Humain, trop humain | 13 | Opinions et Sentences mêlées

OPINIONS ET SENTENCES MÊLÉES

1.

À ceux que la philosophie a déçus. — Si jusqu’à présent vous avez cru à la valeur supérieure de la vie et si vous vous voyez déçus maintenant, faut-il donc vous débarrasser de la vie au plus vil prix ?
 

2.

Être gâté. — On peut aussi être gâté pour ce qui concerne la clarté des idées. Combien vous dégoûtent alors les rapports avec ces gens obscurs et nébuleux, qui aspirent et qui pressentent ! Combien paraît ridicule, sans être réjouissant, leur éternel papillonnement, leur chasse perpétuelle, sans qu’ils parviennent véritablement à voler et à attraper quelque chose !
 

3.

Les prétendants de la réalité. — Celui qui finit par s’apercevoir combien et combien longtemps il a été dupé, embrasse, par dépit, la réalité même la plus laide : en sorte que, si l’on considère le monde dans son ensemble, c’est à la réalité que sont échus au cours des siècles les meilleurs prétendants, — car ce sont les meilleurs qui ont été dupés le mieux et le plus longtemps.
 

4.

Progrès de la pensée libre. — Il n’y a pas de meilleur moyen pour rendre intelligible la différence qu’il y a entre la libre pensée de jadis et la pensée libre d’aujourd’hui que de se souvenir d’un axiome célèbre. Pour l’imaginer et le formuler il fallut toute l’intrépidité du siècle dernier, et pourtant, mesuré selon notre expérience d’aujourd’hui, il devient une naïveté involontaire, — je veux parler de l’axiome de Voltaire : « Croyez-moi, mon ami, l’erreur aussi a son mérite. »
 

5.

Un péché originel des philosophes. — Les philosophes se sont emparés de tous temps des axiomes de ceux qui étudient les hommes (moralistes) ; il les ont corrompus, en les prenant dans un sens absolu et en voulant démontrer la nécessité de ce que ceux-ci n’avaient considéré que comme indication approximative, ou même seulement comme la vérité particulière à une ville ou à un pays pendant une dizaine d’années — ; mais par là les philosophes croyaient s’élever au-dessus des moralistes. C’est ainsi que l’on trouvera, comme bases des célèbres doctrines de Schopenhauer concernant la primauté de la volonté sur l’intellect, l’invariabilité du caractère, la négativité de la joie — qui toutes, telles qu’il les entend, sont des erreurs — des principes de sagesse populaire érigés en vérités par des moralistes. Le mot « volonté » que Schopenhauer transforma pour en faire une désignation commune à plusieurs conditions humaines, l’introduisant dans le langage là où il y avait une lacune, à son grand profit personnel, pour autant qu’il était moraliste — dès lors il put parler de la « volonté » le mot de la même façon dont Pascal en avait parlé —, le mot « volonté » chez Schopenhauer dégénéra entre les mains de son inventeur, à cause de sa rage philosophique des généralisations, pour le plus grand malheur de la science : car c’est faire de cette volonté une métaphore poétique que de prétendre attribuer à toutes les choses de la nature une volonté ; enfin, on en a abusé par une fausse objectivation, en vue de l’utiliser à toutes sortes d’excès mystiques — et tous les philosophes à la mode répètent et semblent savoir exactement que toutes choses n’ont qu’une seule volonté et qu’elles sont même cette seule volonté (ce qui voudrait dire, d’après la description que l’on donne de cette volonté une et universelle, que l’on veut absolument avoir pour Dieu le stupide démon).
 

6.

Contre les imaginatifs. — L’imaginatif nie la vérité devant lui-même, le menteur seulement devant les autres.
 

7.

Inimitié contre la lumière. — Si l’on fait comprendre à quelqu’un qu’au sens strict il ne peut jamais parler de vérité, mais seulement de probabilité et des degrés de la probabilité, on découvre généralement, à la joie non dissimulée de celui que l’on instruit ainsi, combien les hommes préfèrent l’incertitude de l’horizon intellectuel, et combien, au fond de leur âme, ils haïssent la vérité à cause de sa précision. — Cela tient-il à ce qu’ils craignent tous secrètement que l’on fasse une fois tomber sur eux-mêmes, avec trop d’intensité, la lumière de la vérité ? Ils veulent signifier quelque chose, par conséquent on ne doit pas savoir exactement ce qu’ils sont ? Ou bien n’est-ce que la crainte d’un jour trop clair, auquel leur âme de chauve-souris crépusculaire et facile à éblouir n’est pas habituée, en sorte qu’il leur faut haïr ce jour ?
 

8.

Scepticisme chrétien. — On présente maintenarnt volontiers Pilate, avec sa question « qu’est-ce que la vérité ? » comme avocat du Christ, et cela pour mettre en suspicion tout ce qui est connu et connaissable, le faire passer pour apparence, afin de pouvoir dresser sur l’horrible fond de l’impossibilité-de-savoir : la Croix !
 

9.

La « loi de la nature » une superstition. — Si vous parlez avec tant d’enthousiasme de la conformité aux lois qui existent dans la nature, il faut que vous admettiez soit que, par une obéissance librement consentie et soumise à elle-même, les choses naturelles suivent leurs lois — en quel cas vous admirez donc la moralité de la nature — ; soit que vous évoquiez l’idée d’un mécanicien créateur qui a fabriqué la pendule la plus ingénieuse en y plaçant, en guise d’ornements, les êtres vivants. — La nécessité dans la nature devient plus humaine par l’expression « conformité aux lois », c’est le dernier refuge de la rêverie mythologique.
 

10.

Échu à l’histoire. — Les philosophes voilés et les obscurcisseurs du monde, donc tous les métaphysiciens d’un sel plus ou moins gros, sont pris de douleurs, aux yeux, aux oreilles ou aux dents, lorsqu’ils commencent à soupçonner qu’il y a quelque réalité dans cet axiome affirmant que toute la philosophie est tombée maintenant dans le domaine de l’histoire. On peut leur pardonner à cause de leur chagrin, s’ils jettent des pierres et des immondices à celui qui parle ainsi : mais il se peut que la doctrine elle-même en devienne pour un temps malpropre et insignifiante et perde de son effet.
 

11.

Le pessimiste de l’intellect. — L’homme véritablement libre par l’esprit pensera aussi très librement au sujet de l’esprit lui-même et ne se cachera pas ce qu’il peut y avoir de grave dans les sources et la direction de celui-ci. C’est pourquoi les autres le considéreront peut-être comme le pire ennemi de la libre pensée et lui appliqueront ce terme de mépris « pessimiste de l’intellect » qui doit mettre en garde contre lui : habitués comme ils sont à ne point nommer quelqu’un d’après sa force et sa vertu dominante, mais d’après ce qui leur paraît le plus étrange en lui.
 

12.

Besace des métaphysiciens. — Il ne faut pas répondre du tout à ceux qui parlent avec tant de fanfaronnade de ce que leur métaphysique a de scientifique ; il suffit de farfouiller dans le paquet qu’ils dissimulent derrière leur dos avec tant de pudeur ; si l’on réussit à le défaire quelque peu on amènera à la lumière, à leur plus grande honte, le résultat de ce scientifisme : un tout petit bon Dieu, une aimable immortalité, peut-être un peu de spiritisme et certainement tout l’amas confus des misères d’un pauvre pécheur et de l’orgueil du pharisien.
 

13.

La connaissance nuisible à l’occasion. — L’utilité qu’apporte une recherche absolue de la vérité est sans cesse démontrée au centuple, tellement qu’il faut s’accommoder sans hésiter des choses nuisibles, légères et rares, en somme, dont l’individu peut avoir à souffrir à cause de cette recherche. Il est impossible d’éviter les risques que court le chimiste qui peut se brûler ou s’empoisonner à l’occasion de ses expériences. — Ce que l’on peut dire du chimiste s’applique à toute notre civilisation : d’où il résulte clairement, soit dit en passant, combien il importe, pour celle-ci, d’avoir toujours en réserve des baumes pour les blessures et des contre-poisons.

14.

Ce dont le philistin a besoin. — Le philistin croit que ce qui lui est le plus nécessaire c’est un chiffon de pourpre ou un turban de métaphysique, et il ne veut absolument pas se les laisser arracher : et pourtant on le trouverait moins ridicule sans ces oripeaux.
 

15.

Les exaltés. — Par tout ce que les exaltés disent en faveur de leur évangile ou de leur maître il se défendent eux-mêmes, bien qu’ils aient l’air de s’ériger en juges (et non point en accusés), car involontairement on leur fait souvenir, presque à chaque instant, qu’ils sont des exceptions qui ont besoin de se légitimer.
 

16.

Le bien induit à la vie. — Toutes les choses bonnes sont de forts stimulants en faveur de la vie, c’est même le cas de tout bon livre, écrit contre la vie.
 

17.

Bonheur de l’historien. — « Lorsque nous entendons parler les métaphysiciens subtils et les hallucinés de l’arrière-monde, nous comprenons, il est vrai, que nous autres, nous sommes les « pauvres d’esprit », mais aussi que c’est à nous qu’appartient le royaume du changement, avec le printemps et l’automne, l’hiver et l’été, et que c’est à ceux-ci qu’appartient l’arrière-monde avec ses brouillards sans fin, ses ombres grises et froides. » — C’est ce que se prit à dire quelqu’un qui se promenait sous le soleil du matin : quelqu’un qui, en étudiant l’histoire, sentait se transformer sans cesse, non seulement son esprit, mais encore son coeur, et qui, en opposition avec les métaphysiciens, est heureux d’abriter en lui, non pas une âme immortelle, mais beaucoup d’âmes mortelles.
 

18.

Trois espèces de penseurs. — Il y a des sources minérales qui jaillissent, il y en a d’autres qui coulent, et d’autres encore qui ne viennent que goutte par goutte ; dans le même sens il y a trois espèces de penseurs. Le profane les évalue selon la capacité de l’eau, le connaisseur en examine la teneur, et les juge par conséquent d’après ce qui en eux n’est pas de l’eau.
 

19.

L’image de la vie. — Vouloir peindre l’image de la vie, cette tâche, bien que présentée par les poètes et les philosophes, n’en est pas moins insensée : sous la main des plus grands peintres et penseurs il ne s’est jamais formé que des images et des esquisses tirées d’une vie, c’est-à-dire de leur propre vie — et il ne saurait en être autrement. Dans une chose qui est en plein devenir, une autre chose qui devient ne saurait se refléter d’une façon fixe et durable, comme « la » vie.
 

20.

La vérité ne tolère pas d’autres dieux. — La foi en la vérité commence avec le doute de toutes les « vérités » en quoi l’on a cru jusqu’à présent.
 

21.

Sur quoi l’on exige le silence. — Si l’on parle de la libre pensée comme d’une expédition très dangereuse au milieu des glaciers et des mers polaires, ceux qui ne veulent pas s’engager dans la même voie sont offensés, comme si on leur avait reproché leur hésitation ou leurs jambes trop faibles. Quand nous ne nous sentons pas à la hauteur d’une chose difficile, nous ne tolérons pas qu’elle soit mentionnée devant nous.
 

22.

Historia in nuce. — La parodie la plus sérieuse que j’aie jamais entendue est celle-ci : Au commencement était le non-sens, et le non-sens était, par Dieu ! et Dieu (divin) était le non-sens.
 

23.

Incurable. — L’idéaliste est incorrigible on le jette hors de son ciel il s’arrange avec l’enfer un idéal. Créez-lui une déception et vous verrez qu’il ne met pas moins d’ardeur à embrasser sa déception qu’il n’en mettait il y a peu de temps à se draper de son espérance. Dans la mesure où son penchant appartient aux grands penchants incurables de la nature humaine, il peut provoquer des destinées tragiques et devenir plus tard l’objet de tragédies : en cela il touche à ce qu’il y a d’incurable, d’inévitable, d’irrémissible dans la destinée et le caractère humains.
 

24.

Les applaudissements sont une continuation du spectacle. — L’air radieux et le sourire bienveillant, c’est la façon d’approbation que l’un donne à la grande comédie du monde et de l’existence, — mais c’est en même temps une comédie dans la comédie qui doit entraîner les autres spectateurs au « plaudite, amici ».
 

25.

Courage de l’ennui. — Celui qui n’a pas le courage de permettre que l’on trouve ennuyeux son oeuvre et lui-même, n’est certainement pas un esprit de premier ordre, que ce soit dans les arts ou dans les sciences. — Un esprit moqueur qui, par exception, serait aussi un penseur, en jetant un regard sur le monde et l’histoire, pourrait ajouter : « Dieu n’a pas ce courage ; il a voulu rendre toutes choses intéressantes et il les a faites ainsi. »
 

26.

De la plus intime expérience du penseur. — Rien n’est plus difficile pour un homme que de saisir une chose d’une façon impersonnelle : je veux dire d’y voir précisément une chose et non pas une personne : on peut même se demander si, d’une façon générale, il lui est possible de suspendre, ne fût-ce que pendant un instant le mécanisme de son instinct qui crée et imagine des personnes. Dans ses rapports avec les pensées, même les plus abstraites, il se comporte comme si elles étaient des individus avec lesquels on est forcé de lutter ou de prendre partie, des individus que l’on garde, soigne et élève. Écoutons ou guettons-nous nous-mêmes dans la minute où nous entendons ou trouvons un axiome nouveau pour nous. Peut-être nous déplaît-il parce qu’il se présente avec tant de hauteur et d’orgueil : inconsciemment nous nous demandons si nous ne devons pas lui opposer un ennemi ou bien lui adjoindre un « peut-être » ou un « parfois » ; le petit mot « probable » nous donne même satisfaction, parce qu’il brise la tyrannie personnelle de l’absolu qui nous importune. Lorsque, par contre, cet axiome nouveau nous apparaît sous une forme plus atténuée, tolérant et humble comme il convient, se jetant, en quelque sorte, dans les bras de la contradiction, nous avançons un autre exemple de notre souveraineté : car comment saurions-nous ne pas venir en aide à cet être faible, le caresser et le nourrir, lui donner de la force et de la plénitude et même une apparence de vérité et d’absolu ? Nous est-il possible de nous comporter à son égard d’une façon naturelle, chevaleresque ou compatissante ? — Ailleurs encore nous voyons d’une part un jugement et d’autre part un autre jugement, éloignés l’un de l’autre, sans qu’ils soient liés et sans qu’ils tendent à se rapprocher : alors une idée nous chatouille, nous nous informons s’il n’y aurait pas un mariage à faire, une conclusion à tirer, nous avons le sentiment vague qu’au cas où cette conclusion aurait une suite l’honneur en reviendrait non seulement aux deux jugements unis par le mariage, mais encore à l’auteur de ce mariage. Si, par contre, on ne peut s’attaquer à cette idée ni par l’entêtement et le mauvais vouloir, ni par la bienveillance (si on la tient pour vraie —), on s’y soumet, et on lui rend hommage comme à un guide et un chef, on lui accorde une place d’honneur et on n’en parle pas sans pompe et fierté ; car son éclat rejaillit sur vous. Malheur à celui qui voudrait l’obscurcir ! Mais il arrive aussi que cette autorité devienne un jour scabreuse pour nous : — alors, nous qui sommes des infatigables faiseurs de rois (king-makers) dans le domaine de l’esprit, nous chassons du trône l’idée élue et y élevons en hâte son adversaire. Considérez cela et faites un pas de plus dans votre pensée : certes, personne ne parlera plus d’un « besoin de connaissance en soi » ! Pourquoi donc l’homme préfère-t-il le vrai au non vrai, dans cette lutte secrète avec les idées-personnes, dans ce mariage des idées, mariage demeuré le plus souvent caché, dans cette fondation d’États sur le domaine de la pensée, dans cette éducation et cette assistance de la pensée ? Pour la même raison qui lui fait rendre justice dans ses rapports avec des personnes véritables : maintenant par habitude, héritage et éducation, primitivement parce que le vrai — comme aussi l’équitable et le juste — est plus utile et rapporte plus d’honneurs que le non-vrai. Car, dans le domaine de la pensée, il est difficile de maintenir la puissance et la réputation, lorsque celles-ci s’édifient sur l’erreur et le mensonge : le sentiment qu’un pareil édifice pourrait s’effondrer une fois est humiliant pour la conscience de son architecte ; l’architecte a honte de la fragilité de son matériel, et, parce qu’il se considère lui-même comme plus important que le reste du monde, il ne voudrait rien exécuter qui ne fût plus durable que le reste du monde. Dans son désir de la vérité, il embrasse la foi en l’immortalité personnelle, c’est-à-dire la pensée la plus orgueilleuse et la plus altière qu’il y ait, car elle est liée intimement à l’arrière-pensée « pereat mundus, dum ego salvus sim ! » Son oeuvre est devenue pour lui son ego, il se transforme lui-même en une chose impérissable, qui affronte toute autre chose ; c’est sa fierté incommensurable qui ne veut se servir, pour son oeuvre, que des pierres les meilleures et les plus dures, donc de vérités, ou de ce qu’il tient pour tel. À bon droit, on a de tous temps appelé l’orgueil « le vice de ceux qui savent », — mais la vérité et son prestige seraient en mauvaise posture, sur la terre, sans ce vice fécond. C’est dans le fait que nous craignons nos propres idées, nos propres paroles, mais aussi que nous nous y vénérons nous-mêmes, leur attribuant involontairement la faculté de pouvoir nous récompenser, nous mépriser, nous louer et nous blâmer, donc dans le fait que nous sommes en relation avec elles, comme avec des personnes libres et intellectuelles, des puissances indépendantes, d’égal à égal — c’est dans ce fait que le singulier phénomène que j’ai appelé « conscience intellectuelle » a ses racines. C’est donc encore une chose morale, d’un ordre supérieur, qui est sortie d’une racine vulgaire.
 

27.

Les obscurantistes. — L’essentiel, dans la magie noire des obscurantistes, ce n’est pas qu’elle veut troubler les cerveaux, mais qu’elle tend à noircir l’image du monde et à obscurcir notre idée de l’existence. Il est vrai que, pour arriver à cette fin, l’obscurantisme s’applique souvent à empêcher l’émancipation des esprits, mais, dans certains cas, il use précisément du moyen opposé et cherche, par l’extrême affinement de l’intelligence, à engendrer la satiété. Les métaphysiciens subtils qui préparent le scepticisme et qui, par leur extrème sagacité, invitent à la méfiance envers la sagacité, sont d’excellents instruments d’un obscurantisme plus raffiné. Est-il possible de pouvoir faire servir à cette fin Kant lui-même ? Je dirai plus est-il possible que, d’après sa propre déclaration demeurée tristement fameuse, il ait voulu lui-même quelque chose de semblable, du moins d’une façon passagère : ouvrir une route à la foi, en assignant ses limites à la science ? — Il est vrai qu’il n’y a pas réussi, lui pas plus que ses successeurs dans les sentiers de loup et de renard de cet obscurantisme très raffiné et très dangereux — c’est même le plus dangereux de tous : car la magie noire apparaît ici avec une auréole de lumière.
 

28.

Quelle espèce de philosophie fait périr l’art. — Si les brumes d’une philosophie métaphysicomystique réussissent à rendre opaques tous les phénomènes esthétiques, il s’en suit qu’il est impossible d’évaluer ces phénomènes en les jugeant les uns par les autres, car chacun séparément est inexplicable. Mais s’il n’est plus possible de comparer, pour aboutir à une estimation/il finit par en résulter une absence complète de critique, un aveugle laisser-aller ; il en résulte de plus un affaiblissement continuel de la jouissance que procure l’art (cette jouissance qui ne se distingue de la brutale satisfaction d’un besoin que par un goût raffiné à l’extrême et un sens aigu de la nuance). Mais plus la jouissance diminuera, plus se transformera le désir de l’art, pour s’abaisser de nouveau à un simple appétit, à quoi l’artiste cherche, dès lors, à subvenir par une nourriture toujours plus grossière.
 

29.

À Gethsémané. — Ce qu’un penseur peut dire de plus douloureux à un artiste c’est : « Ne pouvez-vous pas veiller pendant une heure avec moi ? » [1]
 

30.

Au métier à tisser. — Il y a un petit nombre de gens qui prennent plaisir à débrouiller le tissu des choses et à défaire les mailles, mais un grand nombre travaille à l’encontre de cette tâche (par exemple tous les artistes et les femmes). Ils s’appliquent à refaire les noeuds à l’infini et à embrouiller les fils, de telle sorte que les choses comprises deviennent incompréhensibles. Quoiqu’il advienne, les mailles et les tissus auront toujours l’air un peu malpropres, parce que trop de mains y travaillent et arrachent les fils.
 

31.

Dans le désert de la science. — À l’homme scientifique apparaissent, durant ses marches humbles et pénibles qui sont, hélas ! fort souvent des marches à travers le désert, ces merveilleux mirages que l’on appelle « systèmes philosophiques » : ils montrent, à portée de la main, avec la force magique de l’illusion, la solution de toutes les énigmes et la coupe rafraîchissante de la véritable boisson de vie ; le coeur palpite de joie et l’homme fatigué touche déjà presque des lèvres la récompense de sa peine et de sa persévérance scientifiques, en sorte qu’il va presque involontairement, toujours de l’avant. Il est vrai que certaines natures s’arrêtent comme étourdies par le beau mirage : alors le désert les engloutit et elles sont mortes pour la science. D’autres natures encore, celles qui ont souvent fait l’expérience de ces consolations subjectives, sont prises d’un extrême découragement et maudissent le goût de sel que ces apparitions laissent à la bouche et d’où il résulte une soif ardente — sans que seulement un pas vous rapproche d’une source quelconque.
 

32.

La prétendue « vérité vraie ». — Le poète fait semblant de connaître à fond les différentes professions, comme par exemple celle de général, de tisserand, de marin et toutes les choses qui les concernent. Il se comporte comme s’il savait. En expliquant les destinées et les actes humains, il a l’air d’avoir été présent, lorsque fut tissée la trame du monde : en ce sens c’est un imposteur. Il accomplit ses duperies devant des ignorants — c’est pourquoi elles lui réassissent : ceux-ci le louent de son savoir réel et profond et l’induisent enfin à croire qu’il connaît véritablement les choses aussi bien que les spécialistes, qui les connaissent et les exécutent, et même aussi bien que la grande Araignée du monde. L’imposteur finit donc par être de bonne foi et par croire en sa véracité. Les hommes sensibles vont même jusqu’à lui dire en plein visage qu’il possède la vérité et la véridicité supérieures, — car il arrive parfois à ceux-ci d’être momentanément fatigués de la réalité ; ils prennent alors le rôve poétique pour un relai bienfaisant, une nuit de repos, salutaire au cerveau et au coeur. Ce que le poète voit en rêve leur paraît maintenant d’une valeur supérieure parce que, comme je l’ai dit, ils en éprouvent un sentiment bienfaisant, et toujours les hommes ont cru que ce qui semblait être plus précieux était ce qu’il y avait de plus vrai, de plus réel. Les poètes qui ont conscience de ce pouvoir, à eux propre, s’appliquent avec intention à calomnier ce que l’on appelle généralement réalité et à lui donner le caractère de l’incertitude, de l’apparence, de l’inauthenlicité, de ce qui s’égare dans le péché, la douleur et l’illusion ; ils utilisent tous les doutes au sujet des limites de la connaissance, tous les excès du scepticisme, pour draper autour des choses le voile de l’incertitude : afin que, après qu’ils ont accompli cet obscurcissement, l’on interprète, sans hésitation, leurs tours de magie et leurs évocations comme la voie de la « vérité vraie ») de la « réalité réelle ».
 

33.

Vouloir être juste et vouloir être juge. — Schopenhauer, dont la grande expérience dans les choses humaines et trop humaines, dont le sens instinctif des faits ont été plus ou moins entravés par la peau de léopard de sa métaphysique (cette peau qu’il faut d’abord lui enlever, pour découvrir en-dessous un véritable génie de moraliste) : Schopenhauer, dis-je, fait cette excellente distinction qui lui donnera raison bien plus qu’il n’osait se l’avouer à lui-même : « La connaissance de la sévère nécessité des actes humains est la ligne qui sépare les cerveaux philosophiques des autres. » Il entrava lui-même cette compréhension profonde qu’il s’ouvrit une fois, par ce préjugé commun aux hommes moraux (non point aux moralistes) et qu’il exprime ainsi, sur un ton candide et fervent : « L’éclaircissement ultime et véritable sur le sens intime de l’ensemble des choses est nécessairement en étroite corrélation avec la signification éthique des actes humains. » — Cette nécessité ne saute nullement aux yeux : bien au contraire, elle est réfutée par cet axiome de la sévère nécessité des actions humaines, c’est-à-dire de l’absolue contrainte et irresponsabilité de la volonté. Les cerveaux philosophiques se distingueront donc des autres par leur incrédulité pour ce qui en est de la signification métaphysique de la morale : et cela créerait un gouffre profond et infranchissable qui ne ressemblerait en rien à celui qui sépare les « gens instruits » des « ignorants » et dont on se plaint tant de nos jours. Il est vrai qu’il faudra que l’on reconnaisse encore pour inutiles maintes portes de sortie que se sont ménagées à eux-mêmes des « cerveaux philosophiques » comme Schopenhauer : aucune de ces portes ne mène au grand air, dans l’atmosphère du libre arbitre ; chacune de celles par où l’on s’est échappé jusqu’à présent, s’ouvre sur un espace fermé : le mur d’airain de la fatalité : nous sommes en prison, nous ne pouvons que nous rêver libres et non point nous rendre libres. On ne pourra plus résister longtemps à cette certitude, les attitudes désespérées et incroyables de ceux qui l’attaquent et font de vaines contorsions pour continuer la lutte le démontrent. — Voilà, à peu près, ce qui se passe maintenant dans leur esprit : « Personne ne serait responsable ? Et partout il y a le péché et le sentiment du péché ? Mais il faut bien que quelqu’un soit le pécheur : s’il est impossible et s’il n’est plus permis d’accuser et de juger l’individu, cette pauvre vague dans le flot nécessaire du devenir, — eh bien ! que ce soit le flot lui-même, le devenir, que l’on considère comme coupable : car là il y a libre arbitre, là on peut accuser, condamner, expier et faire pénitence : que ce soit donc Dieu, le pêcheur et l’homme son sauveur : que l’histoire soit à la fois culpabilité, condamnation et suicide ; que le malfaiteur devienne son propre bourreau ! » — Ce christianisme placé la tête à l’envers — que serait-ce, si ce n’était cela ? — est la dernière reprise dans la lutte de la doctrine de la moralité absolue avec celle de la contrainte absolue, — et ce serait là une chose épouvantable si c’était autre chose qu’une grimace logique, le geste horrible d’une idée qui. succombe, — peut-être le spasme d’agonie du coeur désespéré, avide de salut, à qui la folie murmure : « Voici, tu es l’agneau qui porte les péchés de Dieu. » — Il y a une erreur, non seulement dans le sentiment : « je suis responsable », mais encore dans cette opposition : « je ne le suis pas, mais il faut pourtant que ce soit quelqu’un ». — Mais c’est cela qui n’est pas vrai ! Il faut donc que le philosophe dise comme le Christ : « Ne jugez point ! » Et la dernière distinction entre les cerveaux philosophiques et les autres, ce serait que les premiers veulent être justes tandis que les seconds veulent être juges.
 

