyse, à l’aide de notre raison humaine petite et carrée. — Comment ? voulons-nous vraiment laisser abaisser l’existence à un exercice de calcul, à une étude pour mathématiciens casaniers ? Avant tout il ne faut pas vouloir débarrasser l’existence de son caractère multiple : c’est ce qu’exige le bon goût, Messieurs, le goût du respect avant tout, — ce qui dépasse votre horizon. Que seule soit vraie une interprétation du monde où vous soyez dans le vrai, où l’on puisse faire des recherches scientifiques (vous voulez au fond dire mécaniques ? ) et continuer à travailler selon vos principes, une interprétation qui admet que l’on compte, que l’on calcule, que l’on pèse, que l’on regarde, que l’on touche, et pas autre chose, c’est là une balourdise et une naïveté, en admettant que ce ne soit pas de la démence et de l’idiotie. Ne semblerait-il pas, par contre, très probable que ce qu’il y a de plus superficiel et de plus extérieur à l’existence, — ce qu’il y a de plus apparent, sa croûte et sa matérialisation — pourrait être saisi en premier ? peut-être même exclusivement ? Une interprétation « scientifique » du monde, comme vous l’entendez, pourrait être par conséquent encore une des interprétations du monde les plus stupides, c’est-à-dire les plus pauvres de sens : ceci dit à l’oreille et mis sur la conscience de messieurs les mécanistes qui aujourd’hui aiment à se mêler aux philosophes, et qui s’imaginent absolument que la mécanique est la science des lois premières et dernières, sur lesquelles, comme sur un fondement, toute existence doit être édifiée. Cependant, un monde essentiellement mécanique serait essentiellement dépourvu de sens ! En admettant que l’on évalue la valeur d’une musique d’après ce qu’elle est capable de compter, de calculer, de mettre en formules — combien absurde serait une telle évaluation — « scientifique » de la musique ! Qu’y aurait-on saisi, compris, reconnu ? Rien, littéralement rien, de ce qui chez elle est de la « musique » !…

374.

Notre nouvel « infini ». — Savoir jusqu’où va le caractère perspectif de l’existence, ou même savoir si l’existence possède encore un autre caractère, si une existence sans explication, sans « raison », ne devient pas de la « déraison », si, d’autre part, toute existence n’est pas essentiellement explicative — c’est ce qui, comme de juste, ne peut pas être décidé par les analyses et les examens de l’intellect les plus assidus et les plus minutieusement scientifiques : l’esprit humain, durant cette analyse, ne pouvant faire autrement que de se voir sous ses formes perspectives et uniquement ainsi. Il nous est impossible de tourner l’angle de notre regard : il y a une curiosité sans espoir à vouloir connaître quelles autres espèces d’intellects et de perspectives il pourrait y avoir, par exemple, s’il y a des êtres qui peuvent concevoir le temps en arrière, ou tour à tour en avant et en arrière (par quoi on obtiendrait une autre direction de vie et une autre conception de la cause et de l’effet). J’espère, cependant, que nous sommes au moins, de nos jours, assez éloignés de ce ridicule manque de modestie de vouloir décréter de notre angle que ce n’est que de cet angle que l’on a le droit d’avoir des perspectives. Le monde, au contraire, est devenu pour nous une seconde fois infini : en tant que nous ne pouvons pas réfuter la possibilité qu’il contienne des interprétations à l’infini. Encore une fois le grand frisson nous prend, — mais qui donc aurait envie de diviniser de nouveau, immédiatement, à l’ancienne manière, ce monstre de monde inconnu ? Adorer peut-être dès lors cet inconnu objectif, comme un inconnu subjectif ? Hélas, il y a trop de possibilités d’interprétation non divines qui font partie de cette inconnue, trop de diableries, de bêtises, de folies d’interprétation, — sans compter la nôtre, cette interprétation humaine, trop humaine que nous connaissons…

375.