34.

Sacrifice. — Vous considérez le sacrifice comme le signe distinctif de l’action morale ? — Réfléchissez donc s’il n’y a pas un côté de sacrifice dans chaque acte effectué d’une façon réfléchie, qu’il soit bon ou mauvais.
 

35.

Contre les inquisiteurs de la morale. — Il faut savoir tout ce dont un homme est capable, en bien et en mal, dans l’idée qu’il se fait des choses et dans leur exécution, pour pouvoir apprécier le développement et l’aboutissant desa nature morale. Mais connaître cela est impossible.
 

36.

Dent de serpent. — Nous ne savons pas si nous avons une dent de serpent avant que quelqu’un ait placé son talon sur nous. Une femme ou une mère dirait : avant que quelqu’un ait placé son talon sur ce qui nous est cher, sur notre enfant. — Notre caractère est déterminé plus encore par l’absence de certains événements que par ce que l’on a vécu.
 

37.

La duperie en amour. — On oublie volontairement certaines choses de son passé, on se les sort de la tête avec intention : on a donc le désir de voir l’image qui reflète notre passé nous mentir à nous-mêmes et nous flatter — nous travaillons sans cesse à cette duperie de nous-mêmes. — Et vous pensez, vous qui parlez tant de « l’oubli de soi en amour », de « l’abandon du moi à une autre personne », vous qui vous vantez de tout cela, vous pensez que c’est là quelque chose d’essentiellement différent ? On détruit donc le miroir, on se transforme par l’imagination en une autre personne que l’on admire, et l’on jouit, dès lors, de la nouvelle image de son moi, bien qu’on la désigne du nom d’une autro personne — et tout ce processus ne serait pas de la duperie de soi, de l’égoïsme — vous m’étonnez ! — Il me semble que ceux qui se cachent quelque chose devant eux-mêmes et ceux qui, dans leur ensemble, se cachent devant eux-mêmes, se ressemblent en cela qu’ils commettent un vol au trésor de la connaissance. D’où il faut induire de quel méfait l’axiome « connais-toi toi-même » met en garde.
 

38.

À celui qui nie sa vanité. — Celui qui nie chez lui-même la vanité la possède généralement sous une forme si brutale qu’il clot instinctivement les yeux devant elle, pour ne pas être forcé de se mépriser.
 

39.

Pourquoi les gens bêtes deviennent si souvent méchants. — Aux objections de notre adversaire contre lesquelles notre cerveau se sent trop faible, notre coeur répond en mettant en suspicion les motifs de ces objections.
 

40.

L’art des exceptions morales. — Il ne faut pas trop souvent prêter l’oreille à un art qui montre et glorifie les cas exceptionnels de la morale ceux-là même où le bon devient méchant et l’injuste juste : de même que l’on achète bien de temps en temps quelque chose à un bohémien, mais avec la crainte que, dans son marché, il ne vole plus qu’il ne gagne.
 

41.

L’absorption et la non-absorption des poisons. — Le seul argument définitif qui, de tous temps, oit empêché les hommes d’absorber un poison, ce n’est pas la crainte de la mort qu’il pourrait occasionner, mais son mauvais goût.
 

42.

Le monde privé du sentiment du péché. — Si l’on n’exécutait que les actions qui n’engendrent pas la mauvaise conscience, lemondo humain serait encore assez laid et fourbe : mais il serait moins maladif et pitoyable qu’il ne l’est aujourd’hui. — Il y eut de tous temps assez d’hommes méchants sans conscience, mais il y eut aussi beaucoup de braves etbonnes gens à qui manquait le sentiment de joie que procure la bonne conscience.
 

43.

Les consciencieux. — Il est plus commode d’obéir à sa conscience qu’à sa raison : car, à chaque insuccès, la conscience trouve en elle-même une excuse et un encouragement. C’est pourquoi il y a encore tant de gens consciencieux et si peu de gens raisonnables.
 

44.

Moyens opposés pour éviter l’amertume. — Pour certain tempérament, il est utile de pouvoir exprimer son dépit par des paroles : les discours l’assagissent. Un autre tempérament n’atteint toute son amertume qu’en voulant l’exprimer : pour lui il sera plus salutaire de rentrer l’expression de sa colère : la contrainte que s’imposent les hommes de cette espèce, devant leurs ennemis ou leurs supérieurs, adoucit leur caractère et empêche celui-ci de devenir cassant ou amer.
 

45.

Ne pas prendre trop à coeur. — Il est désagréable de se meurtrir à force de rester couché, mais ce n’est pas encore une preuve contre l’efficacité du traitement qui vous détermina à vous mettre au lit. — Les hommes qui ont longtemps vécu en dehors et qui se sont enfin tournés vers la vie intérieure et l’isolement philosophique savent qu’il y a aussi une façon de se meurtrir l’esprit et le sentiment à force de les coucher dans le même cercle. Ce n’est donc pas là un ’argument contre l’ensemble du genre de vie que l’on a choisi, mais cela exige de petites exceptions et des récidives apparentes.
 

46.

L’humaine « chose en soi ». — La chose la plus vulnérable et pourtant la plus invincible, c’est la vanité humaine : sa force grandit même par la blessure et peut finir par devenir gigantesque.
 

47.

Ce qu’il y a de comique chez beaucoup de gens laborieux. — Par un surcroît d’efforts, ils arrivent à se conquérir des loisirs et, lorsqu’ils sont arrivés à leurs fins, ils ne savent rien en faire, sinon de compter les heures jusqu’à ce que le temps soit passé.
 

48.

Avoir beaucoup de joie. — Celui qui a beaucoup de joie doit être un homme bon : mais peut-être n’est-il pas le plus intelligent, bien qu’il atteigne ce à quoi le plus intelligent aspire de toute son intelligence.
 

49.

Dans le miroir de la nature. — Ne connaît-on pas assez exactement le caractère d’un homme lorsque l’on entend qu’il aime à se promener parmi les grands blés blonds, qu’il préfère, à toutes autres, les nuances éteintes et jaunies que prennent à l’automne les forêts et les fleurs, car ces nuances indiquent quelque chose de plus beau que ce que la nature est capable de faire, — qu’il se sent très à l’aise sous les grands noyers au gras feuillage, comme si c’étaient là ses proches parents, — que c’est sa grande joie d’être dans les montagnes, de rencontrer ces petits lacs écartés, d’où la solitude elle-même semble lui jeter un regard, — qu’il aime cette grise tranquillité d’un crépuscule de brume, se glissant, aux soirs d’automne et de printemps, jusque sous les fenêtres, comme pour isoler, avec des rideaux de velours, de toute espèce de bruit insolite,— qu’il considère toute roche brute comme un témoin du passé, avide de parler, vénérable pour lui dès son enfance, — et qu’enfin la mer, avec sa mouvante peau de serpent et sa beauté de fauve, lui est toujours demeurée et lui demeurera toujours étrangère ? — En effet, par là quelque chose de la caractéristique de cet homme est donné, mais le reflet de la nature ne dit pas que ce même homme, avec tous ses sentiments idylliques (et je ne dis pas « malgré eux »), pourrait fort bien être peu charitable, parcimonieux et présomptueux. Horace, qui s’entendait, à pareilles choses, a placé le sentiment le plus tendre pour la vie de campagne dans la bouche et dans l’âme d’un usurier romain avec le célèbre : « beatus ille qui procul negotiis ».
 

50.

Puissance sans victoires. — « La conviction la plus forte (celle de l’absolue non-liberté de la volonté humaine) est pourtant celle qui aboutit aux résultats les plus pauvres : car elle a toujours eu l’adversaire le plus fort, la vanité humaine.
 

51.

Joie et erreur.—L’un fait involontairement du bien à ses amis par toute sa nature, l’autre volontairement par des actes particuliers. Si le premier cas est considéré comme supérieur, c’est au second seulement que s’allie une bonne conscience et un sentiment de joie, — je veux dire la joie que procurent les bonnes oeuvres, un sentiment qui repose sur la croyance que nous pouvons à volonté faire le bien ou le mal, c’est-à-dire sur une erreur.
 

52.

On a tort d’être injuste. — Une injustice que l’on a faite à quelqu’un est beaucoup plus lourde à porter qu’une injustice que quelqu’un d’autre vous a faite (non pas précisément pour des raisons morales, il faut le remarquer —) ; car, au fond, celui qui agit est toujours celui qui souffre, mais bien entendu seulement quand il est accessible au remords ou bien à la certitude que, par son acte, il aura armé la société contre lui et il se sera lui-même isolé. C’est pourquoi, abstraction faite de tout ce que commandent la religion et la morale, on devrait, rien qu’à cause de son bonheur intérieur, donc pour ne pas perdre son bien-être, se garder de commettre une injustice plus encore que d’en subir une : car, dans ce dernier cas, on a la consolation de la bonne conscience, de l’espoir de la vengeance, de la pitié et de l’approbation des hommes justes, et même de la société tout entière, laquelle craint les malfaiteurs. — Quelques-uns, et ils ne sont pas un petit nombre, s’entendent à la ruse malpropre de transformer toute injustice qu’ils ont commise en une injustice qui leur a été faite, et à se réserver, pour excuser ce qu’ils ont fait, le droit exceptionnel de la légitime défense : pour porter ainsi plus facilement leur fardeau.
 

53.

Jalousie, avec ou sans porte-parole. — La jalousie ordinaire a l’habitude de caqueter dès que la poule enviée a pondu un oeuf. C’est une façon de se soulager et de se calmer. Mais il existe une jalousie plus profonde encore : dans ce cas, celle-ci ne dira pas un mot et elle souhaitera que l’on ferme la bouche à tout le monde, furieux qu’il n’en soit justement pas ainsi. La jalousie qui se tait grandit par le silence.
 

54.

La colère comme espion. — La colore épuise l’âme jusqu’à la lio, en sorte que le fond paraît à la lumière. C’est pourquoi, si l’on n’arrive pas à voir clair d’une autre façon, il faut s’entendre à faire mettre en colère son entourage, ses partisans et ses adversaires, pour apprendre ce que l’on pense et ce qui se fait secrètement contre vous.
 

55.

La défense est moralement plus difficile que l’attaque. — Le vrai coup de maître, le véritable trait héroïque de l’homme bon, ne consiste pas à attaquer la cause, tout en continuant à aimer la personne, mais en quelque chose de beaucoup plus difficile, à savoir : défendre sa propre cause, sans faire de peine, et sans vouloir en faire, à la personne qui attaque. La lame de l’attaque est franclie et large, celle de la défense s’effile généralement en pointe d’aiguille.
 

56.

Honnête contre l’honnêteté. — Celui qui est publiquement honnête à l’égard de lui-même finit par avoir une haute idée de son honnêteté ; car il ne sait que trop bien pourquoi il est honnête, — pour la même raison qu’un autre met à préférer l’apparence et la simulation.
 

57.

Charbons ardents. — On interprète généralement mal la démarche qui consiste à amasser des charbons ardents sur la tête de quelqu’un, parce que l’autre se sait également en possession de son bon droit et a, lui aussi, songé à amasser des charbons.
 

58.

Livres dangereux. — Quelqu’un dit : « Je le remarque sur moi-même : ce livre est dangereux. » Mais qu’il attende un peu, et il s’apercevra certainement un jour que ce livre lui a rendu un grand service, en mettant à jour la maladie cachée de son coeur, la rendant ainsi visible. — Les changements d’opinion ne changent pas le caractère d’un homme (ou du moins fort peu) ; ils éclairent cependant certains côtés de la configuration de sa personnalité qui, jusqu’à présent, avec une autre constellation d’opinions, étaient restés obscurs et méconnaissables.
 

59.

Compassion feinte. — On feint de la compassion lorsque l’on veut se montrer au-dessus du sentiment d’inimitié : mais c’est généralement en vain. On ne s’en aperçoit pas sans que ce sentiment d’inimitié n’augmente beaucoup.
 

60.

La contradiction ouverte est souvent conciliante. — Au moment où quelqu’un manifeste ouvertement les différences d’opinions qui le séparent d’un célèbre chef de parti ou d’un maître, tout le monde croit qu’il en veut à celui-ci. Mais il arrive que c’est justement à ce moment-là qu’il cesse de lui en vouloir : il ose se présenter à côté de lui et il est débarrassé de la torture occasionnée par la jalousie muette.
 

61.

Voir luire sa lumière. — Dans un état d’obscurcissement comme la tristesse, la maladie, la contrition il nous est agréable de voir que nous pouvons encore faire de la lumière pour d’autres, et qu’ils perçoivent chez nous une sphère lumineuse produite de la même façon que celle de la lune. Par ce détour nous participons de notre propre faculté d’éclairer.
 

62.

Joie partagée. — Le serpent qui nous mord croit nous faire du mal et s’en réjouit ; l’animal le plus bas peut imaginer la douleur d’autrui. Mais imaginer la joie d’autrui et s’en réjouir, c’est là le plus grand privilège des animaux supérieurs, et, parmi ceux-ci, il n’y a que les exemplaires les plus choisis qui y soient accessibles, — c’est-à-dire un humanum rare : en sorte qu’il y a eu des philosophes qui ont nié la joie partagée.
 

63.

Grossesse ultérieure. — Ceux qui sont parvenus à leurs oeuvres et à leurs actions, sans savoir comment, en sont d’autant plus pleins après coup : comme pour, démontrer ultérieurement que ce sont leurs enfants à eux et non point ceux du hasard.
 

64.

Dur par vanité. — De même que la justice est souvent le manteau de la faiblesse, de même les hommes bien pensants, mais faibles, ont parfois recours à la dissimilation et prennent visiblement une attitude injuste et dure — pour donner l’impression de la force.
 

65.

Humiliation. — Si quelqu’un trouve dans un sac plein d’avantages qui lui a été offert un seul grain d’humiliation, il fera quand même mauvaise mine à bon jeu.
 

66.

Hérostratisme extrême. — Il pourrait y avoir des Hérostrate qui incendieraient leur propre temple où l’on adore leurs images.
 

67.

Le monde des diminutifs. — Tout de qui est faible et a besoin de secours parle au coeur. C’est ce qui a amené l’habitude de désigner, par des amoindrissements et des affaiblissements dans l’expression, tout ce qui parle à notre coeur — donc, de le rendre faible et pitoyable, selon notre sentiment.
 

68.

Défaut de la pitié. — La pitié est accompagnée d’une insolence particulière : elle voudrait aider à tout prix, ce qui fait qu’elle ne s’embarrasse ni du remède ni du genre et de l’origine de la maladie, elle drogue courageusement sur la santé et la réputation de son malade.
 

69.

Indiscrétion. — Il y a aussi une sorte d’indiscrétion à l’égard des oeuvres, et c’est une preuve d’un manque absolu de pudeur si, dès son jeune âge, on veut se mêler en imitateur aux oeuvres les plus sublimes de tous les temps, avec la familiarité du tu et du toi. — D’autres ne sont importuns que par ignorance : ils ne savent pas à qui ils ont affaire — c’est assez souvent le cas des philologues, jeunes et vieux, dans leurs rapports avec les oeuvres des Grecs.
 

70.

La volonté a honte de l’intellect. — Nous faisons froidement les plans les plus plus raisonnables contre nos passions : mais nous commettons ensuite les plus graves fautes, parce que, souvent, au moment où le projet devrait être exécuté, nous avons honte de la froideur et de la circonspection que nous avons mis à le concevoir. On fait alors justement ce qui est déraisonnable, à cause de cette façon de générosité altière que toute passion amène avec elle.
 

71.

Pourquoi les sceptiques déplaisent à la morale. — Celui qui place très haut sa moralité et la prend très au sérieux, en veut à celui qui est sceptique sur le domaine de la morale : car quand il met toute sa force en jeu on doit s’extasier, et non point examiner et douter. — Il y a encore des natures chez qui tout ce qui reste de moralité est précisément la foi en la morale : celles-ci se comportent de la même façon à l’égard des sceptiques, au besoin avec plus de passion encore.
 

72.

Timidité. — Tous les moralistes sont timides, parce qu’ils savent qu’ils sont confondus avec les espions et les traîtres, dès que l’on remarque leur penchant ; ils ont, de plus, conscience que, d’une façon générale, ils sont faibles dans l’action : car, au milieu de leur oeuvre, les motifs qui les poussent à agir détournent presque entièrement leur attention de l’oeuvre.
 

73.

Un danger pour la moralité universelle. — Les hommes qui sont à la fois nobles et loyaux parviennent à diviniser la moindre diablerie que leur honnêteté fait éclore, et à faire s’arrêter, pour un moment, la balance du jugement moral.
 

74.

L’erreur la plus amère. — On est irréconciliablement offensé lorsque l’on découvre que, là où l’on était convaincu d’être aimé, on n’était considéré que comme ustensile d’appartement et comme pièce de décoration, sur quoi le maître de maison exerce sa vanité devant ses hôtes.
 

75.

Amour et dualisme. — Qu’est donc l’amour si ce n’est de se comprendre et de se réjouir en voyant quelqu’un d’autre vivre, agir et sentir d’une façon différente de la nôtre et opposée à celle-ci ? Pour que l’amour aplanisse les contrastes par la joie, il ne faut pas qu’il supprime et qu’il nie les contrastes. L’amour de soi contient, comme condition, un dualisme absolu (ou une multiplicité) en une seule personne.
 

76.

Interpréter selon le rêve. — Ce que l’on ignore parfois à l’état de veille, ce que l’on est incapable de sentir — à savoir, si l’on a une bonne ou une mauvaise conscience à l’égard de quelqu’un — le rêve nous le fait savoir sans aucune équivoque.
 

77.

Débauche. — La mère de la débauche n’est pas la joie, mais l’absence de joie.
 

78.

Punir et récompenser. — Personne n’accuse sans avoir l’arrière-pensée de la punition et de la vengeance, — il en est même ainsi lorsque l’on accuse sa destinée ou bien lorsque l’on s’accuse soi-même. — Toute plainte est une accusation, toute joie est une louange : que nous fassions l’une ou l’autre chose, toujours nous rendons quelqu’un responsable.
 

79.

Deux fois injuste. — Nous favorisons parfois la vérité par une double injustice, c’est le cas lorsque, nous voyons et représentons, l’une après l’autre, les deux faces d’une chose que nous ne sommes pas capables de voir à la fois, mais de façon à méconnaître ou à nier chaque fois l’autre face, avec l’illusion que ce que nous voyons est toute la vérité.
 

80.

La méfiance. — La méfiance de soi n’a pas toujours des allures farouches et incertaines, elle est parfois comme frénétique : elle s’enivre pour ne pas trembler.
 

81.

Philosophie du parvenu. — Si l’on veut à toute force être quelqu’un, il faut aussi vénérer sa propre ombre.
 

82.

S’entendre à se laver proprement. — Il faut s’entendre à sortir plus propre encore de conditions malpropres et à se laver aussi avec de l’eau sale, si cela est nécessaire.
 

83.

Se laisser aller. — Plus quelqu’un se laisse aller, moins le laissent aller les autres.
 

84.

Le gredin innocent. — Il y a une voie lente et graduelle pour arriver au vice et à la canaillerie sous toutes leurs formes. Au bout de cette voie, celui qui la suit a été complètement abandonné par l’essaim de mouches de la mauvaise conscience, et, bien que d’une scélératesse parfaite, il garde cependant son innocence.
 

85.

Faire des plans. — Faire des plans et prendre des résolutions cela procure beaucoup de sentiments agréables ; et celui qui aurait la force de n’être, durant toute sa vie, qu’un forgeur de plans serait un homme très heureux : mais il lui faudra, de temps en temps, se reposer de cette activité, en exécutant un plan — et alors viendront pour lui la colère et la désillusion.
 

86.

Ce qui nous sert à voir l’idéal. —Tout homme capable se bute à sa capacité et ne peut pas s’appuyer sur celle-ci pour juger librement les choses. S’il n’avait pas, en outre, une bonne part d’imperfection, sa vertu l’empêcherait de parvenir à la liberté intellectuelle et morale. Nos défauts sont les yeux par lesquels nous voyons l’idéal.
 

87.

Louanges déloyales. — Les louanges déloyales occasionnent après coup beaucoup plus de remords que le blâme déloyal, probablement pour cette raison que, par des louanges exagérées, notre faculté de jugement découvre beaucoup mieux ses faiblesses que par le blâme violent et même injuste.
 

88.

Il est indifférent comment on meurt. — Toute la façon dont un homme pense à la mort, à l’apogée de sa vie et durant qu’il possède la plénitude de sa force, est très parlante et significative pour ce que l’on appelle son caractère ; mais l’heure de sa mort par elle-même, son attitude sur le lit d’agonie, n’entrent presque pas en ligne de compte. L’épuisement de la vie qui décline, surtout quand ce sont des vieilles gens qui meurent, l’alimentation irrégulière et insuffisante du cerveau pendant cette dernière époque, ce qu’il y a parfois de très violent dans les douleurs, la nouveauté de cet état maladif dont on n’a pas encore l’expérience, et trop fréquemment un accès de crainte, un retour à des impulsions superstitieuses, comme si la mort avait une grande importance et s’il fallait franchir des ponts d’espèce épouvantable, — tout cela ne permet pas d’utiliser la mort comme un témoignage concernant la vie. Aussi n’est-il point vrai que, d’une façon générale, le mourant soit plus loyal que le vivant : au contraire, presque chacun est poussé par l’attitude solennelle de son entourage, les effusions sentimentales, les larmes contenues ou répanduest à une comédie de vanité, tantôt consciente, tantôt inconsciente. Le profond sérieux que l’on met à traiter chaque mourant a certainement été, pour bien des pauvres diables, méprisés durant toute leur vie, la jouissance la plus subtile, une espèce de compensation et d’acompte pour bien des privations.
 

89.

Les moeurs et leurs victimes. — L’origine des moeurs doit être ramenée, à deux idées : « la communauté a plus de valeur que l’individu », et « il faut préférer l’avantage durable à l’avantage passager » ; d’où il faut conclure que l’on doit placer, d’une façon absolue, l’avantage durable de la communauté avant l’avantage de l’individu, surtout avant son bien-être momentané, mais aussi avant son avantage durable et même avant sa persistance dans l’être. Soit donc qu’un individu souffre d’une institution qui profite tà la totalité, soit que cette institution le force à s’étioler ou même qu’il en meure, peu importe, — la coutume doit être conservée, il faut que le sacrifice soit porté. Mais un pareil sentiment ne prend naissance que chez ceux qui ne sont pas la victime, — car celle-ci fait valoir, dans son propre cas, que l’individu peut-être d’une valeur supérieure au nombre, et de même que la jouissance du présentée moment dans le paradis, pourraient être estimés supérieurs à la faible persistance d’états sans douleur et de conditions de bien-être. La philosophie de la victime se fait cependant toujours entendre trop tard, on s’en tient donc aux moeurs et à la moralité : la moralité n’étant que le sentiment que l’on a de l’ensemble des coutumes, sous l’égide desquelles on vit et l’on a été élevé — élevé, non en tant qu’individu, mais comme membre d’un tout, comme chiffre d’une majorité. — C’est ainsi qu’il arrive sans cesse qu’un individu se majore lui-même au moyen de sa moralité.
 

90.

Le bien et la bonne conscience. — Vous pensez que toutes les bonnes choses ont eu de tout temps une bonne conscience ? — La science, qui est certainement une très bonne chose, a fait son entrée dans le monde, sans celle-ci et sans aucune espèce de pathos, secrètement, bien au contraire, passant le visage voilé ou masqué, comme une criminelle, et toujours affligée du sentiment de faire de la contrebande. Le premier degré de la bonne conscience est la mauvaise conscience — l’une ne s’oppose pas à l’autre : car toute bonne chose commence par être nouvelle, par conséquent inusitée, contraire aux coutumes, immorale, et elle ronge, comme un ver, le coeur de l’heureux inventeur.
 

91.