Pourquoi nous semblons être des épicuriens. — Nous sommes prudents nous autres hommes modernes, prudents à l’égard des dernières convictions ; notre méfiance se tient aux aguets contre les ensorcellements et les duperies de conscience qu’il y a dans toute forte croyance, dans tout oui ou non absolu : comment expliquer cela ? Peut-être qu’il faut y voir, pour une bonne part, la circonspection de l’enfant qui s’est brûlé, de l’idéaliste désabusé, mais pour une autre et meilleure part la curiosité, pleine d’allégresse, de celui qui autrefois attendait à l’angle des rues, qui, poussé au désespoir par son recoin, s’enivre et s’exalte maintenant — par contraste avec les « angles » — dans l’infini, sous l’horizon libre. Une tendance, presque épicurienne, de chercher la connaissance, se développe ainsi, une tendance qui ne laisse pas échapper facilement le caractère incertain des choses ; de même une antipathie contre les grandes phrases et les attitudes morales, un goût qui refuse tous les contrastes lourds et grossiers et qui a conscience, avec fierté, de son habitude des réserves. Car c’est cela qui fait notre orgueil, cette légère tension des guides, tandis que notre impétueux besoin de certitude nous pousse en avant, l’empire que, dans ses courses les plus sauvages, le cavalier a sur lui-même : car, avant comme après, nous montons les bêtes les plus fougueuses, et si nous hésitons, c’est le danger moins que toute autre chose qui nous fait hésiter…

376.

Le ralentissement dans notre temps. — Tel est le sentiment de tous les artistes, de tous les hommes qui créent des « oeuvres », de l’espèce maternelle parmi les hommes : ils s’imaginent toujours, chaque fois qu’une période de leur vie est terminée — une période qui se clôt sur une oeuvre —, qu’ils ont atteint le but lui-même. Toujours ils accepteraient alors la mort avec patience en se disant : « Nous sommes mûrs pour elle. » Ce n’est pas là l’expression de la fatigue, — mais bien plutôt d’une certaine douceur de l’automne ensoleillé que laisse chaque fois derrière elle, chez son auteur, l’oeuvre elle-même, la maturité d’une oeuvre. Alors l’allure de la vie se ralentit, elle devient épaisse et lourde de miel — jusqu’à de longs points de repos, jusqu’à la foi au long point de repos…

377.