Le succès sanctifie les intentions. — Il ne faut point craindre de suivre le chemin qui mène à une vertu, lors même que l’on s’apercevrait que l’égoïsme seul, — par conséquent l’utilité et le bien-être personnels, la crainte, les considérations de santé, de réputation et de gloire, sont les motifs qui y poussent. On dit que ces motifs sont vils et intéressés : mais s’ils nous incitent à une vertu, par exemple le renoncement, la fidélité au devoir, l’ordre, l’économie, la mesure, il faut les écouter, quelle que soit la façon dont on les qualifie. Car, lorsque l’on a atteint ce à quoi ils tendent, la vertu réalisée anoblit à tout jamais les motifs lointains de nos actes, grâce à l’air pur qu’elle fait respirer et au bien-être moral qu’elle communique ; et, plus tard, nous n’accomplissons plus ces mêmes actes pour les mêmes motifs grossiers qui autrefois nous y incitaient, L’éducation doit donc, autant que cela est possible, forcer à la vertu, conformément à la nature de l’élève : mais que la vertu elle-même, étant l’atmosphère ensoleillée et estivale de l’âme, y fasse sa propre oeuvre et y ajoute la maturité et la douceur.
 

92.

Christianistes, et non pas chrétiens. — C’est donc là votre christianisme ! — Pour mettre des hommes en colère vous louez « Dieu et ses saints » ; et quand vous voulez louer des hommes vous poussez vos louanges si loin qu’il faut que Dieu et ses saints se mettent en colère. — Je voudrais que vous apprissiez du moins à avoir les allures chrétiennes, puisque les douceurs d’un coeur chrétien vous font défaut.
 

93.

Impression de la nature chez les hommes pieux et irréligieux. — Un homme pieux et complet doit être pour nous un objet de vénération ; mais il dqit en être de même pour un homme complet, sincèrement et entièrement irréligieux. Si, avec des hommes de la dernière espèce, on se sent dans le voisinage des hauts sommets, où les fleuves puissants ont leur source, avec les hommes pieux on se croirait sous des arbres tranquilles et pleins de sève, aux larges ombrages.
 

94.

Assassinats légaux. — Les deux plus grands. assassinats légaux de l’histoire universelle sont, pour parler sans détour, des suicides masqués et bien masqués. Dans les deux cas on voulait mourir, dans les deux cas on se fit enfoncer l’épée dans la poitrine par la main de l’injustice humaine.
 

95.

« Amour ». — Le plus subtil artifice qui donne au christianisme l’avantage sur les autres religions se trouve dans un seul mot : le christianisme parle d’amour. C’est ainsi qu’il devint la religion lyrique (tandis que, dans ses deux autres créations, le sémitisme avait donné au monde des religions héroïco-épiques). Il y a dans le mot amour quelque chose de si ambigu qui stimule, qui parle au souvenir et à l’espérance que l’éclat de ce mot rayonne sur l’intelligence même la plus basse et le coeur le plus froid. La femme la plus rusée et l’homme le plus vulgaire songent à ce moment qui, de toute leur vie, a peut-être été relativement le plus désintéressé, Éros n’eût-il pris chez eux qu’un vol fort bas ; et ces êtres innombrables qui sont privés d’amour, privés soit de leurs parents, soit de leurs enfants ou de tout ce qu’ils ont aimé, mais surtout les êtres dont la sexualité s’est sublimée, ont trouvé leur bonheur dans le christianisme.
 

96.

Le christianisme accompli. — Il y a même, dans le sein du christianisme, un sentiment épicurien qui part de l’idée que Dieu ne peut demander à l’homme, sa créature faite à son image, que ce que celui-ci est à même d’accomplir, que, par conséquent, la vertu et la perfection chrétiennes peuvent être atteintes et le sont souvent. Si donc on croit, par exemple, que l’on aime ses ennemis — quand même ce ne serait qu’une croyance,un jeu de l’imagination et nullement une réalité psycholpgique (donc pas de l’amour) — on devient parfaitement heureux tant que persiste cette croyance. (Pourquoi en est-il ainsi ? le psychologue et le chrétien ne seront certainement pas d’accord à ce sujet). Il se pourrait donc que la vie terrestre devînt, par la foi, je veux dire par l’imagination, par l’idée que l’on satisfait non seulement à cette revendication d’aimer ses ennemis, mais encore à toutes les autres prétentions chrétiennes et que l’on s’est vraiment approprié et assimilé la mise en demeure chrétienne « soyez parfait comme votre père qui est âux cieux est parfait », que la vie terrestre devînt, en effet, une vie bienheureuse. L’erreur peut donc transformer en vérité la promesse du Christ.
 

97.

De l’avenir du christianisme. — On peut faire des suppositions sur la façon dont disparaîtra le christianisme et sur les contrées où il cédera le pas le plus lentement, si l’on examine pour quelles raisons et où le protestantisme se propagea avec le plus d’impétuosité. On sait qu’il promit de rendre les mêmes services que ceux rendus par l’église ancienne, mais à bien meilleur compte, c’est-à-dire sans messes coûteuses, sans pèlerinages, sans pompes et richesses ecclésiastiques ; il se répandit surtout chez les nations septentrionales, ancrées moins profondément que celles du midi dans le symbolisme etle plaisir des formes, propres à l’église ancienne : dans (le christianisme de celles-ci persistait un paganisme religieux beaucoup plus puissant, tandis que, dans le nord, le christianisme signifiait une opposition et une rupture avec les vieilles coutumes domestiques et fut, dès l’abord, à cause de cela, plus intellectuel que porté vers les sens, et aussi, pour la même raison, plus fanatique et plus opiniâtre aux époques de danger. Si l’on parvient à déraciner le christianisme en l’attaquant par l’esprit, on peut prévoir où il commencera à disparaître : là précisément où il se défendra avec le plus d’âpreté. Ailleurs, il pliera, mais il ne se brisera point, il se dépouillera de ses feuilles, mais il lui en viendra de nouvelles, — parce que ce sont les sens et non point l’esprit qui ont pris parti. Mais ce sont les sens qui entretiennent aussi l’idée que, malgré tous les frais qu’exige l’église, on s’en tire à meilleur compte et plus facilement qu’avec les rapports sévères qui existent du travail au salaire : car à quel prix n’évalue-t-on pas les loisirs (ou la demi-paresse) quand une fois on s’y est habitué ! Les sens font à un monde déchristianisé l’objection qu’il y faudrait trop travailler et que l’on ne bénéficierait pas d’assez de loisirs : ils prennent le parti de la magie, c’est-à-dire qu’ils préfèrent — laisser à Dieu le soin de travailler pour eux (oremus nos ! deus laborabit !)
 

98.

Historisme et bonne foi des incrédules. — Il n’y a pas de livre qui contienne avec plus d’abondance, qui exprime avec plus de candeur ce qui peut faire du bien à tous les hommes — la ferveur bienheureuse et exaltée, prête au sacrifice et à la mort, dans la foi et la contemplation de sa « vérité » — que le livre qui parle du Christ : un homme avisé peut y apprendre tous les moyens par quoi l’on peut faire d’un livre un livre universel, l’ami de tout le monde et avant tout le maître-moyen de présenter toutes choses comme trouvées et de ne pas admettre que quelque chose soit encore imparfait et en formation. Tous les livres à effet tentent à laisser une impression semblable, comme si l’on avait ainsi décrit le plus vaste horizon intellectuel et moral, comme si toute constellation visible, présente ou future, devait tourner autour du soleil que l’on voyait luire. — La raison qui fait que de pareils livres sont pleins d’effets ne doit-elle pas rendre d’une faible portée tout livre purement scientifique ? Celui-ci n’est-il pas condamné à vivre obscurément parmi les gens obscurs, pour être enfin crucifié, pour ne jamais plus ressusciter. Comparés à ce que les hommes religieux proclament au sujet de leur « savoir », de leur « saint » esprit tous les hommes probes de la science ne sont-ils pas « pauvres d’esprit » ? Une religion, quelle qu’elle soit, peut-elle exiger plus de renoncement, exclure avec moins de pitié les égoïstes que ne fait la science ? — Voilà à peu près comme nous pourrions parler, nous autres, et certainement avec quelque fondement historique, lorsque nous avons à nous défendre devant les croyants ; car il n’est guère possible de mener une défense sans un peu de cabotinage. Mais, lorsque nous sommes entre nous, il faut que le langage soit plus loyal : nous nous servons alors d’une liberté que ceux-ci ne sauraient comprendre, fût-ce même dans leur propre intérêt. Foin donc de la calotte du renoncement ! Foin de ces airs d’humilité ! Bien mieux et tout au contraire : c’est là notre vérité ! Si la science n’était pas liée à la joie de la connaissance, à l’utilité de la connaissance, que nous importerait la science ? Si un peu de foi, d’amour et d’espérance ne conduisait pas notre âme à la connaissance, que serait-ce qui nous attirerait vers la science ? Et, bien que, dans la science, le « moi » ne signifie rien, le « moi » inventif et heureux, et même déjà tout « moi » loyal et appliqué, importe beaucoup dans la république des hommes de science : l’estime de ceux qui confèrent l’estime, la joie de ceux à qui nous voulons du bien, ou de ceux que nous vénérons, dans certains cas la gloire et une modique immortalité de la personne : c’est là le prix que l’on peut atteindre pour cet abandon de la personnalité… pour ne point parler ici de résultats et de récompenses moindres, bien que ce soit justement à cause de ceux-ci que la plupart des hommes ont juré fidélité aux lois de cette république, et en général à la science, et qu’ils continuent toujours à y demeurer attachés. Si nous étions restés, en une certaine mesure, des hommes non scientifiques, quelle importance pourrions-nous encore attacher à la science ! Somme toute, et pour exprimer mon axiome dans toute son ampleur : pour un être purement connaisseur la connaissance serait indifférente. — Ce n’est pas la qualité de la foi et de la piété qui nous distingue des hommes pieux et croyants, mais la quantité : nous nous contentons de peu. Mais, nous répondront ceux-ci, — s’il en est ainsi soyez donc satisfaits et donnez-vous aussi pour satisfaits ! — À quoi nous pourrions facilement répondre : « En effet, nous ne faisons pas partie des mécontents ! Mais vous, si votre foi vous rend bienheureux, donnez-vous aussi pour tels ! Vos visages ont toujours nui à votre foi, plus que nos arguments! Si le joyeux message de votre bible était écrit sur votre figure vous n’auriez pas besoin d’exiger, avec tant d’entêtement, la croyance en l’autorité de ce livre : vos paroles, vos actes devraient sans cesse rendre la bible superflue, une nouvelle bible devrait sans cesse naftre de vous ! Mais ainsi toute votre apologie du christianisme a sa racine dans votre impiété ; par votre défense vous écrivez votre propre accusation, Si pourtant vous désirez sortir de cette insuffisance de votre christianisme, l’expérience de deux mille ans devrait vous amener à une considération qui, revêtue d’une discrète forme interrogative, pourrait être la suivante : « Si le Christ a vraiment eu l’intention de sauver le monde n’a-t-il pas manqué son entreprise ? »
 

99.

Le poète comme indicateur de l’avenir. — Il reste, en une certaine mesure, parmi les hommes d’aujourd’hui un excédent de vigueur qui n’est pas employé à la formation de la vie. Cet excédent devrait, dans, la même mesure, être voué, sans déduction, à un seul but, non peut-être à dépeindre le présent, à évoquer et à faire revivre le passé, mais à donner une indication de l’avenir : — et cela ne doit pas être entendu dans ce sens que le poète, semblable à un économiste imaginatif, devrait anticiper, en images, les conditions sociales plus favorables pour le peuple et la société, et la réalisation de ces conditions. Il devra, au contraire, comme firent jadis les artistes avec l’image des dieux, exercer sans cesse son invention sur l’image des hommes et deviner les cas où, au milieu de notre monde moderne et de sa réalité, sans aucune mise en garde ou restriction artificielles devant la réalité, la belle grande âme est encore possible, les cas où, aujourd’hui encore, cette âme saura se présenter sous des conditions harmoniques et proportionnées, devenant durable et prototype, par sa visibilité, et aidant, par conséquent, à créer l’avenir, en excitant la jalousie et l’esprit d’imitation. Les oeuvres de pareils poètes se distingueraient par le fait qu’elles apparaîtraient isolées et garanties contre l’atmosphère et l’ardeur de la passion : la méprise incorrigible, la destruction de toute la lyre humaine, les moqueries et les grincements de dents, et tout ce qu’il y a de tragique et de comique, au sens ancien et habituel, dans le voisinage de cet art nouveau, serait considéré comme un fâcheux grossissement archaïque de l’image humaine. La force, la bonté, la douceur, la pureté, une mesure involontaire et innée dans les personnes et leurs actes : un sol aplani qui procure ay pied le repos et la joie : un ciel lumineux qui se reflète sur les visages et les événements : le savoir et l’art fondus en une unité nouvelle : l’esprit cohabitant, sans présomption et sans jalousie, avec sa soeur, l’âme, et faisant nattre dans l’opposition, la grâce de la sévérité et non pas l’impatience du désaccord : — tout cela serait l’enveloppe, le fond d’or général, sur quoi maintenant les subtiles distinctions des idéals incarnés peindraient le tableau véritable — celui de la toujours grandissante dignité humaine. — Certains chemins partent de Goethe pour mener à cette poésie de l’avenir : mais il faut de bons indicateurs et, avant tout, une puissance beaucoup plus grande que celle que possèdent les poètes d’aujourd’hui, c’est-à-dire les représentants inconscients de la demi-bête, du défaut de maturité et de mesure qui se confond avec la force et la nature.
 

100.

La muse en Penthésilée. — « Plutôt cesser d’être, que d’être une femme qui ne charme pas. » Quand la muse commencera à penser ainsi, la fin de son art sera de nouveau proche. Mais cela peut finir en tragédie ou en comédie.
 

101.

Ce qui est le détour vers le beau. — Si le beau est identique à ce qui réjouit— et c’est cequé chantaient jadis les muses —, l’utile est le détour souvent nécessaire, vers le beau, et il peut repousser le blâme à vue courte des hommes du moment qui ne veulent pas attendre et qui croient parvenir à tout ce qui est bien, sans détour.
 

102.

Pour excuser mainte faute. —Le désir incessant de créer, propre à l’artiste, et son besoin de quêter l’extérieur, l’empêchent de devenir plus beau et meilleur dans sa personne, c’est-à-dire de se créer lui-même — — à moins que son ambition ne soit assez grande pour le forcer à se montrer toujours, dans ses rapports avec les autres, l’égal de la beauté grandissante et de la sublimité de son oeuvre. Dans tous les cas il ne possède qu’une mesure déterminée de forces : ce qu’il en emploie pour sa propre personne, — comment pourrait-il en faire bénéficier son oeuvre ? — Et vice versa.
 

103.

Satisfaire les meilleurs. — Si, au moyen de son art, on a « satisfait les meilleurs de son époque », on peut prévoir que, par le même art, on ne satisfera pas les meilleurs des époques suivantes : il est vrai que l’on aura « vécu pour tous les temps ». — L’approbation des meilleurs assure la gloire.
 

104.

D’une même étoffe. — Si l’on est fait d’une même étoffe qu’un livre et une oeuvre d’art on est intimement persuadé que ceux-ci doivent être parfaits, et l’on est offensé si d’autres les trouvent laids, exagérés ou fanfarons.
 

105.

Langage et sentiment. — Le langage ne nous a pas été donné pour communiquer nos sentiments, on s’en rend compte à ce fait que tous les hommes simples ont honte de chercher des mots pour leurs émotions profondes : ils ne les communiquent que par des actes et rougissent de voir que les autres semblent deviner leurs motifs. Parmi les poètes, à qui généralement la divinité refuse ce mouvement de pudeur, les plus nobles sont monosyllabiques dans le langage du sentiment et laissent deviner la contrainte : tandis que les véritables prêtres du sentiment sont le plus souvent insolents dans la vie pratique.
 

106.

Erreur au sujet d’une privation. — Celui qui n’a pas su se déshabituer complètement d’un art, mais à qui cet art continue à demeurer familier, ne se doute pas, de loin, combien petite est la privation de vivre sans cet art.
 

107.

Les trois quarts de la force. — Une oeuvre qui doit produire une impression de santé doit être exécutée tout au plus avec les trois quarts de la force de son auteur. Mais si l’auteur a donné sa mesuré extrême, l’oeuvre agite le spectateur et l’effraye par sa tension. Toutes les bonnes choses laissent voir uri certain laisser-aller et elles s’étalent à nos yeux comme des vaches au pâturage.
 

108.

Ne pas accepter comme hôte la faim. — Celui qui a faim absorbe la bonne nourriture tout comme la grossière, et il n’y voitaucune différence. L’artiste qui a certaines prétentions ne songera donc pas à inviter l’affamé à sa table.
 

109.

Vivre sans art et sans vin. — Il en est des Oeuvres d’art comme du vin ; il vaut mieux n’avoir besoin ni de l’un ni des autres, et transformer sans cesse, soi-même, par le feu et la douceur intérieure de l’âme, le vin en eau.
 

110.

Le génie de proie. — Le génie de proie dans les arts, qui s’entend même à tromper les esprits subtils, naît quand quelqu’un considère comme butin, dès son plus jeune âge, toutes les bonnes choses qui ne sont pas précisément protégées par les lois et attribuées comme propriété à une seule personne. Or, toutes les bonnes choses des temps passés et des maîtres anciens gisent librement, entourées et gardées par la crainte vénératrice du petit nombre qui les connaît : ce génie donc ose braver le petit nombre et accumuler une richesse qui engendre, de son côté, la vénération et la crainte.
 

111.

Aux poètes des grandes villes. — À regarder les jardins de la poésie d’aujourd’hui, on s’aperçoit que les cloaques des grandes villes se trouvent situés trop près : le parfum des fleurs est mêlé d’émanations qui laissent deviner le dégoût et la pourriture. — Je demande avec douleur : avez-vous un si grand besoin, ô poètes, de prendre pour marraines la plaisanterie et la boue, lorsque vous voulez baptiser quelque sentiment innocent et sublime ? Faut-il absolument que vous mettiez à votre nôble déesse un masque grimaçant et diabolique ? Mais d’où viennent ce besoin et cette nécessité ? — Justement de ceci que vous habitez trop près du cloaque.
 

112.

Le sel du discours. — Personne n’a encore expliqué pourquoi les écrivains grecs ont fait un usage si singulièrement parcimonieux des moyens d’expression, dont ils disposaient en une si extraordinaire mesure, au point que tout livre post-grec apparaît à côté criard, bariolé et exalté. — On s’est laissé dire que, près des glaces du pôle nord, tout aussi bien que sous les tropiques, l’usage du sel se raréfiait, que, par contre, les habitants des côtes et des plaines, dans les zones tempérées, en faisaient un usage plus abondant. Les Grecs, pour une double raison, parce que, leur intellect étant plus froid et plus clair, le fond de leur nature passionnée par contre beaucoup plus tropical que le nôtre, n’auraient-ils pas eu besoin de sel et d’épices dans la même mesure que nous ?
 

113.

L’écrivain le plus libre. — Comment, dans un livre pour les esprits libres, ne nommerais-je pas Laurent Sterne, lui que Goethe a vénéré comme l’esprit le plus libre de son siècle ! Qu’il s’arrange ici de l’honneur d’être appelé l’écrivain le plus libre de tous les temps. Comparés à lui, tous les autres apparaissent guindés, sans finesse, intolérants et d’allure vraiment paysanne. Il ne faudrait pas louer chez lui la forme claire, limitée, mais la « mélodie infinie », si, par là, on pouvait donner un nom à un style dans l’art, où la forme déterminée est sans cesse brisée, déplacée, replacée dans l’indéterminé, en sorte qu’elle signifie en même temps telle chose et telle autre chose. Sterne est le grand maître de l’équivoque, — le mot pris, bien entendu, dans un sens beaucoup plus large que l’on a coutume de faire, lorsque l’on songe à des rapports sexuels. Le lecteur eslperdu, lorsqu’il veut connaître exactement l’opinion de Sterne sur un sujet, et savoir si l’auteur prend un air souriant ou attristé : car il s’entend à donner les deux expressions à un même pli de son visage ; il s’entend de même, c’est là son but, à avoir à la fois tort et raison, à entremêler la profondeur et la bouffonnerie. Ses digressions sont à la fois des continuations du récit et des développements du sujet ; ses sentences contiennent en même temps une ironie de tout ce qui est sentencieux, son aversion contre tout ce qui est sérieux est liée au désir de pouvoir tout considérer platement et par l’extérieur. C’est ainsi qu’il produit chez le lecteur véritable un sentiment d’incertitude : on ne sait plus si l’on marche, si l’on est debout ou couché ; cela se traduit par l’impression vague de planer. Lui, l’auteur le plus souple, transmet aussi au lecteur quelque chose de cette souplesse. Sterne va même jusqu’à changer les rôles, sans y prendre garde, il est parfois lecteur tout aussi bien qu’auteur, son livre ressemble à un spectacle dans le spectacle, à un public de théâtre devant un autre public de théâtre. Il faut se rendre à discrétion à la fantaisie de Sterne — et l’on peut d’ailleurs s’attendre à ce qu’elle soit bienveillante, toujours bienveillante. — Il est singulier, en même temps qu’instructif, de voir comment un grand écrivain tel que Diderot s’est comporté en face de l’équivoque universelle de Sterne : il fut équivoque lui aussi — et cela précisément est de véritable humour supérieur, à la Sterne. A-t-il imité celui-ci dans son Jacques le fataliste, imité, admiré, bafoué, parodié ? — On n’arrive pas à le savoir exactement, et peut-être est-ce là précisément ce qu’a voulu l’auteur. Ce doute rend les Français injustes à l’égard de cette oeuvre de l’un des maîtres de leur littérature (qui peut se montrer à côté de tous ceux d’autrefois et d’aujourd’hui). Mais les Français sont trop sérieux pour l’humour — surtout pour cette façon humoristique de prendre l’humour. — Est-il besoin d’ajouter que, parmi tous les grands écrivains, Sterne est le plus mauvais modèle, l’auteur qui peut le moins servir de modèle, et que Diderot lui-même a dû pâlir de sa témérité ? Ce que veulent les bons auteurs français, en tant que prosateurs, et ce que voulurent, avant eux, quelques Grecs et quelques Romains (et ils y sont arrivés), c’est exactement le contraire de ce que veut Sterne. Et celui-ci s’élève, comme une exception magistralement exécutée, au-dessus de ce qu’exigent d’eux-mêmes les écrivains artistes de tous les temps : la discipline, la limitation du cadre, le caractère, la persistance dans les intentions, la possibilité de dominer le sujet, la simplicité, l’attitude dans le développement, l’allure. — Malheureusement, l’homme Sterne semble avoir été trop parent de l’écrivain Sterne : son âme d’écureuil bondissait de branche en branche, avec une vivacité effrénée ; il n’ignorait rien de ce qui existait entre le sublime et la canaille ; il s’était perché partout, faisant toujours des yeux effrontés et voilés de larmes et prenant sans cesse son air sensible. Si la langue ne s’effrayait d’une pareille association, on pourrait affirmer qu’il possédait un bon coeur dur, et, dans sa façon de jouir, une imagination baroque et même corrompue, — c’était presque la grâce timide de l’innocence. Un tel sens de l’équivoque, entré dans l’âme et dans le sang, une telle liberté d’esprit remplissant toutes les fibres et tous les muscles du corps, personne peut-être ne possédait ces qualités comme lui.
 

114.

Réalité choisie. — De même que le bon écrivain en prose ne se sert que des mots qui appartiennent à la langue de la conversation, mais se garde bien d’utiliser tous les mots de cette langue — c’est ainsi que se forme précisément le style choisi, — de même le bon poète de l’avenir ne représentera que les choses réelles, négligeant complètement tous les objets vagues et démonétisés, faits de superstitions et demi-franchises, en quoi les poètes anciens montraient leur force. Rien que la réalité, mais nullement toute la réalité ! — bien plutôt une réalité choisie !
 

115.

Espèces bâtardes de l’art. — À côté des espèces véritables de l’art, celle de la grande tranquillité et celle du grand mouvement, il existe des espèces bâtardes — l’art blasé et avide de repos et l’art agité : les deux espèces souhaitent que l’on prenne leur faiblesse pour de la force et qu’on les confonde avec les espèces véritables.
 

116.

La couleur manque pour faire le héros. — Les poètes et les artistes véritables du temps présent aiment à appliquer leur peinture sur un fond éclatant de rouge, de vert, de gris et d’or, sur le fond de la sensualité nerveuse : les enfants de ce siècle s’entendent à cela. Mais on s’aperçoit d’un inconvénient, lorsque ce n’est pas avec les yeux de ce siècle que l’on regarde ces peintures, — on s’aperçoit que les personnages exécutés par ces artistes semblent avoir quelque chose de papillotant, d’hésitant et d’agité : de sorte qu’au fond on n’a pas confiance en leurs faits héroïques, ce sont tout au plus des méfaits de hâbleurs qui veulent simuler l’héroïsme.
 

117.

Style de la surcharge. — Le style surchargé dans l’art est la conséquence d’un appauvrissement de la puissance organisatrice, accompagnée d’une extrême prodigalité dans les moyens et dans les intentions. — Dans les commencements d’un art on trouve quelquefois précisément l’opposé de ce fait.
 

118.

Pulchrum est paucorum hominum. — L’histoire et l’expérience nous disent que la monstruosité particulière qui excite mystérieusement l’imagination et transporte celle-ci au-dessus de la réalité de la vie quotidienne, est plus ancienne et croît plus abondamment que le beau dans l’art et la vénération du beau — et qu’elle se remet de nouveau à foisonner, dès que s’obscurcit le sens du beau. Elle semble être, pour la majorité des hommes, pour le plus grand nombre, un besoin supérieur au goût du beau : probablement parce qu’elle contient un narcotique plus grossier.
 

119.