Nous autres sans-patrie. — Parmi les Européens d’aujourd’hui il n’en manque pas qui ont un droit à s’appeler, dans un sens distinctif et qui leur fait honneur, des sans-patrie : c’est à eux que je mets particulièrement sur le coeur ma secrète sagesse, ma gaya scienza. Car leur sort est dur, leur espoir incertain, il faut un tour de force pour leur inventer une consolation — mais à quoi bon ! Nous autres enfants de l’avenir, comment saurions-nous être chez nous dans cet aujourd’hui ! Nous sommes hostiles à tout idéal qui pourrait encore trouver un refuge, un « chez soi », en ce temps de transition fragile et écroulé ; pour ce qui en est de la « réalité », de cet idéal, nous ne croyons pas à sa durée. La glace qui aujourd’hui peut encore supporter un poids s’est déjà fortement amincie : le vent du dégel souffle, nous-mêmes, nous autres sans-patrie, nous sommes quelque chose qui brise la glace et d’autres « réalités » trop minces… Nous ne « conservons » rien, nous ne voulons revenir à aucun passé, nous ne sommes absolument pas « libéraux », nous ne travaillons pas pour « le progrès », nous n’avons pas besoin de boucher nos oreilles pour ne point entendre les sirènes de l’avenir qui chantent sur la place publique. — Ce qu’elles chantent : « Droits égaux ! », « Société libre ! », « Ni maîtres ni serviteurs ! » cela ne nous attire point ! — en somme, nous ne trouvons pas désirable que le règne de la justice et de la concorde soit fondé sur la terre (puisque ce règne serait, en tous les cas, le règne de la médiocratie et de la chinoiserie), nous prenons plaisir à tous ceux qui, comme nous, ont le goût du danger, de la guerre et des aventures, ceux qui ne se laissent point accommoder et raccommoder, concilier et réconcilier, nous nous comp­tons nous-mêmes parmi les conquérants, nous réfléchis­sons à la nécessité d’un ordre nouveau, et aussi d’un nouvel esclavage — car pour tout renforcement, pour toute élévation du type « homme », il faut une nouvelle espèce d’asservissement — n’en est-il pas ainsi ? Avec tout cela nous nous sentons mal à l’aise dans une époque qui aime à revendiquer l’honneur d’être la plus humaine, la plus charitable, la plus juste qu’il y ait eu sous le soleil. Il est assez triste que ces belles paroles suggèrent d’aussi laides arrière-pensées ! que nous n’y voyions que l’expression — et aussi la mascarade — du plus profond affaiblissement, de la fatigue, de la vieillesse, de la diminution des forces ! En quoi cela peut-il nous intéresser de savoir de quels oripeaux un malade pare sa faiblesse ! Qu’il en fasse parade comme de sa vertu — il n’y a pas de doute, en effet, la faiblesse rend doux, ah ! si doux, si équitable, si inoffensif, si « humain » ! — La « religion de la pitié » à laquelle on voudrait nous convertir — ah ! nous connaissons trop bien les petits jeunes gens et les petites femmes hystériques qui, aujourd’hui, ont besoin de s’en faire un voile et une parure ! Nous ne sommes pas des humanitai­res ; nous ne nous permettrions jamais de parler de notre « amour pour l’humanité », — nous autres, nous ne sommes pas assez comédiens pour cela ! Ou bien pas assez saint-simoniens, pas assez français. Il faut déjà être affligé d’une dose excessive, toute gauloise, d’irritabilité érotique et d’impatience amoureuse pour s’approcher même encore de l’humanité de façon loyale et avec ardeur… De l’humanité ! Y eut-il jamais plus horrible vieille, parmi toutes les horribles vieilles ? (— à moins que ce ne soit peut-être la « vérité » : une question pour les philosophes). Nous n’aimons pas l’humanité ; mais d’autre part nous sommes bien loin d’être assez « allemands » — tel qu’on emploie aujourd’hui le mot « allemand » — pour être les porte-paroles du nationalisme et de la haine des races, pour pouvoir nous réjouir des maux de coeur nationaux et de l’empoisonnement du sang, qui font qu’en Europe un peuple se barricade contre l’autre comme si une quarantaine les séparait. Pour cela nous sommes trop libres de toute prévention, trop malicieux, trop délicats, nous avons aussi trop voyagé : nous préférons de beaucoup vivre dans les montagnes, à l’écart, « inactuels », dans des siècles passés ou futurs, ne fût-ce que pour nous épargner la rage silencieuse, à quoi nous condamnerait le spectacle d’une politique qui rend l’esprit allemand stérile, puisqu’elle le rend vaniteux, et qui est de plus une petite politique : — n’a-t-elle pas besoin, pour que sa propre création ne s’écroule pas aussitôt édifiée, de se dresser entre deux haines mortelles ? n’est-elle pas forcée de vouloir éterniser le morcellement de l’Europe en petits États ?… Nous autres sans-patrie, nous sommes trop multiples et trop mêlés, de race et d’origine, pour faire des « hommes modernes » et, par conséquent, peu tentés de participer à cette admiration de soi mensongère que pratiquent les races, à cette impudicité dont, aujourd’hui, l’on fait parade en Allemagne, en guise de cocarde du loyalisme germanique, et qui semblent doublement fausses et inconvenantes chez le peuple du « sens historique ». Nous sommes en un mot — et que ce soit notre mot d’ordre ! — de bons Européens, les héritiers de l’Europe, les héritiers riches et comblés — riches, mais aussi riches en obligations, héritiers de plusieurs milliers d’années d’esprit européen, comme tels encore sortis du christianisme et mal disposés à son égard, et c’est précisément parce que nous en sommes sortis, parce que nos ancêtres étaient des chrétiens d’une loyauté sans égale qui, pour leur roi, auraient sacrifié leur bien et leur sang, leur état et leur patrie. Nous — nous faisons de même. Mais pourquoi donc ? Par irréligion personnelle ? Par irréligion universelle ? Non, vous savez cela beaucoup mieux, mes amis ! Le OUI caché en vous est plus fort que tous les NON et tous les PEUT-ÊTRE dont vous êtes malades, avec votre époque : et s’il faut que vous alliez sur la mer, vous autres émigrants, évertuez-vous en vous-mêmes à avoir — une foi !…

378.