L’origine du goût pour les oeuvres d’art. — Si l’on songe aux germes primitifs du sens artistique et si l’on se demande quelles sont les différentes espèces de plaisir engendrées par les premières manifestations de l’art, par exemple chez les peuplades sauvages, on trouve d’abord le plaisir de comprendre ce que veut dire un autre ; l’art est ici une espèce de devinette qui procure à celui qui en trouve la solution le plaisir de constater la rapidité et la finesse de son propre esprit. — Ensuite on se souvient, à l’aspect de l’oeuvre d’art la plus grossière, de ce que l’on sait par expérience avoir été une chose agréable, et l’on se réjouit, par exemple, quand l’artiste a indiqué des souvenirs de chasses, de victoires, de fêtes nuptiales. — On peut encore se sentir ému, touché, enflammé en voyant d’autre part des glorifications de la vengeance et du danger. Ici l’on trouve la jouissance dans l’agitation par elle-même, dans la victoire sur l’ennui. — Le souvenir d’une chose désagréable, si elle est surmontée, ou bien si elle nous fait paraître nous-même, devant l’auditeur, intéressant au même degré qu’une production d’art (quand, par exemple, le ménestrel décrit les péripéties d’un marin intrépide), ce souvenir peut provoquer un grand plaisir que l’on attribue alors à l’art. — D’espèce plus subtile est la joie qui naît à l’aspect de tout ce qui est régulier, symétrique, dans les lignes, les points et les rythmes ; car, par une certaine similitude, on éveille le sentiment de tout ce qui est ordonné et régulier dans la vie, à quoi l’on doit seul toute espèce de bien-être : dans le culte de la symétrie, on vénère donc inconsciemment la règle et la belle proportion, comme source de tout le bonheur qui nous est venu ; cette joie est une espèce d’action de grâce. Ce n’est qu’après avoir éprouvé une certaine satisfaction de cette dernière joie que naît un sentiment plus subtil encore, celui d’une jouissance obtenue en brisant ce qui est symétrique et réglé ; si ce sentiment incite, par exemple, à chercher la raison dans une déraison apparente : par quoi il apparaît alors comme une espèce d’énigme esthétique, catégorie supérieure de la joie artistique mentionhée en premier lieu. — Celui qui poursuit encore cette considération saura à quelle espèce d’hypothèses, pour l’explication du phénomène esthétique, on renonce ici par principe.
 

120.

Pas trop rapproché. — Il y a désavantage pour les bonnes pensées à se suivre de trop près ; elles se cachent réciproquement la vue. — C’est pourquoi les plus grands artistes et les plus grands écrivains ont fait un usage abondant du médiocre.
 

121.

Brutalité et faiblesse. — Les artistes de tous les temps ont fait la découverte que dans la brutalité réside une certaine force et que celui qui le voudrait ne peut pas toujours être brutal ; de même que certaines catégories de la faiblesse agissent profondément sur le sentiment. On s’est servi de tout cela pour déduire des équivalents à des procédés d’art et il est difficile, même aux artistes les plus grands et les plus consciencieux, de s’en abstenir complètement.
 

122.

La bonne mémoire. — Certains ne parviennent pas à devenir des penseurs parce que leur mémoire est trop bonne.
 

123.

Affamer au lieu de rassasier. — De grands artistes s’imaginent qu’au moyen de leur art ils ont totalement pris possession d’une âme et que dès lors ils l’occupent entièrement : en réalité — et souvent à leur grande déception — cette âme n’en est devenue que plus vaste et plus vide, en sorte que dix grands artistes pourraient se jeter au fond sans la rassassier.
 

124.

Crainte de l’artiste. — De crainte de se voir objecter que leurs figures ne sorit pas vivantes, certains artistes, pourvus d’un goût qui va en s’affaiblissant, peuvent être induits à former celles-ci de façon à leur donner des apparences de folies : de même que, d’autre part, par une crainte semblable, les artistes grecs des origines, prêtèrent même à des mourants et à des hommes dangereusement blessés ce sourire qu’ils savaient être le signe le plus certain de la vie, — sans se préoccuper de la façon dont la nature présente les derniers vestiges de la vie.
 

125.

Le cercle doit être décrit. — Celui qui a suivi une philosophie ou une manière d’art jusqu’à la fin, de sa carrière et encore au delà de cette fin, comprendra, par son expérience intérieure, pourquoi les maîtres et les prophètes qui survivent s’en sont détournés d’un air dédaigneux, pour suivre une autre voie. Certes, il faut que le cercle soit décrit, — mais l’individu, fût-il des plus grands, s’arrête sur un point de la perspective, avec un air d’obstination implacable, comme si le cercle ne pouvait jamais être fermé.
 

126.

L’art ancien et l’âme du présent. — Parce que tout art trouve, pour l’expression des états d’âme, des moyens toujours plus flexibles, plus doux, plus violents, plus passionnés, et y est toujours plus apte, les maîtres venus plus tard, gâtés par ces moyens d’expressions, ressentent un malaise en face des oeuvres d’art des temps plus anciens, comme si les maîtres d’autrefois n’avaient manqué que des moyens indispensables à faire parler distinctement leur âme, peut-être même de quelque préparation technique ; et ils pensent devoir leur venir en aide, car ils croient à l’égalité et même à l’unité de toutes les âmes. Mais, en réalité, l’âme de ces maîtres eux-mêmes était encore une autre, elle était plus grande peut-être, mais plus froide et opposée aussi à ce qui veut faire de l’effet : la mesure, la symétrie, le mépris de tout ce qui charme et ravit, une inconsciente rudesse et une fraîcheur du matin, une fuite devant la passion, comme si la passion provoquait la destruction de l’art, — voilà ce qui composa le sentiment et la moralité des maîtres anciens, qui nécessairement, et non point seulement par hasard, choisirent leurs moyens d’expression et les animèrent de la même moralité. — Faut-il donc, après être arrivé à cette connaissance, refuser, à ceux qui viennent plus tard, le droit de faire revivre leur propre âme dans l’âme des oeuvres anciennes ? Non, car ce n’est qu’en leur donnant notre propre âme que nous les rendons capables de vivre encore ; c’est notre sang qui les amène à nous parler. L’exécution vraiment « historique » serait une exécution fantasmagorique présentée à des fantômes. On honore les grands artistes du passé moins par cette crainte stérile qui laisse à sa place, sans y loucher, chaque note, chaque parole, que par d’actifs efforts pour leur procurer sans cesse une vie nouvelle. — Il est vrai que, si l’on imaginait Beethoven revenant soudain et entendant l’une de ses oeuvres, dirigée en conformité avec l’état d’âme et la subtilité des nerfs modernes qui font la gloire de nos maîtres de l’exécution, il demeurerait probablement longtemps muet, ne sachant pas s’il doit élever la main pour maudire ou pour bénir, mais il finirait peut-être par dire : « Eh bien ! Ce n’est pas moi que je retrouve ici, mais ce n’est pas non plus un non-moi, c’est une troisième chose, — cela me semble être aussi parfait, bien que ce ne soit pas la chose parfaite. Mais c’est à vous de veiller à ce que vous faites, comme c’est vous qui devez écouter, — et c’est la vie qui a raison, comme dit Schiller. Ayez donc raison et laissez-moi redescendre dans la tombe. »
 

127.

Contre ceux qui blâment la brièveté. — Quelque chose qui est dit brièvement peut être le fruit et le résultat de quelque chose de longuement médité ; mais le lecteur qui est novice sur ce terrain, et qui n’y a pas autrement réfléchi, voit quelque chose d’embryonnaire dans tout ce qui est dit brièvement, non sans un blâme à l’adresse de l’auteur qui a osé lui présenter un mets qui n’était pas cuit à point.
 

128.

Contre les myopes. — Croyez-vous donc que c’est de l’ouvrage décousu parce qu’on vous le présente en morceaux (et qu’il faut vous le présenter ainsi) ?
 

129.

Lecteurs de sentences. — Les plus mauvais lecteurs de sentences ce sont les amis de l’auteur, pour peu qu’ils s’appliquent à conclure du général au particulier, à quoi les sentences doivent leur origine : car, en faisant ainsi lesflaireurs de cuisine, ils mettent à néant toute la peine que s’est donnée l’auteur et n’ygagnent, comme ils le méritent d’ailleurs, au lieu d’un aperçu ou d’un enseignement philosophique, au meilleur cas ou au pire, que la satisfaction d’une vulgaire curiosité.
 

130.

Inconvenances du lecteur. — Pour le lecteur il y a double inconvenance à l’égard de l’auteur. louer le second ouvrage de celui-ci aux dépens du premier (ou vice versa), et à prétendre à la reconnaissance de l’auteur.
 

131.

Ce qu’il y a de troublant dans l’histoire de l’art. — Si l’on poursuit au point de vue historique le développement d’un art, par exemple de l’éloquence grecque, allant de maître en maître, on finit par arriver en face de cette sobriété toujours grandissante qui s’applique à obéir à toutes les lois et restrictions anciennes et nouvelles, et enfin à une contrainte pénible : on comprend alors que l’arc devra se briser nécessairement et que, ce que l’on appelle la composition inorganique, drapée et masquée d’extraordinaires moyens d’expression — dans ce cas le style baroque de l’asiatisme [2] — a été une nécessité et presque un bienfait.
 

132.

Aux héros de l’art. — Cet enthousiasme pour une cause que les grands hommes apportent dans le monde fait s’étioler l’intelligence d’un grand nombre d’hommes. Il est humiliant de savoir cela. Mais l’enthousiaste porte sa bosse avec joie et fierté : c’est une consolation de savoir que, par le héros, le bonheur a augmenté dans le monde.
 

133.

Le manque de conscience esthétique. — Dans une école d’art, les véritables fanatiques sont ces natures complètement inartistiques qui n’ont pas pénétré même dans les éléments de l’esthétique et du savoir-faire, mais qui sont empoignées violemment par les effets élémentaires d’un art. Pour elles il n’y a point de conscience esthétique — et, par conséquent il n’y a rien qui pourrait les détourner du fanatisme.
 

134.

Comment l’âme doit se mouvoir d’après la musique nouvelle. — L’intention artistique que poursuit la musique nouvelle dans ce que l’on désigne aujourd’hui d’un terme fort, mais sans précision, par « mélodie infinie » peut être comprise clairement, si l’on descend dans la mer, perdant peu à peu l’assurance de la marche sur le fond incliné, pour s’abandonner enfin à la merci de l’élément agité : on est forcé de nager. La musique ancienne, celle que l’on faisait jusqu’à présent, dans un va et vient, tantôt maniéré, tantôt solennel, tantôt fougueux, allant soit plus vite soit plus lentement, vous forçait à danser : tandis que la mesure nécessaire, l’observation de certains degrés équivalents de temps et de force, exigeaient, dans l’âme de l’auditeur, une continuelle circonspection : le charme de cette musique reposait sur le jeu réciproque de ce courant froid que produisait la circonspection avec l’haleine chaude de l’enthousiasme musical. — Richard Wagner voulut une autre espèce de mouvement de l’âme, une espèce voisine de la nage et du balancement dans les airs. Peut-être est-ce là l’essentiel dans toute son innovation. Son célèbre procédé d’art,, né de cette volonté et adapté à celle-ci, — la « mélodie infinie » — s’applique à briser toute proportion mathématique de temps ou de forces, il va parfois jusqu’à les narguer et il est fécond dans l’invention d’effets qui sonnent à l’oreille ancienne comme des paradoxes rythmiques et des propos calomnieux. Il craint la pétrification, la crystallisation, le passage de la musique dans les formes architecturales, — et c’est pourquoi il oppose au rythme à deux temps un rythme à trois temps, et il n’est pas rare qu’il introduise la mesure à cinq et à sept temps, qu’il répète immédiatement la même phrase, mais avec un allongement, pour qu’elle atteigne à une durée double et triple. D’une imitation facile de pareils artifices peut naître un grand danger pour la musique : à côté d’une trop grande maturité du sentiment rythmique guettait toujours, à la dérobée, la décomposition, la dégénérescence du rythme. Ce danger devient surtout très grand lorsqu’une pareille musique s’appuie toujours plus étroitement sur un art théâtral et un langage des gestes tout à fait naturaliste, que nulle plastique supérieure ne guide et ne domine, un art et un langage qui, par eux-mêmes, ne possèdent aucune mesure et qui ne sont, par conséquent, nullement à même de communiquer la mesure à l’élément qui s’adapte à eux, à l’essence trop féminine de la musique.
 

135.

Poète et vérité. — La muse du poète qui n’est pas amoureux de la vérité ne sera pas précisément la vérité et elle lui mettra au monde des enfants aux yeux cernés,aux membres trop délicats.
 

136.

Moyens et but. — En art le but ne sanctifie pas les moyens ! mais les moyens sacrés peuvent sanctifier le but.
 

137.

Les plus mauvais lecteurs. — Les plus mauvais lecteurs sont ceux qui procèdent comme les soldats pillards : ils s’emparent çà et là de ce qu’ils peuvent utiliser, souillent et confondent le reste et couvrent le tout de leurs outrages.
 

138.

Caractère des bons écrivains. — Les bons écrivains ont deux choses en commun : ils préfèrent être compris que regardés avec étonnement ; et ils n’écrivent pas pour les lecteurs aigres et trop subtils.
 

139.

Les genres mêlés. — Les genres mêlés dans les arts témoignent de la méfiance que leurs auteurs ont eue à l’égard de leur propre force ; ils ont cherché des puissances alliées, des intercesseurs, des couvertures, — tel le poète qui appelle à son aide la philosophie, le musicien qui a recours au drame et le penseur qui s’allie à la rhétorique.
 

140.

Se taire. — L’auteur doit se taire lorsque son oeuvre se met à parler.
 

141.

Insignes du rang. — Tous les poètes et écrivains qui sont amoureux du superlatif veulent plus qu’ils ne peuvent.
 

142.

Livres froids. — Le bon penseur compte sur des lecteurs qui ressentent après lui la joie qu’il y a à bien penser : en sorte qu’un livre qui a l’air froid et sobre, s’il est vu par un oeil juste, caressé par le rayon de soleil de la sérénité intellectuelle, peut apparaître telle une véritable consolation de l’âme.
 

143.

Artifice du balourd. — Le penseur lourd choisit généralement comme alliés la loquacité ou la solennité : au moyen de la première il croit s’approprier de la mobilité et de la limpidité ; au moyen de la seconde, il fait croire que sa qualité est l’effet d’un libre choix, d’une intention artistique, en vue d’arriver à la dignité qui exige la lenteur des mouvements.
 

144.

Du style baroque. — Celui qui, en tant que penseur et écrivain, sait qu’il n’a été ni créé ni élevé pour la dialectique et le déploiement des pensées, aura involontairement recours à la rhétorique et au style dramatique : car, en fin de compte, il lui importe, avant tout, de se rendre intelligible et de gagner ainsi de la puissance, quelle que soit la façon dont il attire à lui le sentiment, que ce soit sur les routes frayées ou par surprise — comme berger ou comme brigand. Cela èst vrai dans tous les arts, où le sentiment d’un défaut de dialectique ou d’une insuffisance dans l’expression et le récit, allié à un instinct de la forme, dont l’abondance tend à se déverser, engendre cette catégorie du style que l’on appelle style baroque. — Il n’y a d’ailleurs que les gens prétentieux et mal informés chez qui se mot évoquera une idée d’abaissement. Le style baroque naît chaque fois que dépérit un grand art, lorsque dans l’art de l’expression classique les exigences sont devenues trop grandes, il se présente comme un phénomène naturel à quoi l’on assistera peut-être avec mélancolie — parce qu’il précède la nuit —, mais en même temps avec admiration, à cause des arts de compensation, dans l’expression et le récit, qui lui sont particuliers. Il faut noter avant tout le choix du sujet et la donnée d’un extrême intérêt dramatique, où l’on frémit déjà, sans l’aide d’aucun artifice de l’art, parce que le ciel et l’enfer sont trop près du sentiment ; puis l’éloquence des passions et des attitudes violentes, de la laideur sublime, des grandes masses et en général de la quantité — comme on en voit déjà les traces chez Michel-Ange, le père ou le grand-père des artistes du style rococo italien — : les lumières du crépuscule, de la transfiguration, ou de l’incendie sur les formes très accentuées ; avec cela sans cesse de nouvelles audaces, dans les moyens et les intentions, fortement soulignées par l’artiste, pour les artistes, tandis que le profane croit voir le perpétuel débordement involontaire de toutes les cornes d’abondance d’un art naturel et primesautier. Toutes ces qualités qui font la grandeur de ce style, ne sauraient se retrouver aux époques antérieures, classiques ou préclassiques, d’une manière d’art, et n’y seraient pas tolérées ; car des choses aussi exquises demeurent longtemps suspendues à leur arbre comme des fruits défendus.— Maintenant surtout, la musique étant en train de passer dans cette dernière phase, on peut apprendre à connaître, ce phénomène du style baroque qui se présente avec une splendeur particulière et, par comparaison, éclairer le passé d’une lumière nouvelle : car, depuis le temps des Grecs, il y a souvent eu un style baroque, dans la poésie, l’éloquence, la sculpture — et chaque fois ce style, bien que la plus haute noblesse lui fît défaut, de même qu’une perfection innocente, inconsciente et victorieuse, a exercé une influence salutaire sur de nombreux artistes de son temps, les meilleurs et les plus sérieux : — c’est pourquoi il y aurait quelque témérité à vouloir le condamner sans plus, quoique chacun puisse s’estimer heureux si, par là, son jugement n’a pas été fermé aux oeuvres plus pures et de plus grand style.
 

145.

La valeur des livres honnêtes. — Les livres honnêtes rendent le lecteur honnête, du moins en ce sens qu’ils provoquent chez lui la haine et la répugnance, qu’il cache généralement par une subtile rouerie. Vis-à-vis d’un livre on se laisse aller, quelle que soit la retenue que l’on montre en face des hommes.
 

146.

Par quoi l’art crée un parti. — Quelques beaux passages, un développement qui émotionne, une conclusion entraînante qui dispose favorablement — voilà ce qui, dans une oeuvre d’art, pourra être accessible à la plupart des profanes : et, dans une période artistique, où l’on veut attirer du côté des artistes la grande masse profane, donc créer un parti qui devra peut-être servir à la conservation de l’art en général, le créateur fera bien de ne pas donner davantage, car autrement il épuiserait sa force sur des domaines où personne ne lui saurait gré de son zèle. Faire le reste — c’est-à-dire imiter la nature, dans ses fonctions organiques et son développement — ce serait, dans ce cas particulier, comme si on semait dans l’eau.
 

147.

Devenir grand aux dépens de l’histoire. — Tout maître moderne qui entraîne dans son orbite le goût de l’amateur d’art provoque involontairement un choix parmi les oeuvres des maîtres anciens et une nouvelle évaluation : ce qu’il y a, dans celles-ci, de conforme à sa nature, de parent à son génie, ce qui le prévoit et l’annonce apparaît dès lors comme ce qu’il y a de véritablement significatif dans les oeuvres anciennes. — Et c’est un fruit où se cache généralement le ver d’une grosse erreur.
 

148.

Comment on peut gagner une époque pour l’art. — Que l’on apprenne aux hommes, au moyen de toutes les séductions des artistes et des penseurs, à avoir de la vénération pour leurs défauts, leur pauvreté intellectuelle, leur aveuglement insensé et leurs passions — et cela est possible —, que l’on ne montre que le côté sublime du crime et de la folie, de Ia faiblesse des gens sans volonté, et de ceux qui se soumettent aveuglément que le côté touchant — cela aussi a été fait assez souvent — : et l’on aura employé le moyen qui peut inspirer à une époque, fût-elle des plus anti-artistiques et anti-philosophiques, l’amour enthousiaste de la philosophie et de l’art (surtout l’amour des artistes et des penseurs), et, dans des circonstances critiques, peut-être la seule façon de conserver l’existence d’organismes aussi tendres et aussi exposés.
 

149.

Critique et joie. — La critique, tant l’exclusive et l’injuste, que l’intelligente, fait à celui qui l’exerce un plaisir tel que le monde doit de la reconnaissance à toute oeuvre, tout acte qui provoquent beaucoup de critiques de la part de nombreuses personnes : car la critique laisse sur son sillage une traînée étincelante de joie, d’esprit, d’admiration de soi, de fierté, d’enseignements, de bonnes résolutions. — Le dieu de la joie créa le mauvais et le médiocre pour la même raison qui lui fit créer le bien.
 

150.

Au delà des limites. — Lorsqu’un artiste veut être plus qu’un artiste, par exemple le prophète du réveil moral de son peuple, il finit par s’enticher — c’est là sa punition — d’un monstre de sujet moral— et cela fait rire sa muse : car la jalousie peut aussi rendre méchante cette déesse au bon coeur. Que l’on songe plutôt à Milton et à Klopstock.
 

151.

oeil de verre. — L’inclination du talent vers des sujets, des personnages, des motifs moraux, vers la belle âme de l’oeuvre d’art ne provient souvent que d’un oeil de verre que se met l’artiste qui manque d’âme : cette substitution produit parfois ce résultat très extraordinaire que cet oeil finit par devenir la nature vivante, bien qu’avec un aspect un peu étiolé, — et tout le monde croit généralement voir la nature où il n’y a que du verre froid.
 

152.

Écrire et vouloir vaincre. — Le fait d’écrire devrait toujours annoncer une victoire, une victoire remportée sur soi-même, dont il faut faire part aux autres pour leur enseignement. Mais il y a des auteurs dyspepsiques qui n’écrivent précisément que lorsqu’ils ne peuvent pas digérer quelque chose, ils commencent même parfois à écrire quand ils ont encore leur nourriture dans les dents : ils cherchent involontairement à communiquer leur mauvaise humeur au lecteur, pour lui donner du dépit et exercer ainsi un pouvoir sur lui, c’est-à-dire qu’eux aussi veulent vaincre, mais les autres.
 

153.

« Bon livre sait attendre ». — Tout bon livre a une saveur âpre lorsqu’il paraît : il a le défaut de la nouveauté. De plus son auteur lui est nuisible, parce qu’il est encore vivant et que l’on parle de lui, car tout le monde a l’habitude de confondre l’écrivain et son oeuvre. Ce qu’il y a en celle-ci d’esprit, de douceur, d’éclat devra se développer avec l’âge, grâce à une admiration toujours grandissante, à une vieille vénération qui finit par être traditionnelle. Mainte heure doit avoir passé là-dessus, et bien des araignées devront y tisser leur toile. De bons lecteurs rendent un livre toujours meilleur et de bons adversaires l’éclaircissent.
 

154.

L’excessif comme procédé d’art. — Les artistes savent bien comment on se sert de l’excessif pour produire l’impression de richesse. C’est là un des moyens de séduction les plus innocents, à quoi doivent s’entendre les artistes ; car, dans leur monde, où l’on vise à l’apparence, les moyens de l’apparence ne seront pas forcément vrais.
 

155.

L’orgue de barbarie caché. — Les génies s’entendent mieux que les talents à cacher leur orgue de barbarie, parce qu’ils savent se draper dans des plis plus abondants ; mais, au fond, eux aussi, ne savent que jouer sans cesse leurs sept morceaux, toujours les mêmes.
 

156.

Le nom sur la page de titre. — Il est vrai que c’est maintenant un usage et presque un devoir de mettre sur un livre le nom de son auteur ; mais c’est une des raisons qui fait que les livres portent si peu. Car,s’ils sont bons, ils valent plus que les personnes, étant la quintessence de celles-ci ; mais dès que l’auteur se fait connaître par le titre, le lecteur se plaît à diluer la quintessence par ce qu’il voit de personnel, de plus personnel, et il met ainsi à néant le but du livre. C’est l’orgueil de l’intellect de ne plus paraître individuel.
 

157.

La critique la plus violente. — On critique le plus violemment un homme, une oeuvre, lorsque l’on en dessine l’idéal.
 

158.

Peu et sans amour. — Tout bon livre est écrit pour son espèce et c’est pourquoi tous les autres lecteurs, c’est-à-dire le plusgrand nombre, l’accueillent fort mal ; sa réputation repose sur une base étroite et ne peut être édifiée que lentement. Le livre médiocre et mauvais l’est tout bonnement parce qu’il cherche à plaire au grand nombre et qu’il lui plaît.
 

159.

Musique et maladie. — Le danger de la musique nouvelle, c’est qu’elle nous présente la coupe des délices et du sublime avec un geste si captivant et avec une telle apparence d’extase morale que le plus modéré et le plus noble finit toujours par en absorber quelques gouttes de trop. Mais cette minime débauche, répétée à l’infini, peut amener finalement une altération de la santé intellectuelle plus profondeque celle qui résulterait des excès les plus grossiers : en sorte qu’un jour il ne restera plus autre chose à faire qu’à fuir la grotte des nymphes, pour retourner, à travers les flots et les dangers, vers l’ivresse d’Ithaque et les baisers de l’épouse, plus simple et plus humaine —bref de retourner au foyer
 

160.

Avantage pour les adversaires. — Un livre plein d’esprit en communique aussi à ses adversaires.
 

161.

Jeunesse et critique. — Critiquer un livre — chez les jeunes gens, c’est seulement tenir à distance toutes les idées productives de ce livre et se défendre contre elles des pieds et des mains. Le jeune homme vit sur la défensive à l’égard de tout ce qui est nouveau, lorsqu’il ne peut pas l’aimer en bloc, ce qui lui fait chaque fois, et tant qu’il peut, commettre un crime inutile.
 

162.

Effet de la quantité. — Le plus grand paradoxe dans l’histoire de la poésie, c’est d’affirmer qu’un homme peut être un barbare dans tout ce qui faisait la grandeur des poètes anciens — un barbare, c’est-à-dire un être défectueux et contrefait de pied en cap, et demeurer quand même le plus grand poète. C’est le cas de Shakespeare qui, mis en parallèle avec Sophocle, ressemble à une mine inépuisable d’or, de plomb et d’éboulis, en face d’un trésor d’or pur, d’or d’une qualité si précieuse qu’il fait presque oublier sa valeur en tant que métal. Mais la quantité, à sa plus haute puissance, agit comme qualité — et c’est ce dont Shakespeare profite.
 

163.

Tout commencement est danger. — Le poète a le choix, ou d’élever le sentiment d’un degré à l’autre et de le hausser ainsi très considérablement — ou d’essayer d’agir par surprise et de tirer, dès le début, très fortement à la cloche. Les deux choses sont dangereuses : dans le premier cas l’ennui fera peut-être prendre la fuite à l’auditeur, dans le second cas la peur.
 

164.

En faveur des critiques. — Les insectes piquent, non par méchanceté, mais parce que, eux aussi, veulent vivre : il en est de même des critiques ; ils veulent notre sang et non pas notre douleur.
 

165.

Succès des sentences. — Les gens inexpérimentés croient toujours que du moment qu’une sentence leur paraît évidente à première vue, par sa vérité simple, cette sentence est vieille et connue, et ils se prennent à en regarder l’auteur de travers, comme s’il avait voulu voler le bien commun de tous : tandis que, lorsqu’ils entendent des demi-vérités bien épicées, ils s’en réjouissent et font connaître leur joie à l’auteur. Celui-ci sait apprécier une pareille indication et devine facilement ce qui lui a réussi et ce qu’il a mal fait.
 

166.

Vouloir vaincre. — Un artiste qui, dans tout ce qu’il entreprend, dépasse ses forces, finira par entraîner la foule avec lui, par le spectacle même de la lutte formidable qu’il lui offre : car le succès n’est pas toujours seulement dans la victoire, mais parfois déjà dans le désir de vaincre.
 

167.

Sibi scribere. — L’auteur raisonnable n’écrit pas pour une autre postérité que la sienne, c’est-à-dire pour sa propre vieillesse, car il pourra, alors, se réjouir sur lui-même.
 

168.

Éloge de la sentence. — Une bonne sentence est trop dure pour la mâchoire du temps, et des milliers d’années ne suffiront pas à la dévorer, quoique tentes les époques s’en nourrissent : par cela elle est le grand paradoxe dans la littérature, l’impérissable au milieu du changement, l’aliment toujours apprécié, comme le sel, mais qui ne perd pas sa saveur.
 

169.

Besoins artistiques de second ordre. — Le peuple possède bien quelque chose que l’on peut appeler des aspirations artistiques, mais celles-ci sont minimes et faciles à satisfaire. Au fond, les déchets de l’art y suffisent : il faut se l’avouer sans ambages. Considérez, par exemple, quelles sont les mélodies et les chansons qui font maintenant toute la joie des couches vigoureuses de la population, les moins gâtées et les plus naïves, vivez parmi les bergers, les métayers, les paysans, les chasseurs, les soldats, les matelots,et vous serez édifiés sur ce sujet. Dans les petites villes encore, dans les maisons où est le siège des héréditaires vertus bourgeoises, n’aime-t-on et ne cultive-t-on pas la plus mauvaise musique qui aitjamais été produite ? Celui qui parle dé besoins profonds, d’aspirations inassouvies qui poussent le peuple vers l’art, le peuple tel qu’il est, celui-là radote ou veut faire des dupes. Soyez donc francs ! Ce n’est que chez l’homme d’exception qu’existe aujourd’hui le besoin d’un art de style supérieur, — et cela parce que, d’une façon générale, l’art est de nouveau pris dans un mouvement rétrograde et que les forces et les espérances humaines se sont jetées, pour un temps, sur autre chose. — Il est vrai qu’il existe en outre, c’est-à-dire à l’écart du peuple, un besoin d’art vaste et considérable, mais de second ordre. On trouve ce besoin chez les classes supérieures de la société : là quelque chose comme une communauté artistique de bonne foi est possible. Mais regardez donc de plus près les éléments de cette communauté ! Ce sont en général les mécontents plus distingués qui, par eux-mêmes, ne peuvent s’élever à une joie véritable : l’homme cultivé qui ne s’est pas assez libéré pour pouvoir se passer des consolations de la religion èl qui pourtant ne trouve pas assez odorants les baumes de celle-ci ; le demi-noble qui est trop faible pour briser le vice fondamental de sa vie ou le penchant néfaste de son caractère, en renonçant héroïquement ou en changeant de vie ; l’homme richement doué qui a de lui-même trop haute opinion pour être utile par une activité modeste, et qui est trop paresseux pour un grand travail désintéressé ; la jeune fille qui ne sait pas se créer un cercle de devoirs assez étendu ; la femme qui s’est liée par un mariage léger ou criminel et qui ne se sait pas assez liée ; le savant, le médecin, le commerçant, le fonctionnaire qui s’est spécialisé trop tôt et n’a jamais laissé libre cours à toute sa nature, mais qui, à cause de cela, accomplit son travail, d’aillëurs excellent, avec un ver rongeur au coeur ; et enfin tous les artistes incomplets : — ce sont là tous ceux qui ont aujourd’hui encore de véritables besoins d’art ! Et qu’exigent-ils en somme de l’art ? Il doit chasser chez eux, pendant quelques heures ou quelques instants, le malaise, l’ennui, la conscience vaguement mauvaise, et interpréter, si possible, dans un sens élevé, le défaut de leur vie et de leur caractère, pour le transformer en un défaut dans la destinée du monde, — très différents des Grecs qui voyaient, dans leur art, l’expansion de leur propre bien-être et de leur propre santé, et qui aimaient à voir leur propre perfection, encore une fois, en dehors d’eux-mêmes : — ils ont été conduits à l’art par le contentement d’eux-mêmes, nos contemporains y sont venus — par le dégoût d’eux-mêmes.
 

170.

Les Allemands au théâtre. — Le véritable talent dramatique des Allemands a été Kotzebue ; lui et ses Allemands, tant ceux desclasses supérieures que ceux des classes moyennes, sont inséparables, et ses contemporains auraient pu dire sérieusement de lui : « En lui nous vivons et nous agissons ». Il n’y avait là rien de forcé, rien qui fût inculqué, dont la jouissance fut imposée, artificiellement imposée : ce qu’il voulait et savait dire était compris, et, aujourd’hui encore, le franc succès sur la scène allemande est entre les mains des héritiers honteux ou éhontés de ces moyens et de ces effets qui étaient le propre de Kotzebue, surtout sur le domaine où la comédie reste quelque peu florissante ; d’où il résulte qu’une bonne part de ce qui était le tgermanisme d’alors continue à subsister, surtout à distance des grandes villes. Bonasse, sans sobriété dans les petites jouissances, avide de larmes, avec le désir de pouvoir se défaire, du moins au théâtre, de la sévère frugalité traditionnelle, pour exercer une indulgence souriante et même pleine de rires, confondant le bien et la compassion, les identifiant même — comme c’est le propre de la sentimentalité allemande —, exultant à l’aspect d’une belle action généreuse ; pour le reste soumis à ce qui vient d’en haut, envieux à l’égard du voisin et pourtant plein de contentement intérieur — toutes ces qualités, tous ces défauts, ce furent les leurs. — Le second talent théâtral fut Schiller : celui-ci découvrit une classe de spectateurs qui, jusqu’alors, n’étaient pas encore entrés en ligne de compte ; il trouve cette classe à l’âge de la puberté : la jeune fille et le jeune homme allemands. Par sa poésie, il vint au-devant de leurs élans supérieurs, nobles et impétueux, bien qu’encore obscurs, au-devant du plaisir que leur causait la sonorité des phrases morales (un plaisir qui tend à disparaître vers la trentième année de la vie), et, grâce à la passion et à l’esprit de parti qui anime cet âge, il conquit un succès qui finit par agir avantageusement sur l’âge plus mûr : car, d’une façon générale, Schiller a rajeuni les Allemands. — À tous égards, Goethe se plaçait au-dessus des Allemands, et, maintenant encore, il se trouve au-dessus d’eux : il ne leur appartiendra jamais. Comment d’ailleurs un peuple pourrait-il être à la hauteur de l’intellectualité de Goethe, avec son bien-être et sa bienveillance ! Tout comme Beethoven fit de la musique en passant sur la tête des Allemands, tout comme Schopenhauer philosopha au-dessus des Allemands, Goethe écrivit son Tasse, son Iphigénie au-dessus des Allemands. Un très petit nombre d’hommes très cultivés le suivirent, d’hommes éduqués par l’antiquité, la vie et les voyages, ayant grandi au-dessus de l’esprit allemand : il voulut lui-même qu’il n’en fût pas autrement. — Lorsque plus tard les Romantiques édifièrent leur culte raisonné de Goethe, lorsque leur étonnante habileté dans le flairage passa aux élèves d’Hegel, qui furent tles véritables éducateurs des Allemands de ce siècle, lorsque les poètes allemands mirent à profit, pour répandre leur gloire, l’ambition nationale qui s’éveillait et que la véritable mesure d’un peuple, ce qui est de savoir s’il peut loyalement se réjouir de quelque chose, fut impitoyablement subordonnée au jugement de l’individu et à l’ambition nationale — c’est-à-dire lorsque l’on commença à être forcé de se réjouir, — la duperie mensongère de la culture allemande naquit, cette culture qui avait honte de Kotzebue et qui mit en scène Sophocles, Calderon et même la continuation du Faust de Goethe et qui, à cause de sa langue empâtée, de son estomac embarrassé, finit par ne plus savoir ce qui lui convient et ce qui l’ennuie. — Heureux ceux qui ont du goût, fût-ce même un mauvais goût ! — Et non seulement heureux, on ne peut aussi devenir sage que grâce à cette qualité ; c’est pourquoi les Grecs qui, en ces choses, étaient très subtils, désignèrent le sage par un mot, qui veut dire l’homme de goût et qu’ils appelèrent bonnement « goût » (sophia) la sagesse, l’artistique aussi bien que la philosophique.
 

171.

La musique, manifestation tardive de toute culture. — La musique, de tous les arts qui naissent généralement sur un terrain de culture particulier, avec des conditions sociales et politiques déterminées, apparaît comme la dernière de toutes les plantes, à l’automne et au moment du dépérissement de la culture dont elle fait partie : tandis que déjà sont visibles les premiers signes avant-coureurs d’un nouveau printemps. Il arrive même parfois que la musique résonne comme le langage d’une époque disparue, dans un monde nouveau et étonné, et qu’elle arrive trop tard. C’est seulement dans l’art des musiciens des Pays-Bas que l’âme du moyen âge chrétien trouva tous ses accords : son architecture des sons est la soeur du gothique, tard venue il est vrai, mais légitime et ressemblante. C’est seulement dans la musique de Hændel que retentit l’écho de ce que l’âme de Luther et de ses proches avait de meilleur, le grand trait judéo-héroïque qui créa tout le mouvement de la Réforme. Ce fut Mozart qui rendit en or sonnant le siècle de Louis XIV, l’art de Racine et de Claude Lorrain. Dans la musique de Beethoven et de Rossini le dix-huitième siècle chanta son dernier chant, le siècle de l’exaltation, des idéals brisés et du bonheur fugitif. Un ami des symboles sensibles pourrait donc dire que toute musique vraiment remarquable est un chant du cygne. — C’est que la musique n’est pas un langage universel qui dépasse le temps, comme on a si souvent dit à son honneur, elle correspond exactement à une mesure de sentiment, de chaleur, de milieu qui porte en elle, comme loi intérieure, une culture parfaitement déterminée, liée par le temps et le lieu ; la musique de Palestrina serait, pour les Grecs, parfaitement inabordable, et, d’autre part — qu’entendrait Palestrina, s’il écoutait la musique de Rossini ? — Il se pourrait fort bien que notre récente musique allemande, malgré sa prépondérance et sa joie de dominer, ne fût plus comprise dans fort peu de temps ; car elle naquit d’une culture qui est en décadence rapide ; son terrain se réduit à cette période de réaction et de restauration, où s’épanouit tout aussi bien un certain catholicisme du sentiment que le goût de tout ce qui est traditionnel et national, pour répandre sur l’Europe son parfum composite. Ces deux courants de sentiments, saisis dans leur plus grande intensité et conduits jusqu’aux limites lesplus extrêmes, ont fini par résonner dans l’art wagnérien. L’appropriation des vieilles légendes indigènes chez Wagner, la libre disposition qu’il prit des divinités et des héros étranges — qui sont au fond de souveraines bêtes fauves avec de la profondeur, de la grandeur d’âme et de la satiété de vivre —, la résurrection de ces figures à qui il donna la soif chrétienne et moyen-âgeuse d’une sensualité et d’une spiritualité extatiques, tout ce procédé de Wagner dans les emprunts et les adjonctions, par rapport au sujet, à l’âme, aux figures et aux paroles, exprime clairement aussi l’esprit de sa musique, si celle-ci, comme toute musique, ne savait parler d’elle-même sans équivoque : cet esprit mène la toute dernière campagne de réaction contre l’esprit du rationalisme qui soufflait du siècle dernier dans celui-ci, et aussi contre l’idée supernationale de la Révolution française et de l’utilitarisme anglo-américain appliquée à la transformation de l’État et de la société. — Mais n’est-il pas évident que ce cercle d’idées et de sentiments combattu, semble-t-il, par Wagner et ses adhérents ait repris depuis longtemps une force nouvelle et que cette tardive protestation musicale tombe dans des oreilles qui préféreraient entendre d’autres accents, d’une esthétique différente ? En sorte qu’il pourrait bien arriver un jour que cet art merveilleux et supérieur devienne soudain incompréhensible et que l’oubli et les toiles d’araignées viennent s’abattre sur lui. — Il ne faut pas se laisser induire en erreur sur cet état de cause par ces fluctuations passagères qui apparaissent comme la réaction dans la réaction, comme une dépression momentanée des ondes, dans l’ensemble du mouvement : il se pourrait donc que cette période de dix années, avec ses guerres nationales, son martyre ultramontain et son terrorisme socialiste, aidât, dans ses contrecoups subtils, à l’épanouissement du dit art, — sans lui donner par là la garantie qu’il a « de l’avenir », ou même qu’il a l’avenir. — Cela tient à l’essence même de l’art, si les fruits de ses grandes années perdent aussitôt plus vite leurs saveurs et se gâtent plus vite que les fruits de l’art plastique ou même ceux qui croissent sur l’arbre de la connaissance : car de tous les produits du sens artistique humain, les idées sont ce qu’il y a de plus durable.
 

172.

Les poètes ne sont plus des éducateurs. — Bien que cela puisse paraître étrange à notre temps, il y a eu jadis des poètes et des artistes dont l’âme était élevée au-dessus des passions, des luttes et des ravissements de la passion, et qui, à cause de cela, prenaient plaisir à des sujets plus purs, des hommes plus dignes, des enchaînements et des dénouements plus tendres. Si les grands artistes d’aujourd’hui sont le plus souvent des déchaîneurs de volonté, et, par cela même, dans certaines circonstances, des libérateurs de la vie, ceux-ci étaient des dompteurs de volonté, des transformateurs d’animaux, des créateurs d’hommes et, en général, des formateurs, des continuateurs de la vie : tandis que la gloire de ceux d’aujourd’hui consiste peut-être à dépouiller, à briser les chaînes, à détruire. — Les Grecs anciens exigeaient du poète qu’il fût l’éducateur des adultes : mais combien aujourd’hui un poète aurait honte si l’on demandait cela de lui — de lui, qui ne fut pas même un bon élève et qui, par conséquent, ne devint pas quelque chose comme un bon poème, belle formation lui-même, mais, au meilleur cas, en quelque sorte le farouche et attirant amas de décombres d’un temple, et, en même temps, une caverne de concupiscence, couverte, telle une ruine, de fleurs, de plantes piquantes et vénéneuses, habitée et visitée par les serpents, les vers, les araignées et les oiseaux, — et c’est un objet de triste réflexion que de se demander pourquoi les choses les plus nobles et les plus exquises se présentent maintenant telles des ruines, sans le passé et l’avenir de la perfection.
 

173.

Regards en avant et en arrière. — Un art tel qu’il rayonne d’Homère, de Sophocle, de Théocrite, de Caldéron, de Racine, de Goethe, comme l’excédent d’une direction de vie sage et harmonieuse — c’est là la vraie conception, à quoi nous finirons par recourir, lorsque nous serons devenus nous-mêmes plus sages et plus harmonieux : et non point ce jaillissement barbare, quoique si charmant, de choses ardentes et bariolées, ce jaillissement hors d’une âme chaotique et non domptée que nous considérions jadis, lorsque nous étions des jeunes gens, comme de l’art. Mais il va de soi que, pour certaines époques de la vie, un art de l’exaltation et de l’émotion répond à un besoin naturel, de même que la répugnançe contre tout ce qui fest réglé, monotone, simple et logique, que cet art doit nécessairement correspondre à l’artiste, pour que l’âme de pareilles époques de vie n’aille pas faire explosion sur une autre voie, par toutes sortes d’excès et de désordres. C’est ainsi que les jeunes gens, tels qu’ils sont généralement, pleins d’exubérances et tourmentés par l’ennui plus que par toute autre chose, — c’est ainsi que les femmes, à qui manqueun bontravailqui remplit l’âme, ont besoin de cet art du désordre ravissant : mais avec d’autant plus de violence, s’enflamme leur désir d’une satisfaction sans changement, d’un bonheur sans léthargie et sans ivresse.
 

174.

Contre l’art des oeuvres d’art. — L’art doit avant tout embellir la vie, donc nous rendre nous-mêmes tolérables aux autres et agréables si possible : ayant cette lâche en vue, il modère et nous tient en brides, crée des formes dans les rapports, lie ceux dont l’éducation n’est pas faite à des lois de convenance, de propriété, de politesse, leur apprend à parler et à se taire au bon moment. De plus, l’art doit cacher et transformer tout ce qui est laid, ces choses pénibles, épouvantables et dégoûtantes qui, malgré tous les efforts, à cause des origines de la nature humaine, viendront toujours de nouveau à la surface : il doit agir ainsi surtout pour ce qiii en est des passions, des douleurs de l’âme et des craintes, et faire transparaître, dans la laideur inévitable ou insurmontable, ce qui y est significatif. Après cette tâche de l’art, dont la grandeur va jusqu’à l’énormité, l’art que l’on appelle véritable, l’art des oeuvres d’art n’est qu’accessoire. L’homme qui sent en lui un excédent de ces forces qui embellissent, cachent, transforment, finira par chercher à s’alléger de cet excédent par l’oeuvre d’art ; dans certaines circonstances c’est tout un peuple qui agira ainsi. — Mais on a l’habitude maintenant de commencer l’art par la fin, on se suspend à sa queue, avec l’idée que l’art des oeuvres d’art est le principal et que c’est, en partant de cet art, que la vie doit être améliorée et transformée. — fous que nous sommes ! Si nous commençons le repas par le dessert, goûtant à un plat sucré après l’autre, quoi d’étonnant si nous nous gâtons l’estomac et même l’appétit pour le bon festin, fortifiant et nourrissant, â quoi l’art nous convie ?
 

175.

Persistance de l’art. — À quoi un art des oeuvres d’art doit-il en somme sa persistance ? Au fait que la plupart des gens qui ont des heures de loisirs — et pour ceux-ci seulement, il y a un pareil art, — ne croient pas pouvoir venir à bout de leur temps sans faire de la musique, aller au théâtre, visiter les expositions, lire des romans et des vers. En admettant que l’on puisse les détourner de cette satisfaction, ils aspireraient moins avidement à avoir des loisirs et l’envie que l’on porte aux riches deviendrait plus rare — ce serait un avantage pour la stabilité de la société ; ou bien ils continueraient à avoir des loisirs, mais apprendraient à réfléchir — ce que l’on peut apprendre et désapprendre, — à réfléchir sur leur travail par exemple, sur leurs relations, çur les joies qu’ils pourraient procurer : dans les deux cas, le monde entier, sauf les artistes, en tirerait des avantages. — Il y a certainement maint lecteur plein de vigueur et de sens qui pourrait présenter ici une bonne objection. À cause des gens grossiers et mal intentionnés je tiens à dire qu’ici, comme bien souvent dans ce livre, ce qui importe à l’auteur c’est l’objection et que l’on pourra y lire bien des choses qui n’y sont pas précisément écrites. —
 

176.

Les porte-parole des dieux. — Le poète exprime les opinions générales et supérieures que possède un peuple, il en est le porte-parole et la flûte, — mais, grâce au mètre et à tous les autres moyens artistiques, il les exprime de façon à ce que le peuple les prenne pour quelque chose de tout nouveau et de merveilleux, et se figure sérieusement que le poète est le porte-parole des dieux. Enveloppé dans les nuages de la création, le poète lui-même oublie d’où il tient toute sa sagesse intellectuelle — de ses père et mère, des maîtres et des livres de tous genres, de la rue, et surtout des prêtres ; il est trompé par son propre art et il croit vraiment, aux époques naïves, que Dieu parle par sa bouche, qu’il crée dans un état d’illumination religieuse : — tandis qu’en réalité il ne dit que ce qu’il a appris, la sagesse populaire et la folie populaire confondues. Donc : en tant que le poète est véritablement vox populi, il passe pour être vox dei.
 

177.

Ce que tout art veut et ne veut pas. — La dernière tâche de l’artiste, la tâche la plus difficile, c’est la description de l’immuable, de ce qui repose en soi, supérieur et simple, loin de tout charme particulier ; c’est pourquoi les plus belles figurations de la perfection morale sont rejetées par les artistes plus faibles, comme des ébauches inartistiques, parce que l’aspect de tels fruits est trop pénible pour leur ambition : ils voient apparaître ceux-ci aux extrêmes rameaux de l’art, mais ils manquent d’échelle,de courage et de pratique pour oser s’aventurer si haut. En soi, il n’y a pas d’objection à la venue d’un Phidias poète, mais, si l’on considère la capacité moderne, ce sera seulement dans ce sens qu’à Dieu « nulle chose n’est impossible ». Le désir d’un Claude Lorrain, dans le domaine de la poésie, est actuellement déjà un manque de modestie, quelle que soit l’aspiration qui vous y pousse. Nul artiste n’a été jusqu’à présent à la hauteur de cette lâche : la description de l’homme le plus grand, c’est-à-dire le plus simple et en même temps le plus complet ; mais peut-être les Grecs, dans leur idéal d’une Pallas Athéné, ont-ils jeté leur regard plus loin que les hommes ont fait jusqu’à présent.
 

178.

Art et restauration. — Les monuments rétrogrades dans l’histoire, ce que l’on appelle les époques de restauration, qui cherchent à faire renaître un état intellectuel et spcial qui existait avant celui qui subsistait en dernier lieu et à qui une courte résurrection semble vraiment réussir, possèdent le charme que suscitent les souvenirs pleins de sentiments, le désir ardent de ce qui est presque perdu, le hâtif embrassement d’un court bonheur. À cause de ce singulier approfondissement de l’esprit, les arts et les lettres trouvent un sol propice justement à ces époques fugitives, presque enveloppées de rêve : de même que les plantes les plus tendres et les plus rares croissent sur les versants abrupts des montagnes. — C’est ainsi que maint bon artiste est poussé imperceptiblement à des idées de restauration politique et sociale, en vue de quoi il s’arrange à son propre gré, une petite retraite fleurie et silencieuse : où il réunirait autour de lui les vestiges humains de cette époque de l’histoire qui lui rappelle ce qu’il aime, exerçant son archet devant des morts,des mourants et des épuisés, avec, peut-être, le succès d’une brève résurrection.
 

179.

Bonheur de l’époque. — Notre époque doit s’estimer heureuse pour deux raisons. Par rapport au passé nous jouissons de toutes les cultures et de leurs productions, et nous nous nourrissons du sang le plus noble de tous les temps. Nous nous trouvons encore assez près de la magie des forces d’où ces cultures sont sorties, pour pouvoir nous y soumettre, temporairement, avec joie et frémissement : tandis que des civilisations plus anciennes ne surent que jouir d’elles-mêmes, sans voir au delà, comme si elles étaient enfermées sous une cloche de verre, où pénétreraient les rayons de lumière, mais sans laisser passer le regard. Par rapport à l’avenir, s’ouvre à nous, pour la première fois dans l’histoire, la vue prodigieuse des desseins humains et oecuméniques qui embrassent la terre tout entière. En même temps nous sentons en nous la force de prendre en main, sans aide surnaturelle, mais aussi sans présomption, cette tâche nouvelle ; et, quel que soit le résultat de notre entreprise, quand même nous aurions estimé trop haut nos forces, il n’y aurait personne en tous les cas à qui nous devions rendre compte, hors nous-mêmes : l’humanité peut dès maintenant faire d’elle-même tout ce qu’elle veut. — Il est vrai qu’il existe de singulières abeilles humaines qui, dans le calice de toutes choses, ne savent toujours puiser que ce qu’il y a de plus amer et de plus fâcheux ; — et, en effet, toutes choses portent en elles quelque chose de ce fiel. Que ces abeilles humaines pensent donc du bonheur de notre époque tout ce qu’elles voudront, et continuent à bâtir la ruche de leur déplaisir.
 

180.