« Et nous redevenons clairs ». — Nous qui sommes riches et prodigues en esprit, placés comme des puits ouverts au bord de la route, ne voulant interdire à personne de puiser chez nous, nous ne savons malheureu­sement pas nous garer, lorsque nous désirerions le faire, nous n’avons pas de moyen pour empêcher que l’on nous trouble, que l’on nous obscurcisse, — que l’époque où nous vivons jette au fond de nous-mêmes sa « contemporanéité », que les oiseaux malpropres de cette époque y jettent leurs immondices, les gamins leurs colifichets, et des voyageurs épuisés qui s’y reposent leurs petites et leurs grandes misères. Mais nous ferons ce que nous avons toujours fait : nous entraînerons ce que l’on nous jette dans notre profondeur — car nous sommes profonds, nous n’oublions pas — et nous redevenons clairs

379.

Interruption du fou. — Ce n’est pas un misanthrope, celui qui a écrit ce livre : la haine des hommes se paye cher aujourd’hui. Pour pouvoir haïr comme autrefois l’on savait haïr l’homme, à la façon de Timon, dans l’ensemble, sans déduction, avec tout l’amour de la haine — pour cela il faudrait pouvoir renoncer au mépris, et combien de joie subtile, combien de patience, combien de bonté même, devons-nous justement à notre mépris ! Avec notre mépris nous sommes de plus les « élus de Dieu » : le subtil mépris est à notre goût, il est notre privilège et notre art, peut-être notre vertu, à nous autres modernes parmi les modernes… La haine, par contre, vous égalise, vous place les uns en face des autres, dans la haine il y a de l’honneur, et enfin, dans la haine il y a de la crainte, une grande part de crainte. Mais, nous qui sommes sans crainte, nous les hommes plus intellectuels de cette époque, nous connaissons assez bien notre avantage, en tant qu’intellectuels supérieurs, pour vivre justement dans l’insouciance à l’égard de ce temps. Il ne me semble pas probable que l’on nous décapite, que l’on nous enferme, que l’on nous bannisse, nos livres ne seront même pas interdits et brûlés. L’époque aime l’esprit, elle nous aime et elle aurait besoin de nous, quand même nous lui donnerions à entendre que nous sommes des artistes dans le mépris, que tout rapport avec les hommes nous cause un léger effroi, que malgré notre douceur, notre patience, notre affabilité, notre politesse, nous ne pourrions persuader notre nez d’abandonner l’aversion qu’il a contre le voisinage des hommes, que, moins la nature est humaine, plus nous l’aimons, que nous aimons l’art quand il est la fuite de l’artiste devant l’homme, ou le persiflage de l’artiste sur l’homme, ou le persiflage de l’artiste sur lui-même…

380.