Une vision. — Des heures d’enseignement et de contemplation pour les adultes et les hommes mûrs, ces heures quotidiennes mais sans contrainte, fréquentées par chacun selon les règles des moeurs : les églises considérées en vue de ces réunions, comme les lieux les plus dignes et les plus riches en souvenirs : en quelque sorte des solennités quotidiennes pour fêter le degré possible de raison et de dignité humaine : une floraison nouvelle et complète d’un idéal d’enseignement, où le prêtre, l’artiste et le médecin, le savant et le sage seraient fondus dans un seul individu, de même que devraient apparaître, dans l’enseignement lui-même, dans la açon dont il serait présenté, dans sa méthode, les vertus particulières de chacun, réunies en une vertu générale. — Ceci est ma vision qui me revient toujours à nouveau, et dont je crois fermement qu’elle a soulevé un pan du voile de l’avenir.
 

181.

Éducation, tortion. — L’extraordinaire incertitude de tout enseignement public qui donne, à tout adulte, l’impression que son seul éducateur a été le hasard, — ce qu’il y a de semblable à la girouette dans toutes les méthodes et intentions éducatrices — s’explique par le fait que, de nos jours, les puissances pédagogiques les plus anciennes et les plus nouvelles, comme dans une tumultueuse réunion publique, tiennent plutôt à être entendues que comprises et veulent démontrer à tout prix, par leurs voix, par leurs cris qu’elles existent encore ou qu’elles existent déjà. Devant ce bruit insensé les pauvres maîtres et éducateurs ont commencé par être abasourdis, puis ils se sont tus, et enfin leur esprit s’est émoussé et ils se contentent de tout laisser passer sur leur tête, tout comme ils laissent tout passer sur la tête de leurs élèves. Ils ne sont pas éduqués eux-mêmes, comment devraient-ils enseigner ? Ils ne représentent pas un tronc puissant, rempli de sève qui pousse droit : celui qui voudra s’appuyer sur eux devra se contourner et se tordre et finir par paraître contrefait et tordu.
 

182.

Philosophes et artistes de l’époque. — La brutalité et la froideur, l’ardeur du désir et le coeur froid, — ce voisinage répugnant se retrouve dans le caractère de la haute société européenne d’aujourd’hui. C’est pourquoi l’artiste croit déjà atteindre un but très élevé, si, par son art, il fait une fois jaillir, à côté de l’ardeur du désir, la chaleur du coeur et, de même, le philosophe, si avec la tiédeur du coeur qu’il a en commun avec son époque, il arrive à faire refroidir aussi, par ses jugements ascétiques, la chaleur du désir qui l’anime, lui et cette société.
 

183.

Ce n’est pas sans peine que l’on est soldat de la culture. — Enfin, enfin l’on apprend ce dont l’ignorance vous causait un si grand tort au temps où l’on était jeune : qu’il faut d’abord faire ce qui est parfait et ensuite rechercher ce qui est parfait, quels que soient l’endroit où cette perfection se trouve et le nom sous lequel elle se cache ; que, par contre, il faut éviter tout ce qui est mauvais et médiocre sans le combattre, et que le doute au sujet de la qualité d’une chose — tel qu’il naît rapidement avec un goût quelque peû exercé — peut nous servir d’argument contre cette chose, et de motif pour l’éviter complètement : au risque de nous tromper quelquefois et de confondre le bien difficilement abordable avec le mauvais et le médiocre. Seul celui qui ne sait rien faire de mieux doit s’attaquer aux turpitudes du monde, en soldat de la culture : mais ceux qui doivent entretenir la culture et répandre ses enseignements se nuisent à eux-mêmes s’ils demeurent les armes à la main et transforment, par leur vigilance, leurs gardes de nuit et leurs mauvais rêves, la paix de leur vocation et de leur foyer en une inquiétude belliqueuse.
 

184.

Comment il faut raconter l’histoire naturelle. — L’histoire naturelle, étant l’histoire de la lutte victorieuse de la force moralo et intellectuelle, contre la peur et l’imagination, la paresse, la superstition, la folie, devrait être racontée de façon à ce que chacun de ceux qui l’entendent soit entraîné irrévocablement à aspirer à la santé et à l’épanouissement intellectuels et physiques, à ressentir la joie d’être l’héritier et le continuateur de tout ce qui est humain et à se vouer à un esprit d’entreprise toujours plus noble. Jusqu’à présent, elle n’a pas encore trouvé son véritable langage, parce que les artistes inventifs et éloquents — il en faut pour cela — ne peuvent pas se débarrasser d’une méfiance obstinée à son égard et, avant tout, ne veulent pas sérieusement apprendre d’elle. Toujours est-il qu’il faut accorder aux Anglais que, dans leurs manuels scientifiques pour les classes populaires, il ont fait un pas remarquable vers cet idéal : c’est que ces manuels sont faits par des savants distingués — des natures complètes et abondantes — et non pas, comme chez nous, par les médiocrités de la science.
 

185.

Génialité de l’espèce humaine. — Si, d’après l’observation de Schopenhauer, il y a de la génialité dans le fait de se souvenir d’une façon coordonnée et vivante de ce qui vous est arrivé, dans l’aspiration à la connaissance de l’évolution historique — qui fait ressortir toujours plus puissamment les temps modernes sur les temps anciens et qui, pour la promière fois a brisé les vieilles limites entre la nature et l’esprit, l’homme et la bête, la morale et la physique — on pourrait reconnaître une aspiration à la génialilé dans l’ensemble de l’humanité. L’histoire imaginée complète serait de la conscience cosmique.
 

186.

Culte de la culture. — Aux grands esprits s’adjoint ce qu’il y a dans leur nature de hideusement trop humain— leurs aveuglements, leurs injustices, leur manque de mesure — pour que chez eux l’influence puissante, facilement trop puissante, soit contrebalancée sans cesse par la méfiance ; que ces particularités inspirent. Car le système de tout ce dont la nature a besoin pour subsister est si vaste et absorbe des forces si diverses et si nombreuses que, pour chaque avantage accordé d’une part, soit à la science, soit à l’État, soit à l’art, soit au commerce, où tendent ces individus, l’humanité est d’autre part obligée de pâtir. Ce fut toujours la plus grande calamité de la culture, lorsque l’on se mit à adorer des hommes et, dans ce sens, on peut être d’accord avec l’axiome de la loi mosaïque qui défend d’avoir d’autres dieux à côté de Dieu. — Au culte du génie et de la force, il faut toujours opposer, comme complément et comme remède, le culte de la culture : lequel sait accorder aussi, à ce qui est grossier, médiocre, bas, méconnu, faible, imparfait, incomplet, boiteux, faux, hypocrite, et même à ce qui est méchant et terrible, de l’estimé et de la compréhension, et faire l’aveu que tout cela est nécessaire. Car l’harmonie et le développement de ce qui est humain, à quoi l’on est parvenu par d’étonnants travaux et coups de hasard qui sont autant l’oeuvre de cyclopes et de fourmis que de génies, ne doivent plus être perdus : comment pourrions-nous donc nous passer de la base fondamentale, profonde et souvent inquiétante, sans laquelle lamélodie ne saurait être mélodie ? —
 

187.

L’ancien monde et la joie. — Les hommes de l’ancien monde savaient mieux se réjouir : nous nous entendons à nous attrister moins ; ceux-là découvraient toujours de nouvelles raisons pour goûter leur bien-être et pour célébrer des fêtes, ils y mettaient toute la richesse de leur sagacité et de leur réflexion : tandis que nous employons notre esprit à la solution de problèmes qui ont plutôt en vue de réaliser l’absence de douleur et la suppression des sources du déplaisir. Pour ce qui en est de l’humanité souffrante, les anciens s’essayaient à s’oublier ou à faire virer leur sentiment, d’une façon ou d’une autre, vers le côté agréable. Ainsi ils s’aidaient de palliatifs, tandis que nous nous attaquons aux causes du mal et préférons en somme agir d’une façon prophylactique. Peut-être construisons-nous seulement les bases sur lesquelles les hommes édifieront de nouveau plus tard le temple de la joie.
 

188.

Les muses mensongères. — « Nous nous entendons à dire beaucoup de mensonges » [3]. — Ainsi chantèrent jadis les muses lorsqu’elles se révélèrent devant Hésiode. — On fait des découvertes importantes lorsque l’on se met à considérer l’artiste comme menteur.
 

189.

Homère sait être paradoxal. — Y a-t-il quelque chose de plus audacieux, de plus épouvantable et de plus incroyable, quelque chose qui éclaire les destinées humaines, tel un soleil d’hiver, autant que cette pensée qui se trouve dans Homère :

Les dieux disposent des destinées humaines et décident la chute des hommes
Afin que des générations futures puissent composer des chants.

Donc, nous souffrons et nous périssons pour que les poètes ne manquent pas de sujets — et ce sont les dieux d’Homère qui arrangent cela ainsi, comme si les plaisirs des générations futures semblaient leur importer beaucoup, mais le sort de nous autres contemporains leur être très indifférent. — Comment de pareilles idées ont-elles pu entrer dans le cerveau d’un Grec !
 

190.

Justiflcation ultérieure de l’existence. — Certaines idées sont entrées dans le monde comme des erreurs et des jeux de l’imagination, mais elles sont devenues des vérités parce que les hommes leur ont supposé, après coup, une base véritable.
 

191.

Le pour et le contre sont nécessaires. — Celui qui n’a pas compris que tout grand homme doit non seulement être encouragé, mais encore combattu au nom du bien public, est certainement encore un grand enfant — ou peut-être un grand homme.
 

192.

Injustice de génie. — Le génie est tout ce qu’il y a de plus injuste à l’égard des génies, pour le cas où ils sont ses contemporains : d’une part il croit pouvoir s’en passer complètement et, à cause de cela, il les considère en général comme superflus — car c’est sans leur concours qu’il est devenu ce qu’il est —, d’autre part leur influence contrecarre l’effet de son courant électrique : c’est pourquoi il les tient même pour nuisibles.
 

193.

La pire destinée d’un prophète. — Il a travaillé pendant dix ans à convaincre ses contemporains — et il y a enfin réussi ; mais dans l’intervalle ses adversaires sont aussi parvenus à leurs fins : de leur côté ils l’ont persuadé, et il n’est plus du tout convaincu de la vérité de sa doctrine.
 

194.

Trois penseurs égalent une araignée. — Dans toute secte philosophique, trois penseurs se succèdent dans le rapport suivant : le premier engendre par lui-même le suc et la semence, le second en tire des fils et tisse une toile artificielle, le troisième s’embusque dans cette toile et guette les victimes qui s’y aventurent — pour vivre aux dépens de la philosophie.
 

195.

Les rapports avec les auteurs. — C’est une tout aussi mauvaise manière de fréquenter un auteur en le menant par le bout du nez qu’en le prenant par les cornes — et chaque auteur a des cornes.
 

196.

Attelage à deux . — Les idées obscures et l’exaltation sentimentale s’allient tout aussi souvent à la volonté implacable d’arriver par tous les moyens et de se faire admettre exclusivement que l’esprit sccourable, bienfaisant et bienveillant à l’instinct de clarté et de netteté d’esprit, de modération et de pudeur du sentiment.
 

197.

Ce qui lie et ce qui sépare. — Ne trouve-t-on pas dans la téte ce qui unit les hommes — la compréhension de l’utilité et du préjudice général —, et dans le coeur ce qui sépare — l’aveugle choix et l’aveugle penchant, en amour et dans la haine, la faveur accordée à l’un aux dépens de tous les autres et le mépris de l’utilité publique qui en résulte ?
 

198.

Tireurs et penseurs. — Il y a des tireurs singuliers qui, bien qu’ils aient manqué le but, quittent, cependant le tir avec le sentiment de secrète fierté d’avoir, en tous les cas, envoyé leur balle très loin (au delà du but, il est vrai), ou d’avoir atteint, si ce n’est le but, du moins autre chose. Et il en est de même de certains penseurs.
 

199.

De deux côtés à la fois. — On en veut à un ourant intellectuel lorsqu’on lui est supérieur et ue l’on désapprouve son but, ou encore lorsque ,on but est trop élevé pour nous et méconnaissale à notre oeil, c’est-à-dire lorsqu’il nous est supérieur. C’est ainsi qu’un même parti peut être combattu de deux côtés à la fois, d’en haut et d’en bas ; et souvent les antagonistes s’allient dans une haine commune, ce qui est plus répugnant que tout ce qu’ils haïssent.
 

200.

Original. — Ce n’est pas d’être le premier à voir quelque chose de nouveau, mais c’est de voir, comme si elles étaient nouvelles, les choses vieilles et connues, vues et revues par tout le monde, qui distingue les cerveaux véritablement originaux. Celui qui découvre les choses est généralement cet être tout à fait vulgaire et sans cerveau — le hasard.
 

201.

Erreur des philosophes . — Le philosophe s’imagine que la valeur de sa philosophie se trouve dans son ensemble, dans sa construction : la postérité trouve cette valeur dans les pierres dont il se servit et avec lesquelles, dès lors, on bâtira encore souvent et beaucoup mieux : par conséquent, dans la possibilité de détruire cette construction, sans lui faire perdre sa valeur comme matériel.
 

202.

Trait d’esprit . — Le trait d’esprit c’est l’épigramme que l’on fait sur la mort d’un sentiment.
 

203.

Le moment qui précède la solution . — Dans les sciences, il arrive tous les jours et à toute heure que quelqu’un s’arrête immédialement avant d’avoir trouvé la solution, persuadé que, jusqu’ici, tous ses efforts ont été vains, — semblable à quelqu’un qui désembrouille un écheveau et qui hésite, au moment où il est presque défait, car c’est alors qu’il voit le plus de noeuds.
 

204.

Se joindre aux exaltés. — L’homme réfléchi et sûr de sa raison peut gagner à se mêler pendant dix ans aux Imaginatifs, s’abandonnant dans cette zone torride à une douce folie. Cette fréquentation lui a fait faire beaucoup de chemin pour le faire aboutir enfin à ce cosmopolitisme de l’esprit qui peut dire sans présomption : « Rien d’intellectuel ne m’est étranger. »
 

205.

Air vif. — Ce qu’il y a de meilleur et de plus sain dans les sciences comme dans les montagnes, c’est l’air vif qui y souffle. — Ceux qui aiment la mollesse de l’esprit (les artistes, par exemple) craignent et abandonnent les sciences à cause de cette atmosphère.
 

206.

Pourquoi les savants sont plus mobiles que les artistes. — La science a besoin de natures plus nobles que la poésie. Les natures scientifiques doivent être plus simples, moins portées sur la gloire, elles doivent approfondir des choses qui, aux yeux du grand nombre, paraissent rarement dignes d’un pareil sacrifice de la personnalité. Il faut ajouter à cela un autre dommage dont elles ont conscience : leur genre d’occupation, une constante invite à la plus grande sobriété, affaiblit leur volonté ; le feu est moins vivement entretenu que sur le foyer des natures poétiques : c’est pourquoi les natures scientifiques perdent plus souvent que celles-ci, à un âge peu avancé, leur belle vigueur et leur floraison — et elles n’ignorent pes ce danger. Dans toutes les. circonstances elles paraîtront moins douées parce qu’elles brillent moins, et elles compteront moins qu’elles ne valent.
 

207.

En quoi la piété obscurcit. — Oh attribue au grand homme, dans les siècles qui lui succèdent, toutes les qualités et toutes les vertus du siècle où il a vécu — et c’est ainsi que les meilleures choses sont sans cesse obscurcies par la piété qui ne voit en elles’que des images saintes où l’on place et suspend des offrandes de toutes sortes — jusqu’à ce qu’elles finissent par être complètement couvertes et enveloppées et qu’elles apparaissent plutôt comme des objets de foi que de contemplation.
 

208.

Être placé sur la tête. — Lorsque nous plaçons la vérité sur la tête, nous ne nous apercevons généralement pas que notre tête, elle aussi, n’est pas placée où elle devrait.
 

209.

Origine et utilité de la mode. — Le contentement visible qu’éprouve l’individu devant sa forme excite l’esprit d’imitation et crée, peu à peu, la forme du nombre, c’est-à-dire la mode : le grand nombre veut arriver, par la mode, à ce bienfaisant contentement de soi que procure la forme, et il y parvient. — Si l’on se rend compte des raisons que peut avoir chaque homme pour être craintif et se cacher par timidité, si l’on considère que les trois quarts de son énergie et de sa bonne volonté peuvent être paralysés et stérilisés par ces raisons, on devra beaucoup de reconnaissance à la mode, dans la mesure où elle communiquera de la confiance en soi et de la liberté d’allure réciproque à ceux qui se savent liés entre eux à ses lois. Les lois sottes, elles aussi, procurent la liberté et la tranquillité d’esprit, pour peu que ce soit le grand nombre qui s’y est soumis.
 

210.

Délier la langue. — La valeur de certains hommes et de certains livres repose seule sur l’aptitude qu’ils ont de forcer chacun à exprimer ce qu’il a de plus caché et de plus intime : ce sont des coupe-brides et des leviers pour les bouches les plus muettes. Certains événements et certains méfaits, qui semblent n’exister que pour la malédiction de l’humanité, ont aussi cette valeur et ce but utile.
 

211.

Esprits à libre cours. — Qui d’entre nous oserait s’appeler libre esprit s’il ne voulait pas rendre hommage, à sa façon, aux hommes qui reçurent ce nom pour leur faire injure, en chargeant lui aussi sur ses épaules sa part de ce fardeau de la vindicte et de la honte publiques ? Mais nous avons aussi le droit de nous appeler « esprits à libre cours », et cela sérieusement (sans aucun défi hautain ou généreux), parce que ce cours vers la liberté est l’instinct le plus prononcé de notre esprit et qu’en opposition avec les intelligences liées et enracinées, nous voyons presque notre idéal dans une espèce de nomadisme intellectuel, — pour me servir d’une expression modeste et presque dénigrante.
 

212.

Oui, la faveur des muses. — Ce qu’en dit Homère va droit au coeur, tant c’est vrai et, terrible tout à la fois : « La muse l’aimait plus que tout, et elle lui avait donné de connaître le bien et le mal, et, l’ayant privé des yeux, elle lui avait accordé le chant admirable [4]. » — C’est là un texte sans fin pour celui qui sait réfléchir : elle donne le bien et le mal, voilà son tendre amour ! Et chacun interprétera à sa façon pourquoi il faut que nous autres poètes et penseurs nous y laissions nos yeux.
 

213.

Contre l’enseignement de la musique. — Le développement artistique de l’oeil dès l’enfance, par le dessin et la peinture, par des croquis de paysages, de personnes, d’événements, procure, d’une idyon accessoire mais pour toute la vie, cet avantage inappréciable d’aiguiser l’oeil pour l’observation des hommes et des situations, de le rendre tranquille et persévérant. Un semblable bénéfice secondaire ne ressort pas de la culture artistique de l’oreille.
 

214.

Ceux qui découvrent des trivialités. — Des esprits subtils, pour qui rien n’est plus loin qu’une trivialité, en découvrent souvent une après de longs détours à travers des sentiers de montagne, et ils y prennent un vif plaisir, au plus grand étonnement de ceux qui ne sont pas subtils.
 

215.

Morale des savants. — Un progrès rapide et régulier de la science n’est possible que si certains savants ne sont pas trop méfiants, au point qu’ils vérifient chaque calcul et chaque affirmation d’autres savants, sur des domaines qui se trouvent loin d’eux. Mais il y a à cela une condition, c’est que chacun ait, sur son propre champ de travail, des compétiteurs qui sont extrêmement méfiants et qui le surveillent avec attention. De ce voisinage entre ceux qui ne sont « pas trop méfiants » et ceux qui sont « extrêmement méfiants » naît l’équité dans la république des savants.
 

216.

Cause de la stérilité. — Il y a des esprits extrêmement doués, qui restent toujours stériles, seulement parce que, par faiblesse de tempérament, ils sont trop impatients pour attendre leur grossesse.
 

217.

Monde renversé des larmes. — Le déplaisir multiple que les prétentions de la culture supérieure causent à l’homme finit par renverser l’ordre naturel, au point que l’homme se comporte, en temps ordinaire, d’une façon inflexible et stoïque et n’a plus de larmes que pour les rares occasions de bonheur ; il y en a même que la simple jouissance, occasionnée par l’absence de douleur, fait pleurer : — leur coeur ne bat plus que dans le bonheur.
 

218.

Les Grecs comme interprètes. — Lorsque nous parlons des Grecs, nous parlons aussi involontairement d’aujourd’hui et d’hier : leur histoire, universellement connue, est un clair miroir qui reflète toujours quelque chose de plus que ce qui se trouve dans le miroir lui-même. Nous nous servons de la liberté que nous avons de parler d’eux pour pouvoir nous taire sur d’autres sujets, — afin de leur permettre de murmurer quelque chose à l’oreille du lecteur méditatif. C’est ainsi que les Grecs facilitent à l’homme moderne la communication de choses difficiles à dire, mais dignes de réflexion.
 

219.

Du caractère acquis des Grecs. — Par la fameuse clarté grecque, par la transparence, la simplicité, la belle ordonnance des oeuvres grecques, par ce qu’elles ont de naturel et d’artificiel à la fois, comme si elles étaient faites decristal, nous nous laissons facilement induire à croire que tout cela a été donné, aux Grecs dès l’origine : nous croyons, par exemple, qu’ils ne pouvaient pas faire autrement que de bien écrire, comme l’a une fois prétendu Lichtenberg. Mais il n’y a pas d’opinion plus prématurée et qui tient moins debout. L’histoire de la prose de Gorgias à Démosthène montre un travail et une lutte pour sortir de l’obscurité, de la lourdeur, du mauvais goût et parvenir à la lumière, au point qu’il faut songer aux péripéties des héros qui tracent les premiers chemins à travers les forêts et les marécages. Le dialogue de la tragédie est le véritable haut fait des dramaturges, car il est d’une clarté et d’une netteté extraordinaires, tandis que la disposition naturelle du peuple tendait vers l’ivresse du symbole et de l’allusion, à quoi l’avait encore encouragé le grand lyrisme du choeur : tout comme ce fut le haut fait d’Homère d’avoir délivré les Grecs de la pompe asiatique et des allures épaisses, et d’être parvenu, dans l’ensemble et dans le menu, à la limpidité de l’architecture. Dire quelque chose d’une façon pure et lumineuse n’était d’ailleurs nullement tenu pour facile ; d’où viendrait autrement la grande admiration que l’on professait pour l’épigramme de Simonide, qui se présente si fruste, sans pointes dorées et sans les arabesques du jeu de mot, — mais qui dit ce qu’il veut dire, clairement, avec la tranquillité du soleil, et non pas comme l’éclair, avec la recherche de l’effet. Est grecque l’aspiration à la lumière, venant en quelque sorte d’un crépuscule inné, et c’est pourquoi une jubilation traverse le peuple lorsqu’il écoute une sentence laconique, la langue gnomique de l’élégie, ou les axiomes de sept sages. C’est pourquoi l’on aimait tant lès préceptes en vers qui choquent notre goût, car c’était là, pour l’esprit grec, une véritable lâche apollinienne qui avait pour but de vaincre les dangers du mètre, les obscurités qui sont, d’autre part, le propre de la poésie. La simplicité, la souplesse, la clarté sont acquises par effort au génie du peuple, il ne les possède pas depuis l’origine,— le danger d’un retour à l’asiatique plane toujours sur les Grecs, et l’on croirait vraiment que, de temps en temps, arrivait sur eux comme un sombre débordement d’impulsions mystiques, de sauvageries et d’obscurités élémentaires. Nous les voyons plonger, nous voyons l’Europe emportée et submergée par le flot — car l’Europe était alors très petite — mais ils reviennent toujours à la lumière, étant de bons nageurs et de bons plongeurs, eux, le peuple d’Ulysse.
 

220.

Ce qui est vraiment païen. — Peut-être n’y a-t-il rien de plus étrange, pour celui qui regarde le monde grec, que de découvrir que les Grecs offraient de temps en temps quelque chose comme des fêtes à toutes leurs passions et à tous leurs mauvais penchants, et qu’ils avaient même institué, par voie d’État, une sorte de réglementation pour célébrer ce qui était chez eux trop humain : c’est là ce qu’il y a de vraiment païen dans leur monde, quelque chose qui, au point de vue du christianisme, ne pourra jamais être compris et sera toujours combattu violemment. — Ils considéraient leur « trop humain » comme quelque chose d’inévitable, et préféraient, au lieu de le calomnier, lui accorder une espèce de droit de second ordre, en l’introduisant dans les usages de la société et du culte : ils allaient même jusqu’à appeler divin tout ce qui avait de la puissance dans l’homme, et ils l’inscrivaient aux parois de leur ciel. Ils ne nient point l’instinct naturel qui se manifeste dans les mauvaises qualités, mais ils le mettent à sa place et le restreignent à certains jours, après avoir inventé assez de précautions pour pouvoir donner à ce fleuve impétueux un écoulement aussi peu dangereux que possible. C’est là la racine de tout le libéralisme moral de l’antiquité. On permettait une décharge inoffensive à ce qui persistait encore de mauvais, d’inquiétant, d’animal et de rétrograde dans la nature grecque, à ce qui y demeurait de baroque, de pré-grec et d’asiatique, on n’aspirait pas à la complète destruction de tout cela. Embrassant tout le système de pareilles ordonnances, l’État n’était pas construit en vue de certains individus et de certaines castes, mais en vue des simples qualités humaines. Dans son édifice, les Grecs montrent ce sens merveilleux des réalités typiques qui les rendit capables, plus tard, de devenir des savants, des historiens, des géographes et des philosophes. Ce n’était pas une loi morale, dictée par les prêtres et les castes, qui avait à décider de la constitution de l’État et du culte de l’État, mais l’égard universel à la réalité de tout ce qui est humain. — D’où, les Grecs tiennent-ils cette liberté, ce sens pour le réel ? Peut-être d’Homère et des poètes qui l’ont précédé ; car ce sont précisément les poètes, dont la nature n’est généralement pas des plus justes et des plus sages, ce sont les poètes qui ont en propre ce goût du réel, de l’effet sous toutes leurs formes, et ils n’ont pas la prétention de nier complètement le mal : il leur suffit de le voir se modérer, renonçant à vouloir tout massacrer ou à empoisonner les âmes — ce qui veut dire qu’ils sont du même avis que les fondateurs d’États en Grèce et qu’ils ont été les maîtres et les précurseurs.
 