« Le voyageur » parle. — Pour considérer une fois de loin notre moralité européenne, pour la mesurer à l’étalon d’autres moralités, plus anciennes ou futures, il faut agir comme fait le voyageur qui veut connaître la hauteur des tours d’une ville : pour cela il quitte la ville. Des « pensées sur les préjugés moraux », pour le cas où elles ne devraient pas être des préjugés sur les préjugés, supposent une position en dehors de la morale, quelque par delà le bien et le mal vers quoi il faudrait monter, grimper, voler, — et, dans le cas donné, un par delà notre bien et notre mal, une indépendance de toute « Europe », cette dernière entendue comme une somme de jugements évaluateurs qui nous commandent et qui sont entrés dans notre sang. Vouloir se placer en dehors et au-dessus, c’est peut-être là une petite témérité, un « tu dois » particulier et déraisonnable, car nous aussi, nous qui cherchons la connaissance, nous avons nos idiosyncrasies de la volonté « non affranchie » — : la question est de savoir si l’on peut véritablement monter là-haut. Cela peut dépendre de conditions multiples. Dans l’ensemble il s’agit de savoir si nous sommes lourds ou légers, c’est le problème de notre « poids spécifique ». Il faut être très léger pour pousser sa volonté de la connaissance aussi loin et en quelque sorte au delà de son temps, pour se créer des yeux qui puissent embrasser des milliers d’années et que ce soit le ciel clair qui se reflète dans ces yeux ! Il faut s’être détaché de beaucoup de choses qui nous oppressent, nous entravent, nous tiennent baissés, nous alourdissent, nous autres Européens d’aujourd’hui. L’homme d’un pareil au-delà, qui veut embrasser lui-même les évaluations supérieures de son époque, a besoin d’abord de « surmonter » en lui-même cette époque — c’est là sa preuve de force — et, par conséquent, non seulement son époque, mais encore l’opposition qu’il ressentait jusqu’à présent contre cette époque, la contradiction, la souffrance que lui causait cette époque, son inactualité, son romantisme

381.

La question de la compréhension. — On veut non seulement être compris lorsque l’on écrit, mais certainement aussi ne pas être compris. Ce n’est nullement encore une objection contre un livre quand il y a quelqu’un qui le trouve incompréhensible : peut-être cela faisait-il partie des intentions de l’auteur de ne pas être compris par « n’importe qui ». Tout esprit distingué qui a un goût distingué choisit ainsi ses auditeurs lorsqu’il veut se communiquer ; en les choisissant il se gare contre les « autres ». Toutes les règles subtiles d’un style ont là leur origine : elles éloignent en même temps, elles créent la distance, elles défendent « l’entrée », la compréhension, — tandis qu’elles ouvrent les oreilles de ceux qui nous sont parents par l’oreille. Et, pour le dire entre nous et dans mon cas particulier, — je ne veux me laisser empêcher ni par mon ignorance, ni par la vivacité de mon tempérament, d’être compréhensible pour vous, mes amis : ni par la vivacité, bien qu’elle me force, pour pouvoir m’approcher d’une chose, de m’en approcher rapidement. Car j’agis avec les problèmes profonds comme avec un bain froid — y entrer vite, en sortir vite. Croire que de cette façon on n’entre pas dans les profondeurs, on ne va pas assez au fond, c’est la superstition de ceux qui craignent l’eau, des ennemis de l’eau froide ; ils parlent sans expérience. Ah ! le grand froid rend prompt ! — Et, soit dit en passant, une chose demeure-t-elle vraiment incomprise et inconnue par le fait qu’elle n’est touchée qu’au vol, saisie d’un regard, en un éclair ? Faut-il vraiment commencer par s’y asseoir solidement ? l’avoir couvée comme un oeuf ? Diu noctuque incubando, comme disait Newton de lui-même ? Il y a du moins des vérités d’une pudeur et d’une susceptibilité particulières dont on ne peut s’emparer que d’une façon imprévue, — qu’il faut surprendre ou laisser… Enfin, ma brièveté a une autre raison encore : parmi les questions qui me préoccupent, il y en a beaucoup qu’il faut que j’explique en peu de mots pour que l’on m’entende à mots couverts. Car il faut éviter, en tant qu’immoraliste, de pervertir l’innocence, je veux dire les ânes et les vieilles filles des deux sexes, qui n’ont d’autre profit de la vie que leur innocence ; mieux encore, mes oeuvres doivent les enthousiasmer, les élever et les entraîner à la vertu. Je ne connais rien sur la terre qui fut plus joyeux que le spectacle de vieux ânes et de vieilles filles qu’agite le doux sentiment de la vertu : et « j’ai vu cela » — ainsi parlait Zarathoustra. Ceci pour ce qui est de la brièveté ; la chose est plus grave pour ce qui en est de mon ignorance que je ne me dissimule pas à moi-même. Il y a des heures où j’en ai honte ; il est vrai qu’il y a aussi des heures où j’ai honte de cette honte. Peut-être nous autres philosophes sommes-nous tous aujourd’hui en fâcheuse posture vis-à-vis du savoir humain : la science grandit, et les plus savants d’entre nous sont prêts à s’apercevoir qu’ils connaissent trop peu de choses. Il est vrai que ce serait bien pis encore s’il en était autrement, — s’ils savaient trop de choses. Notre devoir est avant tout de ne pas faire de confusion avec nous-mêmes. Nous sommes autre chose que des savants : bien qu’il soit inévitable que, entre autres, nous fussions aussi savants. Nous avons d’autres besoins, une autre croissance, une autre digestion : il nous faut davantage, il nous faut aussi moins. Il n’y a pas de formule pour définir la quantité de nourriture qu’il faut à un esprit ; si pourtant son goût est prédisposé à l’indépendance, à une brusque venue, à un départ rapide, aux voyages, peut-être aux aventures qui seules sont de la force des plus rapides, il préférera vivre libre avec une nourriture frugale que gavé et dans la contrainte. Ce n’est pas la graisse, mais une plus grande souplesse et une plus grande vigueur que le bon danseur demande à sa nourriture, — et je ne saurais pas ce que l’esprit d’un philosophe pourrait désirer de meilleur que d’être un bon danseur. Car la danse est son idéal, son art particulier, et finalement aussi sa seule piété, son « culte »…