221.

Grecs exceptionnels. — En Grèce, les esprits profonds et sérieux étaient les exceptions : l’instinct du peuple tendait, au contraire, à considérer plutôt ce qui est sérieux et profond comme une espèce de déformation. Emprunter les formes à l’étranger, non point les créer, mais les transformer jusqu’à leur faire revêtir la plus belle apparence — c’est cela qui est grec : imiter, non pour utiliser, mais pour créer l’illusion artistique, se rendre mattre toujours à nouveau du sérieux imposé, ordonner, embellir, aplanir — il en est ainsi depuis Homère jusqu’aux Sophistes du troisième et du quatrième siècle de notre ère, qui, eux, ne sont qu’extérieur, mots pompeux, gestes enthousiastes, et qui ne s’adressent qu’à des âmes creuses, avises d’artifices, de résonnance et d’effets. — Et à côté de cela appréciez à leur entière valeur ces Grecs d’exception qui créèrent les sciences ! Qui d’entre eux raconte, raconte l’histoire héroïque de l’esprit humain !
 

222.

Ce qui est simple ne se présente ni en premier ni en dernier lieu. — Dans l’histoire des représentations religieuses on se fait souvent une idée fausse sur l’évolution et le lent développement de certaines choses qui, en réalité, n’ont pas grandi successivement et l’une par l’autre, mais simultanément et séparément. Ce qui est simple, notamment, a beaucoup trop la réputation d’être ce qu’il y a de plus ancien et d’avoir existé dès le début. Beaucoup de choses humaines naissent par soustraction, et non pas précisément par duplication, adjonction et confusion. — On croit, par exemple, toujours à un développement graduel de la figuration des dieux, depuis les bûches de bois et les rochers informes, jusqu’au haut de l’échelle, à une humanisation complète : au contraire, tant que la divinité était transportée et adorée dans les arbres, les bûches, les pierres, les animaux, on répugnait à lui donner forme humaine, comme si l’on craignait une impiété. Ce sont les poètes qui, en dehors du culte et de la pudeur religieuse, ont dû y habituer et y rendre accessible l’imagination humaine : mais quand des dispositions plus pieuses et des moments de ferveur venaient à prédominer de nouveau, cette influence libératrice des poètes s’amoindrissait et la sainteté demeurait, avant comme après, à l’épouvantable et à l’inquiétant, à ce qui est véritablement inhumain. Cependant, la fantaisie intérieure sait imaginer bien des choses qui, extériorisées en représentations corporelles, ne manqueraient pas de faire un effet pénible : c’est que l’oeil intérieur est beaucoup plus audacieux et bien moins pudique que l’oeil extérieur (d’où provient cette difficulté bien connue, cette presque impossibilité de transformer des sujets épiques en drames). Longtemps l’imagination religieuse ne veut croire à aucun prix à l’identité du dieu avec une image : l’image doit faire paraître le noumène de la divinité, actif et lié à un lieu d’une façon quelconque, mystérieuse et difficilement imaginable. La plus ancienne image divine doit abriter le dieu et, en même temps, le cacher, — en indiquer la présence, mais non point l’exposer. Jamais, dans son for intérieur, un Grec n’a considéré son Apollon comme une colonne de bois, son Éros comme une masse de pierre : c’étaient là des symboles qui devaient précisément faire peur de la figuration sensible. Il en est encore de même de certains bois dont on sculptait grossièrement les membres, parfois en exagérant le nombre de l’un ou de l’autre : c’est ainsi qu’un Apollon laconien avait quatre mains et quatre oreilles. Dans l’incomplet à peine indiqué, dans le surcomplet, il y a une sainteté qui fait frémir, qui doit empêcher que l’on songe à l’homme, à ce qui ressemble à l’homme. Ce n’est pas lorsque l’on se trouve à un degré embryonnaire de l’art que l’on produit de telles formes : comme si, à l’époque où l’on adorait ces images, on n’avait pas pu parler plus clairement et figurer avec plus de réalité. Au contraire, on craignait avant tout une chose : l’expression directe. Tout comme la cella, le lieu très saint, cache même le véritable nom de la divinité, l’enveloppant d’une mystérieuse demi-obscurité, mais pas complètement : de même que le temple périptère cache encore la cella, la garantissant en quelque sorte de l’oeil indiscret, comme avec un voile protecteur, mais pas complètement : de même l’image est la divinité et, en même temps, la cachette de la divinité. — Ce n’est que lorsque, en dehors du culte, dans le monde profane de la lutte, la joie que suscite le vainqueur du combat se fut élevée si haut que les vagues de l’enthousiasme passèrent dans les ondes du sentiment religieux, lorsque la statue du vainqueur fut placée sur les parois du temple et lorsque le visiteur fut forcé, volontairement ou involontairement, à habituer son oeil et son âme à ce spectacle inévitable de la beauté et de la force humaines, en sorte que ce rapprochement local fit se confondre, dans l’esprit, la vénération pour les hommes et les dieux : alors seulement se perdit la crainte qu’inspirait la figure humaine, dans l’image divine, et s’ouvrit l’énorme champ d’activité pour la grande sculpture. Pourtant une restriction demeure toujours, c’est que partout où l’on doit adorer, l’ancienne forme de laideur est conservée et scrupuleusement imitée. Mais l’Hellène qui sanctifie et donne en abondance peut dès lors suivre, dans toute sa béatitude, la joie de laisser Dieu devenir homme.
 

223.

Où il faut partir en voyage. — L’observation directe de soi est loin de suffire pour apprendre à se connaître : nous avons besoin de l’histoire, car le passé répand en nous ses mille vagues ; nous-mêmes nous ne sommes pas autre chose que ce que nous ressentons à chaque moment de cette continuité. Là aussi, lorsque nous voulons descendre dans le fleuve de ce que notre nature possède en apparence de plus original et de plus personnel, il faut nous rappeler l’axiome d’Héraclite : on ne descend pas deux fois dans le même fleuve. — C’est là une vérité qui, quoique relâchée, est demeurée aussi vivante et fécondeque jadis, de même que cette autre vérité que, pour comprendre l’histoire, il faut rechercher les vestiges vivants d’époques historiques — c’est-à-dire qu’il faut voyager, comme voyageait le vieil Hérodote et s’en aller chez les nations — car celles-ci ne sont que des échelons fixes de cultures anciennes sur lesquels on peut se placer ; — il faut se rendre surtout auprès des peuplades dites sauvages et demi-sauvages, où l’homme a enlevé l’habit d’Europe ou ne l’a pas encore endossé. Mais il y a un art de voyager plus subtil encore, qui n’exige pas toujours que l’on erre de lieu en lieu et que l’on parcoure des milliers de kilomètres. Il est très probable que nous pouvons trouver encore, dans notre voisinage, les trois derniers siècles de la civilisation avec toutes leurs nuances et toutes leurs facettes : il s’agit seulement de les découvrir. Dans certaines familles et même dans certains individus les couches se superposent exactement : ailleurs il y a dans les roches des fractures et des failles. Dans les contrées reculées, les vallées peu accessibles des contrées montagneuses, au milieu de communes encaissées, des exemples vénérables de sentiments très anciens ont certainement pu se conserver ; il s’agit de retrouver leurs traces. Par contre, il est peu probable qu’à Berlin par exemple, où l’homme arrive au monde exsudé et lessivé de tout sentiment, on puisse faire de pareilles découvertes. Celui qui, après un long apprentissage dans cet art de voyager, a fini par devenir un argus aux cent yeux, finira par pouvoir accompagner partout son Io — je veux dire son ego — et trouver en Égypte et en Grèce, à Byzance et à Rome, en France et en Allemagne, à l’époque des peuples nomades et des peuples sédentaires, durant la Renaissance ou la Réforme, dans sa patrie et à l’étranger, et même au fond de la mer, dans la forêt, les plantes et les montagnes, les aventures de cet ego qui naît, évolue et se transforme. C’est ainsi que la connaissance de soi devient connaissance universelle, par rapport à tout ce qui est du passé : de même que, selon un enchaînement d’idées que je ne puis qu’indiquer ici, la détermination et l’éducation de soi, telles qu’elles existent dans les esprits les plus libres, au regard le plus vaste, pourraient devenir un jour détermination universelle, par rapport à toute l’humanité future.
 

224.

Baume et poison. — On ne pourra jamais assez approfondir cette idée : le christianisme est la religion propre à l’antiquité vieillie ; il a besoin, comme conditions premières, de vieilles civilisations dégénérées, sur quoi il agit et sut agir comme un baume. Aux époques où les yeux et les oreilles sont « pleins de limon », au point qu’ils ne perçoivent plus la voix de la raison et de la philosophie, n’entendent plus la sagesse vivante et personnifiée, soit qu’elle porte le nom d’Épictète ou celui d’Épicure : la croix dressée des martyrs et « la trompette du jugement dernier » suffiront peut-être à produire de l’effet pour décider de pareils peuples à une fin convenable. Que l’on songe à la Rome de Juvénal, à ce crapaud venimeux aux yeux de Vénus : — et l’on comprendra ce que cela veut dire que de dresser une croix devant le « monde », l’on vénérera la tranquille communauté chrétienne et on lui sera reconnaissant d’avoir envahi le sol gréco-romain. La plupart des hommes naissaient en ce temps-là avec l’âme assouvie, avec les sens d’un vieillard : quel bienfait c’était de rencontrer ces êtres qui étaient plus âme que corps et qui semblaient réaliser cette idée grecque des ombres du Hadès : des formes craintives et falotes, glissantes, stridulentes et bénignes, avec l’expectative et une « vie meilleure », ce qui les avait rendus si modestes, leur avait donné une patiente fierté et un mépris silencieux. — Ce christianisme, considéré comme glas de la bonne antiquité, sonné d’une cloche fêlée et lasse, mais d’un son pourtant mélodieux, ce christianisme, même pour celui qui maintenant ne parcourt ces siècles qu’au point de vue historique, est un baume pour l’oreille : que dut-il donc être pour les hommes de l’époque ! — Par contre, le christianisme est un poison pour les jeunes peuples barbares ; planter par exemple dans les âmes des vieux Germains, ces âmes de héros, d’enfants et de bêtes, la doctrine du péché et de la damnation, qu’est-ce autre chose, sinon les empoisonner ? Une formidable fermentation et décomposition chimiques, un désordre de sentiments et de jugements, une poussée et une exubérance des choses les plus dangereuses — telle fut la conséquence nécessaire de tout cela, et, dans la suite, un affaiblissement foncier de ces peuples barbares. — Certes, sans cet affaiblissement, que nous resterait-il de la culture grecque ? quoi de tout le passé civilisé de la race humaine ? — Car les barbares qui n’avaient pas encore été touchés par le christianisme s’entendaient fameusement à faire table rase des vieilles civilisations : comme l’ont, par exemple, démontré avec une épouvantable évidence les conquérants païens de la Grande-Bretagne romanisée. Le christianisme a dû aider, contre son gré, à rendre immortel le « monde » antique. — Or, une question demeure ouverte et la possibilité d’un nouveau décompte : sans cet affaiblissement par le poison que j’ai dit, l’une ou l’autre de ces peuplades jeunes, par exemple l’allemande, aurait-elle été capable de trouver elle-même, peu à peu, une culture supérieure, une culture nouvelle qui lui eût été propre ? — une culture dont, par conséquent, l’idée la plus lointaine aura été perdue pour l’humanité ? — Il en est donc ici comme de partout : on ne sait, pour parler à la manière chrétienne, si Dieu doit avoir plus de reconnaissance à l’égard du diable, ou le diable plus de reconnaissance à l’égard de Dieu, de ce que tout se soit ainsi passé.
 

225.

La foi sauve et damne. — Un chrétien qui s’égare dans des raisonnements interdits pourrait bien se demander une fois : est-il donc bien nécessaire qu’il y ait réellement un Dieu, et aussi un Agneau qui porte les péchés des hommes, si la foi en l’existence de pareils êtres suffit déjà pour produire le même effet ? Ne sont-ce pas là des êtres superflus pour le cas où ils existeraient vraiment ? Car tout ce que la religion chrétienne donne à l’âme humaine de bienfaisant, qui console et rend meilleur, comme tout ce qui assombrit et écrase, provient de cette croyance et non point de l’objet de cette croyance. Il n’en est pas autrement ici que de ce cas célèbre : On peut affirmer qu’il n’y a jamais eu de sorcières, mais les terribles résultats de la croyance en la sorcellerie ont été les mêmes que s’il y avait vraiment eu des sorcières. Pour toutes les occasions où le chrétien attend l’intervention d’un Dieu, mais l’attend vainement — parce qu’il n’y a point de Dieu —, sa religion est assez inventive à trouver des subterfuges et des raisons de tranquillité ; en cela c’est certainement une religion pleine d’esprit. — À vrai dire, la foi n’a pas encore réussi à déplacer de vraies montagnes, quoique cela ait été affirmé par je ne sais plus qui ; mais elle sait placer des montagnes où il n’y en a point.
 

226.

La tragi-comédie de Ratisbonne. — On peut voir çà et là, avec une épouvantable précision, la bouffonnerie de la fortune, qui, en peu de jours, en un seul endroit, attache aux impulsions et aux fantaisies d’un seul individu la corde sur laquelle elle veut faire danser les siècles prochains. C’est ainsi que la destinée de l’histoire moderne en Allemagne s’est jouée durant ces journées de la disputation de Ratisbonne [5] : le dénouement pacifique dans les choses ecclésiastiques et morales, sans guerre de religion et contre-réforme, semblait assuré, de même que l’unité de la nation allemande. L’esprit profond et doux de Contarini plana pendant un moment victorieusement, sur les disputes théologiques, donnant ainsi un exemple de la piété italienne plus mûre, cette piété qui portait sur ses ailes l’aurore de la liberté intellectuelle. Mais le cerveau obtus de Luther, plein de soupçons et de craintes sinistres, se rebiffa : puisque la justification par la grâce avait été sa plus grande découverte à lui, qu’elle lui apparaissait comme son article de foi à lui, il ne crut pas à cet axiome dans la bouche des Italiens : tandis que ceux-ci l’avaient, comme on sait, trouvé beaucoup plus tôt et répandu sans bruit à travers toute l’Italie. Luther vit dans cet accord apparent les malices du démon et empêcha l’oeuvre de paix, dans la mesure de ses forces : par quoi il donna une bonne avance aux intentions des ennemis de l’Empire, — Or, pour augmenter cette impression d’une farce épouvantable, il ne faut pas oublier qu’aucun des axiomes sur quoi l’on discutait alors à Ratishonne ne possédait ombre de réalité, ni celui du péché originel, ni celui du salut par les intercesseurs, ni celui de la justification par la foi, et qu’aujourd’hui ils ne peuvent plus se discuter. — Et pourtant, à cause de ces articles de foi, le monde fut mis à feu et à sang. On se battit donc pour des opinions qui ne correspondent à rien de concret ni de réel ; tandis qu’au sujet de questions purement philologiques, par exemple l’explication de paroles sacramentelles de la sainte cène, une controverse pourrait être permise, parce que,dans ce cas, il existe une vérité. Mais où il n’y a rien, la vérité elle-même perd ses droits. — En fin de compte, on ne peut pas dire autre chose, si ce n’est qu’alors des sources de forces ont jailli, tellement puissantes, que, sans elles, tous les moulins du monde moderne auraient marché à une vitesse moindre. Et c’est avant tout la force qui importe et, après seulement, la vérité, mais bien après, n’est-ce pas, mes chers hommes d’aujourd’hui ?
 

227.

Erreurs de Goethe. — Goethe est la grande exception parmi les grands artistes en ceci qu’il ne vécut pas dans le cercle borné de ses moyens véritables, comme si ceux-ci devaient être pour lui-même et pour le monde entier, ce qu’il y a d’essentiel et de distinctif, d’absolu et de suprême. Il crut deux fois posséder quelque chose de supérieur à ce qu’il possédait véritablement, et, les deux fois, il se trompa. Il se trompa dans la deuxième partie de sa vie où il paraissait entièrement pénétré de la conviction d’être un des plus grands révélateurs scientifiques. Et déjà dans la première partie de sa vie il voulut exiger de lui-même quelque chose de supérieur à ce qui lui paraissait être la poésie — et ce fut déjà une erreur. Il s’imagina que la nature avait voulu faire de lui un artiste plastique. — Ce fut là son grand secret intime, brûlant et ardent qui le poussa enfin à partir pour l’Italie, où il voulut épuiser cette illusion et lui porter tous les sacrifices. Enfin il s’aperçut, lui qui était l’homme réfléchi, franchement ennemi de tous les faux mirages, que c’était le lutin trompeur d’un mauvais désir qui lui avait suggéré la croyance en cette vocation, qu’il lui fallait se détacher et prendre congé de la plus grande passion de sa volonté. La conviction douloureuse qu’il était nécessaire de prendre congé est complètement exprimée par l’état d’âme de Tasso : au-dessus de ce « Werther plus intense », plane le pressentiment de quelque chose de pire que la mort, comme si quelqu’un se disait : « C’est fini maintenant… après cet adieu ; comment pourrait-on continuer à vivre sans devenir fou ! » — Ces deux erreurs fondamentales de sa vie donnèrent à Goethe, en face d’une prise en considération purement littéraire de la poésie, telle que le monde la connaissait seul alors, une attitude si libre de toute prévention et presque arbitraire. Sauf l’époque où Schiller — le pauvre Schiller qui n’avait pas le temps et ne laissait pas de temps — le fit sortir de cette farouche abstinence devant la poésie, de cette crainte de tout esprit et de tout métier littéraire, — Goethe apparaît comme un Grec qui visite de temps en temps une bien-aimée, sans savoir au juste si ce n’est pas peut-être une déesse à qui il ne sait pas donner son nom véritable. Toute son oeuvre poétique se ressent de cet effleurement intime de la nature : les traits de ses fantômes qui s’agitaient devant ses yeux — et peut-être crut-il toujours être sur les traces des métamorphoses d’une déesse — devinrent involontairement, chez lui, les traits de tous les enfants de son art. Sans le détour de l’erreur il ne serait pas devenu Goethe : c’est-à-dire le seul Allemand, artiste du verbe, qui ne soit pas encore vieilli aujourd’hui,— parce qu’il voulait être aussi peu écrivain qu’Allemand par métier.
 

228.

Les voyageurs et leurs degrés. — Il faut distinguer cinq dégrés parmi les voyageurs : ceux du premier degré, qui est le degré inférieur, sont les voyageurs que l’on voit, — à vrai dire on les voyage et ils sont aveugles en quelque sorte ; les suivants sont ceux qui regardent véritablement le monde ; au troisième degré il arrive quelque chose au voyageur par suite de sos observations ; au quatrième les voyageurs retiennent ce qu’ils ont vécu et ils continuent à le porter en eux ; et enfin il y a quelques hommes d’une puissance supérieure qui, nécessairement, finissent par étaler au grand jour tout ce qu’ils ont vu, après l’avoir vécu et se l’être assimilé ; ils revivent alors leurs voyages en oeuvres et en actions, dès qu’ils sont revenus chez eux. — Semblables à ces cinq catégories de voyageurs, tous les hommes traversent le grand pèlerinage de la vie, les inférieurs d’une façon purement passive, les supérieurs en hommes d’action qui savent vivre tout ce qui leur arrive, sans garder en eux un excédent d’événements intérieurs.
 

229.

En montant plus haut — Dès que l’on monte plus haut que ceux qui vous ont admiré jusqu’alors, ceux-ci vous tiennent pour tombé et déchu, car ils s’imaginaient, en toute circonstance, être à la hauteur (ne fût-ce même que par vous).
 

230.

Mesure et milieu. — Il vaut mieux ne jamais parler de deux choses tout à fait supérieures : la mesure et le milieu. Un petit nombre seulement en connaît la force et sait en reconnaître les indices sur Mes sentes mystérieuses des événements et des évolutions intérieures : il vénère en elles quelque chosede divin etcraintde parler trop haut. Les autres hommes écoutent à peine lorsque l’on y fait allusion, et se figurent qu’il s’agit d’ennui et de médiocrité : on exceptera peut-être encore ceux qui ont perçu un murmure avertisseur venant de ce royaume, mais qui se sont bouché les oreilles pour ne pas l’entendre. Le souvenir de cela les fâche et les irrite.
 

231.

Humanité dans l’amitié et dans la maîtrise. — « Si tu choisis la gauche, je prendrai la droite ; et si tu prends la droite, je m’en irai à la gauche [6]. » — Un sentiment pareil est le signe supérieur de l’humanité dans les rapports intimes ; là où il n’existe pas, toute espèce d’amitié, toute vénération de disciple et d’élève finissent par devenir hypocrisie,
 

232.

Les profondeurs. — Les hommes aux pensées profondes, dans leurs rapports avec les autres hommes, ont toujours l’impression d’être des comédiens, parce qu’ils sont forcés, pour être compris, de simuler une superficie.
 

233.

Pour ceux qui méprisent « l’humanité de troupeau ». — Celui qui considère l’humanité comme un troupeau et qui s’enfuit devant elle, aussi vite qu’il peut, sera certainement rejoint par ce troupeau qui lui donnera des coups de cornes.
 

234.

Principal manquement à l’égard des vaniteux. — Celui qui, en société, donne à un autre l’occasion de présenter favorablement sa science, ses expériences, se place au-dessus de lui, et, pour le cas où l’autre ne reconnaît pas absolument sa supériorité, il commet un attentat contre sa vanité, — tandis qu’au contraire il croit la satisfaire.
 

235.

Déception. — Lorsqu’une vie bien remplie et une longue activité qui s’est manifestée par des discours et des écrits, donnent à une personne un témoignage public, on est généralement déçu dans ses rapports avec cette personne, et cela pour deux raisons : d’une part, parce que l’on attend trop de choses de relations qui s’étendent à un laps de temps très court — et que mille occasions de la vie pourraient seules rendre visible —, d’autre part, parce que celui dont le talent est reconnu ne se donne pas la peine de se faire apprécier en détail. Il est trop indolent — et nous sommes trop impatients.
 

236.

Deux sources de la bonté. — Traiter tous les hommes avec une bienveillance égale et prodiguer sa bonté sans distinction de personnes, cela peut être tout aussi bien l’expression d’un profond mépris des hommes que l’expression d’un amour sincère à leur égard.
 

237.

Le voyageur en montagne se parle à lui-même. — Il y a des indices certains à quoi tu reconnaîtras que tu as fais du chemin et que tu es monté plus haut : l’espace est maintenant plus libre autour de toi, et ta vue embrasse un horizon plus vaste que celui que tu voyais avant, l’air est plus pur, mais aussi plus doux — car tu n’as plus la folie de confondre la douceur et la chaleur, — ton allure est devenue plus vivo et plus ferme, le courage et la circonspection se sont fondus : — pour toutes ces raisons ta route sera peut-être maintenant plus solitaire et certainement plus dangereuse qu’elle ne l’a été jusqu’à présent, mais ce ne sera certainement pas dans la mesure qu’imaginent ceux qui t’ont vu monter, toi le voyageur, de la vallée brumeuse vers les montagnes.
 

238.

Excepté le prochain . — Il est manifeste que c’est seulement sur mon propre cou que ma tête ne tient pas bien, car je m’aperçois que tous les autres savent mieux que moi ce que je dois faire et ce que je ne dois pas faire : pauvre homme que je suis, je ne sais pas me donner de conseils à moi-même ! Ne sommes-nous pas tous pareils à des statues à qui l’on a mis, des têtes qui ne leur appartenaient pas ? N’est-ce pas, mon cher voisin ? — Mais non, toi seul tu fais exception.
 

239.

Précaution. — Il ne faut pas fréquenter les hommes qui n’ont pas le respect de ce qui vous est personnel, ou bien leur mettre impitoyablement les menottes de la convenance.
 

240.

Vouloir paraître vaniteux. — Ne vouloir exprimer que des pensées choisies, ne parler, dans la conversation avec des inconnus ou des connaissances superficielles, que de ses relations célèbres, de ses aventures et de ses voyages extraordinaires, c’est la preuve que l’on n’est pas fier ou que du moins on ne voudrait pas sembler l’être. La vanité est le masque de politesse de la fierté.
 

241.

La bonne amitié. — L’amitié naît lorsque, l’on tient l’autre en grande estime, plus grande que l’estime que l’on a de soi, lorsque, de plus, on l’aime, mais moins que soi-même, et lorsque enfin, pour faciliter les relations, on s’entend à ajouter une teinture d’intimité, tout en se gardant sagement de l’intimité véritable et de la confusion du moi et du toi.
 

242.

Les amis comme fantômes. — Lorsque nous nous transformons radicalement, nos amis, ceux qui ne sont pas transformés, deviennent les fantômes de notre propre passé ; leur voix résonne jusqu’à nous, comme si elle venait de la région des ombres — comme si nous nous entendions nous-mêmes, plus jeunes cependant, plus durs et moins mûris.
 

243.

Un oeil et deux regards. — Les mêmes personnes qui possèdent de par leur nature ce regard, qui appelle la faveur et la protection, possèdent généralement aussi, par suite de leurs humiliations fréquentes et de leurs sentiments de haine, un regard éhonté.
 

244.

Le lointain bleu. — Rester enfant sa vie durant — comme cela a l’air louchant ! Mais ce n’est qu’un jugement à distance ; vu de plus près et vécu, c’est toujours ; demeurer puéril sa vie durant.
 