382.

La grande santé. — Nous autres hommes nouveaux, innommés, difficiles à comprendre, précurseurs d’un avenir encore non démontré — nous avons besoin, pour une fin nouvelle, d’un moyen nouveau, je veux dire d’une nouvelle santé, d’une santé plus vigoureuse, plus aiguë, plus endurante, plus intrépide et plus joyeuse que ne furent jusqu’à présent toutes les santés. Celui dont l’âme est avide de faire le tour de toutes les valeurs qui ont eu cours et de tous les désirs qui ont été satisfaits jusqu’à présent, de visiter toutes les côtes de cette « méditerranée » idéale, celui qui veut connaître, par les aventures de sa propre expérience, quels sont les sentiments d’un conquérant et d’un explorateur de l’idéal, et, de même, quels sont les sentiments d’un artiste, d’un saint, d’un législateur, d’un sage, d’un savant, d’un homme pieux, d’un devin, d’un divin solitaire d’autrefois : celui-là aura avant tout besoin d’une chose, de la grande santé — d’une santé que non seulement on possède mais qu’il faut aussi conquérir sans cesse, puisque sans cesse il faut la sacrifier !… Et maintenant, après avoir été ainsi longtemps en chemin, nous, les Argonautes de l’Idéal, plus courageux peut-être que ne l’exigerait la prudence, souvent naufragés et endoloris, mais mieux portants que l’on ne voudrait nous le permettre, dangereusement bien portants, bien portants toujours à nouveau, — il nous semble avoir devant nous, comme récompense, un pays inconnu, dont personne encore n’a vu les frontières, un au-delà de tous les pays, de tous les recoins de l’idéal connus jusqu’à ce jour, un monde si riche en choses belles, étranges, douteuses, terribles et divines, que notre curiosité, autant que notre soif de posséder sont sorties de leurs gonds, — hélas ! que maintenant rien n’arrive plus à nous rassasier ! Comment pourrions-nous, après de pareils aperçus et avec une telle faim dans la conscience, une telle avidité de science, nous satisfaire encore des hommes actuels ? C’est assez grave, mais c’est inévitable, nous ne regardons plus leurs buts et leurs espoirs les plus dignes qu’avec un sérieux mal tenu, et peut-être ne les regardons-nous même plus. Un autre idéal court devant nous, un idéal singulier, tentateur, plein de dangers, un idéal que nous ne voudrions recommander à personne, parce qu’à personne nous ne reconnaissons facilement le droit à cet idéal : c’est l’idéal d’un esprit qui se joue naïvement, c’est-à-dire sans intention, et parce que sa plénitude et sa puissance débordent, de tout ce qui jusqu’à présent s’est appelé sacré, bon, intangible, divin ; pour qui les choses les plus hautes qui servent, avec raison, de mesure au peuple, signifieraient déjà quelque chose qui ressemble au danger, à la décomposition, à l’abaissement ou bien du moins à la convalescence, à l’aveuglement, à l’oubli momentané de soi ; c’est l’idéal d’un bien-être et d’une bienveillance humains-surhumains, un idéal qui apparaîtra souvent inhumain, par exemple lorsqu’il se place à côté de tout ce qui jusqu’à présent a été sérieux, terrestre, à côté de toute espèce de solennité dans l’attitude, la parole, l’intonation, le regard, la morale et la tâche, comme leur vivante parodie involontaire — et avec lequel, malgré tout cela, le grand sérieux commence peut-être seulement, le véritable problème est peut-être seulement posé, la destinée de l’âme se retourne, l’aiguille marche, la tragédie commence

383.

Épilogue. — Mais en dessinant, pour finir, lentement, lentement, ce sombre point d’interrogation, ayant encore l’intention de rappeler au lecteur les vertus du véritable art de lire, — hélas ! quelles vertus oubliées et inconnues ! — il m’arrive d’entendre résonner autour de moi un rire de farfadet, le plus méchant et le plus joyeux : les esprits de mon livre, eux-mêmes, se jettent sur moi, me tirent les oreilles et me rappellent à l’ordre. « Nous n’y tenons plus — ainsi m’interpellent-ils — ; au diable avec cette musique sombre et noire comme la robe d’un corbeau. La clarté du matin ne brille-t-elle pas autour de nous ? Ne sommes-nous pas entourés d’une verte et molle pelouse, le royaume de la danse ? Y eut-il jamais une meilleure heure pour être joyeux ? Qui veut entonner un chant, un chant du matin, tellement ensoleillé, tellement léger, si aérien qu’il ne chasse pas les idées noires, mais qu’il les invite à chanter avec lui, à danser avec lui ? Nous aimons mieux encore la mélodie d’une stupide cornemuse paysanne que de tels sons mystérieux, de tels chants de crapauds sonnants, de telles voix des tombeaux, de tels sifflements de marmottes, par quoi vous nous avez régalés jusqu’à présent, dans votre sauvage solitude, Monsieur l’ermite et musicien de l’avenir ! Non ! Ne venez pas avec de pareils sons ! Entonnons des mélodies plus agréables et plus joyeuses ! » — Êtes-vous satisfaits ainsi, mes impatients amis ? Eh bien ! Qui donc ne vous obéirait pas volontiers ? Ma cornemuse est prête, ma gorge aussi — il en sortira peut-être des sons rudes, arrangez-vous-en ! nous sommes en montagne ! Mais ce que je vous ferai entendre sera du moins nouveau ; et, si vous ne le comprenez pas, si les paroles du chanteur vous sont inintelligibles, qu’importe ! C’est là la « malédiction du chanteur ». Vous entendrez d’autant plus distinctement sa musique et sa mélodie, vous danserez d’autant mieux au son de son pipeau. Voulez-vous cela ?…

Note 1.

Texte de l’épigraphe en français dans le texte. (N.d.T.)  

Note 2.

Par excellence : en français dans le texte (N.d.T.)  

Note 3.

Raison : en français dans le texte. (N.d.T.)  

Note 4.

En français dans le texte. (N.d.T.)  

Note 5.

J.T.A. Bahnsen (1830-1881), auteur d’une Contribution à la Caractériologie (1867), continuateur de Schopenhauer et adversaire d’Ed. de Hartmann. (N.d.T.)  

Note 6.

Auteur, en collaboration avec sa soeur, d’une Philosophie de la rédemption. (N.d.T.)