245.

Avantage et désavantage dans le même malentendu. — Le muet embarras d’un esprit distingué est généralement interprété, de la part de l’esprit moyen, comme de la supériorité qui se tait, un sentiment que l’on craint beaucoup : tandis que d’apercevoir un certain embarras provoquerait de la bienveillance.
 

246.

Le sage qui se fait passer pour fou. — La philanthropie du sage le pousse parfois à paraître ému, fâché, réjoui, pour ne pas blesser son entourage par la froideur et la circonspection de sa vraie nature.
 

247.

Se forcer à l’attention. — Dès que nous nous apercevons que, dans ses réalisations et ses conversations avec nous, quelqu’un est obligé de se forcer pour nous prêter attention, nous avons une preuve certaine qu’il ne nous aime pas, ou qu’il ne nous aime plus.
 

248.

Le chemin qui mène à une vertu chrétienne. — Apprendre quelque chose de ses ennemis, c’est la meilleure façon pour parvenir à les aimer : car cela nous dispose à la reconnaissance envers eux.
 

249.

Ruse de guerre de l’importun. — L’importun nous rend avec une pièce d’or la monnaie de notre pièce conventionnelle. Il veut par là nous forcer, après coup, à excuser nos manières conventionnelles, comme une erreur et à le traiter en exception.
 

250.

Raison de l’aversion. — Nous nous fâchons contre un artiste ou un écrivain, non point parce que nous nous apercevons enfin qu’ils nous a dupés, mais parce qu’il n’a pas employé de moyens assez subtils pour se moquer de nous.
 

251.

En se séparant. — Ce n’est pas dans la façon dont une âme s’approche d’une autre, mais dans la façon dont elle s’en sépare, que je reconnais la parenté et l’homogénéité avec cette autre.
 

252.

Silence ! — Il ne faut pas parler de ses amis : autrement on trahit par des paroles le sentiment de l’amitié.
 

253.

Impolitesse. — L’impolitesse est souvent l’indice d’une modestie maladroite, qui perd la tête lorsqu’elle est surprise, et cherche à cacher cela par de la grossièreté.
 

254.

La franchise qui se méprend. — Ce sont parfois nos nouvelles connaissances qui apprennent d’abord ce que nous avons longtemps gardé pour nous : nous croyons à tort que cette preuve de confiance que nous leurs donnons est le lien le plus fort par lequel nous puissions nous les attacher. — Mais nous ne leur en avons pas dit assez pour qu’ils aient un sentiment très vif du sacrifice que nous leur faisons par nos confidences, et ils révèlent nos secrets à d’autres sans songer à la trahison : ce qui nous fera peut-être perdre nos connaissances beaucoup plus anciennes.
 

255.

Dans l’antichambre de la faveur. — Tous les hommes que nous avons longtemps fait attendre dans l’antichambre de notre faveur se mettent à fermenter ou bien ils s’aigrissent.
 

256.

Avertissement aux méprisés. — Lorque l’on est tombé, avec évidence, dans l’estime des hommes, il faut tenir avec une âpre fermeté à la retenue dans les relations : autrement on laisse deviner, aux autres, que l’on a aussi baissé danssa propre estime. Le cynisme dans les relations laisse deviner que, dans la solitude, l’homme se traite lui-même comme un chien.
 

257.

Certaines ignorances anoblissent. — Pour mériter la considération de ceux qui peuvent la donner, il est parfois avantageux de ne pas comprendre certaines choses, de façon à ce que l’on remarque que vous ne comprenez pas. L’ignorance elle aussi donne des privilèges.
 

258.

L’adversaire de la grâce. — L’homme intolérant et orgueilleux n’aime pas la grâce et elle lui fait l’effet d’un reproche vivant et visible à son égard ; car elle est la tolérance du coeur dans les gestes et les attitudes.
 

259.

En se revoyant. — Lorsque de vieux amis se revoient après une longue séparation, il arrive souvent qu’ils ont l’air de prendre intérêt à des choses qui leur sont de venues complètement indifférentes : parfois ils s’en aperçoivent tous deux et n’osent pas lever le voile — à cause d’un doute un peu triste. C’est ainsi que certaines conversations ont l’air de se tenir dans le royaume des morts.
 

260.

Il ne faut se faire d’ami que parmi les gens qui travaillent. — L’homme oisif est dangereux pour ses amis ; car, n’ayant pas assez à faire lui-même, il parle de ce que font et ne font pas ses amis, il se mêle des affaires des autres et se rend importun : c’est pourquoi il faut être assez sage pour ne se lier qu’avec les gens qui travaillent.
 

261.

Une arme peut valoir le double de deux armes. — Il y a lutte inégale lorsque l’un défend une cause avec la tête et le coeur, et que l’autre ne la défend qu’avec la tête : le premier a, en quelque sorte, contre lui le soleil et le vent et ses deux armes se gênent réciproquement ; il perd son prix — aux yeux de la vérité. Il est vrai que, par contre, la victoire du second, avec sa seule arme, est rarement une victoire selon le coeur de tous les autres spectateurs et elle le rend impopulaire.
 

262.

La profondeur et l’eau trouble. — Le public confond facilement celui qui pêche en eau trouble avec celui qui puise dans les profondeurs.
 

263.

Démontrer sa vanité devant les amis et les ennemis. — Certains hommes maltraitent même leurs amis par vanité, lorsqu’il y a des témoins à qui ils veulent montrer leur supériorité. D’autres exagèrent la valeur de leurs ennemis pour faire entendre avec orgueil qu’ils sont, dignes de pareils ennemis.
 

264.

Rafraîchissement. — Le coeur échauffé s’allie généralement à une maladie de la tête et du jugement. Celui qui tient, pour un certain temps, à la santé du jugement, doit donc savoir ce qu’il lui faut raffraîchir : sans souci de l’avenir de son coeur ! Car, pour peu que l’on soit capable de s’échauffer, on finira bien par reprendre de la chaleur et par avoir son été.
 

265.

Sentiments composites. — À l’égard de la science, les femmes et les artistes égoïstes ressentent quelque chose qui est fait d’envie et de sentimentalité.
 

266.

Quand le danger est le plus grand. — On se casse rarement la jambe tant que l’on s’élève péniblement dans la vie — mais le danger est plus grand lorsque l’on commence à prendre les choses par leur côté facile et à choisir les chemins agréables.
 

267.

Pas trop tôt. — Il faut prendre garde à ne pas s’aiguiser trop tôt, parce que, en même temps, on risque de s’amincir trop tôt.
 

268.

Le plaisir que causent ceux qui regimbent. — Lo bon éducateur connaît des cas où il peut être fier de voir ses élèves lui résister pour demeurer fidèles à eux-mêmes : quand le jeune homme ne doit pas comprendre l’homme ou qu’il se nuirait à lui-même s’il le comprenait.
 

269.

Tentative de l’honnêteté. — Les jeunes gens qui veulent devenir plus honnêtes qu’ils ne sont choisissent pour victime quelqu’un de notoirement honnête qu’ils commencent par attaquer en cherchant à force d’injures à s’élever à la hauteur de celui-ci — avec l’arrière-pensée que cette première tentative sera certainement sans danger ; car leur victime ne châtiera certainement pas leur effronterie.
 

270.

L’éternel enfant. — Nous croyons que les contes et les jeux appartiennent à l’enfance. Quelle vue courte nous avons ! Comment pourrions-nous vivre, à n’importe quel âge de la vie, sans contes et sans jeux ! Il est vrai que nous donnons d’autres noms à tout cela et que nous l’envisageons autrement, mais c’est là précisément une preuve que c’est la même chose ! — car l’enfant, lui aussi, considère son jeu comme un travail et le conte comme la vérité. La brièveté de la vie devrait nous garder de la séparation pédante des âges — comme si chaque âge apportait quelque chose de nouveau —, et ce serait l’affaire d’un poète de nous montrer une fois l’homme qui, à deux cents ans d’âge, vivrait véritablement sans contes et sans jeux.
 

271.

Toute philosophie est la philosophie d’un âge particulier. — L’âge de la vie où un philosophe a trouvé sa doctrine se reconnaît dans son oeuvre. Il ne peut empêcher cela, bien qu’il s’imagine planer au-dessus du temps et de l’heure. C’est ainsi que la philosophie de Schopenhauer reste l’image de la jeunesse ardente et mélancolique — elle n’est pas une conception pour des hommes plus âgés ; c’est ainsi que la philosophie de Platon rappelle le milieu de la trentaine, époque où un courant froid et un courant chaud se rencontrent généralement avec impétuosité, soulevant de la poussière et de petits nuages ténus, mais faisant naître, dans des circonstances favorables, lorsque le soleil donne, un arc-en-ciel enchanteur.
 

272.

De l’esprit des femmes. — La force intellectuelle d’une femme paraît démontrée lorsque, par amour pour un homme et son esprit, elle sacrifie son propre esprit, et lorsque, sur ce domaine nouveau, primitivement étranger à sa nature, où la pousse la tendance d’esprit de son mari, il lui naît immédiatement un second esprit.
 

273.

Élévation et abaissement sur le domaine sexuel. — La tempête du désir entraîne parfois l’homme à une hauteur où tout désir se tait : c’est quand il aime véritablement et quand il vit plutôt d’une existence meilleure que d’une volonté meilleure. Et d’autre part une femme bonne descend parfois jusqu’au désir, par amour véritable, et va jusqu’à s’abaisser devant elle-même. Ce dernier cas surtout fait partie des choses les plus émouvantes que l’idée d’un bon mariage puisse entraîner avec elle.
 

274.

La femme accomplit, l’homme promet. — Par la femme, la nature montre ce qu’elle est parvenue à accomplir jusqu’à présent, dans son travail sur la statue humaine ; par l’homme, elle montre ce qu’elle avait à surmonter dans ce travail, mais aussi tout ce qu’elle se propose encore de faire avec l’être humain. — La femme parfaite de tous les temps représente l’oisiveté du créateur, au septième jour de la culture, le repos de l’artiste dans son oeuvre.
 

275.

Transplantation. — Lorsque l’on a employé son esprit à serendre maître de ce que les passions ont de démesuré, on arrive parfois à un résultat fâcheux : on transporte sur l’esprit le manque de mesure et l’on s’exalte dès lors dans la pensée et la connaissance.
 

276.

Le rire révélateur. — Quand et comment une femme rit, c’est l’indice de son éducation : mais sa nature se dévoile au timbre de son rire ; chez les femmes très cultivées on y voit peut-être le dernier vestige inextricable de leur nature. — C’est pourquoi celui qui étudie les hommes dira comme Horace, mais pour une raison différente : ridete, puelloe.
 

277.

De l’âme du jeune homme. — Les jeunes gens changent dans leurs rapports avec une seule et même personne et vont du dévouement à l’effronterie : car, dans les autres, ils n’estiment et ne méprisent au fond qu’eux-mêmes, et à l’égard d’eux-mêmes, ils oscillent d’un sentiment à l’autre, jusqu’à ce que l’expérience les ait fait trouver la mesure dans leur vouloir et leur pouvoir.
 

278.

Pour rendre le monde meilleur. — Si l’on interdisait la reproduction aux mécontents, aux bilieux et aux esprits moroses, on verrait transformer, comme par magie, le monde en un jardin de bonheur. — Cet axiome fait partie d’une philosophie pratique pour le sexe féminin.
 

279.

Ne pas se méfier de ses sentiments. — Le précepte très féminin, qu’il ne faut pas se méfier de ses sentiments, ne signifie pas autre chose que ceci : il faut manger ce que l’on trouve bon. C’est peut-être bien aussi une bonne règle usuelle pour les natures mesurées. Mais les autres natures devront vivre selon une autre règle : « Il ne faut pas manger seulement avec la bouche, mais aussi avec la tête, autrement, la gourmandise de ta bouche te fera périr. »
 

280.

Cruelle invention de l’amour. — Tout grand amour fait naitre l’idée cruelle de détruire l’objet de cét amour pour le soustraire une fois pour toutes au jeu sacrilège du changement : car l’amour craint le changement plus que la destruction.
 

281.

Portes. — L’enfant, de même que l’homme, voit dans tout ce qui lui arrive, dans tout ce qu’il apprend, des portes : mais pour l’homme ce sont des portes d’accès pour l’enfant des passages.
 

282.

Femmes compatissantes. — La compassion verbeuse des femmes porte le lit du malade sur la place publique.
 

283.

Mérites précoces. — Celui qui, très jeune, acquiert déjà des mérites, désapprend généralement la crainte de la vieillesse et de ce qui est ancien, et s’exclut ainsi, à son grand désavantage, de la société des gens mûrs qui procure la maturité d’esprit : ce qui fait que, malgré ses mérites, il reste, plus longtemps que d’autres, vert, importun et puéril.
 

284.

Ames faites d’une pièce. — Les femmes et les artistes s’imaginent que, quand on ne les contredit pas, on n’est pas capable de le faire ; l’admiration sur dix points différents et le blâme silencieux sur dix autres leur semblent impossibles en même temps, parce que leur âme est faite d’un seul bloc.
 

285.

Jeunes talents. — Pour ce qui en est des jeunes talents, il faut procéder rigoureusement selon la maxime de Goethe, lequel prétend que souvent il n’est pas permis d’entraver l’erreur pour ne pas entraver la vérité. Leur état ressembleaux maladies de la grossesse et entraîne des désirs singuliers : on devrait satisfaire ces désirs tant bien que mal, et en tenir compte à cause du fruit que l’on espère d’eux. Mais, étant le garde de ce singulier malade, il faut s’entendre à l’art difficile de l’humiliation de soi.
 

286.

Dégoût de la vérité. — C’est le propre de la femme d’avoir du dégoût en face de toutes les vérités (en ce qui concerne l’homme, l’amour, l’enfant, la société, le but de la vie) — et de chercher à se venger de tous ceux qui leur ouvrent les yeux.
 

287.

La source du grand amour. — D’où peuvent bien naître les passions soudaines d’un homme pour une femme, les passions profondes et intimes ? Elles sont dues à la sensibilité môins qu’à toute autre chose : mais, lorsque l’homme trouve, dans un être, tout à la fois de la faiblesse, du dénuement et de la pétulance, il se passe quelque chose en lui comme si son âme voulait déborder : il se sent en même temps touché et offensé. C’est de ce point sensible que jaillit la source du grand amour.
 

288.

Propreté. — Il faut développer chez les enfants jusqu’à la passion le sens de la propreté : ce sens s’élève plus tard, par des transformations toujours nouvelles, pour égaler presque toutes les vertus, et il finit par apparaître comme une compensation de toute espèce de talents, comme une enveloppe lumineuse de pureté, de modération, de douceur, de caractère — portant le bonheur en lui, répandant le bonheur autour de lui.
 

289.

Vieillards vaniteux. — La profondeur appartient à la jeunesse, la clarté d’esprit à l’âge avancé : si, malgré cela, de vieilles gens parlent et écrivent parfois à la façon des hommes profonds, ils agissent ainsi par vanité, croyant revêtir de la sortele charme de la jeunesse, de l’exaltation, de ce qui est dans son devenir, encore plein de pressentiments et d’espoirs.
 

290.

Utilisation du nouveau. — Les hommes utiliseront dorénavant ce qu’ils ont appris et vécu de nouveau comme ils se serventdu soc de la charrue, peut-être comme d’une arme : mais les femmes s’en arrangeront immédiatement une parure.
 

291.

Avoir raison auprès des deux sexes. — Si l’on convient auprès d’une femme qu’elle a raison, celle-ci ne peut pas s’empêcher de mettre encore triomphalement le talon sur la nuque de celui qui s’est soumis, — il faut qu’elle goûte sa victoire jusqu’au bout ; tandis que, d’homme à homme, on a généralement honte, dans un pareil cas, d’avoir raison. C’est que, chez l’homme, la victoire est la règle, chez la femme elle est une exception.
 

292.

Renoncement dans la volonté d’être belle. — Pour devenir belle une femme ne doit pas vouloir passer pour jolie : c’est-à-dire que, dans quatre-vingt-dix-neuf cas où elle pourrait plaire, elle doit dédaigner de plaire et s’en empêcher, pour recueillir une seule fois le ravissement de celui dont l’âme est assez grande pour accueillir ce qui est grand.
 

293.

Incompréhensible, insupportable. — Un jeune homme ne peut pas comprendre que quelqu’un de plus âgé que lui ait déjà passé par ses ravissements, ses aurores de sentiments, ses tours de pensées et ses élévations : il s’offense déjà rien qu’à l’idée que tout ceci a pu exister deux fois, mais il prend une altitude tout à fait hostile lorsqu’on lui dit que l’on ne peut devenir fécond qu’à condition de perdre ces fleurs et de se passer de leur parfum.
 

294.

Le parti qui prend l’allure d’une victime. — Tout parti qui sait se donner l’allure d’une victime attire à lui le coeur des gens bienveillants et gagne ainsi lui-même l’allure de la bienveillance, — à son grand avantage.
 

295.

Affirmer vaut mieux que démontrer. — Une affirmation a plus de poids qu’un argument, du moins chez la plupart des hommes ; car l’argument éveille la méfiance. C’est pourquoi les orateurs populaires essayent d’assurer les arguments de leurs partis par des affirmations.
 

296.

Les meilleurs recéleurs. — Tous ceux qui sont habitués au succès sont pleins d’astuce pour présenter toujours leurs défauts et leurs faiblesses comme de la force apparente : d’où il ressort qu’ils connaissent ceux-ci particulièrement bien et qu’ils savent s’en servir.
 

297.

De temps en temps. — Il s’assit sous la porte de la ville et il dit à quelqu’un qui y passait que c’était là la porte de la ville. Celui-ci lui répondit que, bien qu’il dise la vérité, il ne fallait pas avoir raison trop souvent si l’on voulait en récolter de la reconnaissance. Oh ! se prit-il à dire, je ne tiens pas àla reconnaissance, mais, de temps en temps, il est très agréable, non seulement d’avoir raison, mais encore de garder raison.
 

298.

La vertu n’a pas été inventée par les Allemands. — La noblesse et l’absence d’envie chez Goethe, la résignation altière et solitaire chez Beethoven, la suavité et la grâce du coeur chez Mozart, la virilité inébranlable et la liberté sous la loi chez Hændel, la vie intérieure, confiante et transfigurée, qui n’a même pas besoin de renoncer à la gloire et au succès, chez Bach ! — sont-ce là des qualités allemandes ? Mais, si ce n’est pas le cas, montrez-nous du moins à quoi doivent aspirer les Allemands et ce qu’ils peuvent atteindre.
 

299.

Pia fraus ou autre chose. — Me tromperais-je peut-être : mais il me semble que, dans l’Allemagne actuelle, une double hypocrisie est devenue pour chacun le devoir du moment : on demande le germanisme, dans l’intérêt de la politique de l’empire, et le christianisme par crainte sociale, mais tous deux seulement dans les paroles et les attitudes, et surtout dans la faculté de pouvoir se taire. C’est l’enduit qui coûte maintenant si cher, que l’on paye un si haut prix : c’est à cause des spectateurs que la nation fait prendre à son visage des plis germano-christianisants.
 

300.

Dans les choses bonnes, le demi vaut mieux que l’entier. — Dans toutes les choses qui sont organisées pour la durée et qui exigent toujours le service de plusieurs personnes, il faut présenter comme règle ce qui est parfois moins bon, bien que l’organisateur connaisse fort bien ce qui est meilleur (et plus difficile) : mais il tablera sur le fait que jamais les personnes qui pourront correspondre à la règle ne devront manquer, — et il sait que c’est la moyenne des forces qui représente la règle. — C’est ce dont un jeune homme se rend rarement compte et il est certain d’être dans le vrai quand il s’affirme novateur et il s’étonne de l’étrange aveuglement des autres.
 

301.

L’homme de parti. — Le véritable homme de parti n’apprend plus rien, il ne fait qu’expérimenter et juger : tandis que Solon, qui ne fut jamais homme de parti, mais qui poursuivit son but à côté et au-dessus des partis, ou même contre eux, devint l’auteur (et cela est significatif) de cette simple parole qui recèle toute la santé inépuisable d’Athènes : « Je deviens vieux, mais je continue à apprendre. »
 

302.

Ce qui est allemand selon Goethe. — Ils sont vraiment insupportables et l’on ne peut même pas accepter ce qu’ils ont de bon, ceux qui possèdent la liberté de sentiment et ne s’aperçoivent pas que l’indépendance du goût et de l’esprit leur manque. Mais selon le jugement bien pesé de Goethe, cela précisément est allemand. — Sa parole et son exemple démontrent que l’Allemand doit être plus qu’un Allemand pour être utile, ou même seulement supportable aux autres nations — et il indique dans quelle direction il doit aspirer à se dépasser et à sortir de lui-même.
 

303.

Quand il faut s’arrêter. — Lorsque les masses commencent à se débattre avec rage et que la raison s’obscurcit on fait bien, pour le cas où l’on ne serait pas tout à fait certain de la santé de son âme, de s’abriter sous une porte cochère et de regarder après le temps.
 

304.

Révolutionnaires et propriétaires. — Le seul remède contre le socialisme qui demeure entre vos mains, c’est de ne pas lui lancer de provocation, c’est-à-dire de vivre vous-même modestement et sobrement, d’empêcher, selon vos moyens, tout étalage d’opulence et d’aider l’État lorsqu’il veut imposer lourdement tout ce qui est luxe et superflu. Vous ne voulez pas de ce moyen ? Alors, riches bourgeois qui vous appelez « libéraux », avouez-le à vous-mêmes, c’est votre propre sentiment que vous trouvez si terrible et si menaçant chez les socialistes, mais, dans votre propre coeur, vous lui accordez une place indispensable, comme si ce n’était pas la même chose. Si vous n’aviez pas, tels que vous êtes, votre fortune et le souci de sa conservation, ce sentiment vous rendrait pareil aux socialistes : la propriété seule fait la différence entre vous et eux. Il faut d’abord vous vaincre vous-mêmes si vous voulez triompher, en quelque manière que ce soit, des adversaires de votre aisance. — Si, du moins, cette aisance correspondait à un bien-être véritable ! Elle serait moins extérieure et provoquerait moins l’envie, elle aurait plus de bienveillance, plus de souci de l’équité, et elle serait plus secourable. Mais ce qu’il y a de faux et de comédien dans votre joie de vivre, qui provient plutôt d’un sentiment de contraste (avec d’autres qui n’ont pas cette joie de vivre et qui vous l’envient) que d’une certaine plénitude de la force et de la supériorité — les exigences de vos appartements, vos vêtements, vos équipages, vos magasins, les besoins de la bouche et de la table, vos enthousiasmes bruyants pour le concert et l’opéra, et enfin vos femmes ; formées et modelées, mais d’un métal vil, dorées, mais sans rendre le son de l’or, choisies par vous pour en faire parade, se donnant elles-mêmes comme pièces de parade : — ce sont là les propagateurs empoisonnés de cette maladie du peuple qui, sous forme de gale socialiste, se répand maintenant parmi les masses, avec une rapidité toujours plus grande mais qui a eu en vous son premier siège et son premier foyer d’incubation. Et qui donc serait encore capable d’arrêter cette peste ?
 

305.

Tactique des partis. — Lorsqu’un parti s’aperçoit qu’un de ses membres, après avoir été un adhérent absolu, est devenu un adhérent conditionnel, il tolère si peu ce changement qu’il tente, par toutes sortes d’humiliations et de provocations, d’amener sa défection complète et d’en faire un adversaire : car il soupçonne que l’intention de voir dans sa doctrine quelque chose qui est d’une valeur relative, autorisant le pour et le contre, l’examen et le choix, est plus dangereux pour lui qu’une opposition radicale.
 

306.

Pour fortifier les partis. — Celui qui veut fortifier les assises intérieures d’un parti lui procure l’occasion de se faire traiter avec une injustice manifeste : cela lui fait accumuler un capital de bonne conscience qui lui manquait peut-être jusque-là.
 

307.

Prendre soin de son passé. — Puisque les hommes ne vénèrent, en somme, que ce qui existe depuis longtemps et ce qui s’est formé lentement, celui qui veut continuer à vivre après sa mort ne doit pas seulement prendre soin de ses descendants mais encore de son passé : c’est pourquoi les tyrans de toute espèce (les artistes et les politiciens tyranniques eux aussi) aiment à faire violence à l’histoire, pour que celle-ci apparaisse comme une préparation et une échelle qui mènent jusqu’à eux.
 

308.

Écrivains de parti. — Les coups de timbale avec lesquels de jeunes écrivains se plaisent au service d’un parti ressemblent, pour celui qui n’appartient pas au parti, à un cliquetis de chaînes et éveillent plutôt la pitié que l’admiration.
 

309.

Prendre parti contre soi-même. — Nos adhérents ne nous pardonnent jamais,quand nous prenons parti contre nous-mêmes : car, à leurs yeux, ce n’est pas seulement repousser leur amour, mais encore dénuder leur raison.
 

310.

Danger dans la richesse. — Seul devrait ' posséder celui qui a de l’esprit : autrement, la fortune est un danger public. Car celui qui possède, lorsqu’il ne s’entend pas à utiliser les loisirs que lui donne la fortune, continuera toujours à vouloir acquérir du bien : cette aspiration sera son amusement, sa ruse de guerre dans la lutte avec l’ennui. C’est ainsi que la modeste aisance, qui suffirait à l’homme intellectuel, se transforme en véritable richesse, résultat trompeur de dépendance et de pauvreté intellectuelles. Cependant, le riche apparaît tout autrement que pourrait le faire attendre son origine misérable, car il peut prendre le masque de la culture et de l’art : il peut acheter ce masque. Par là il éveille l’envie des plus pauvres et des illettrés — qui jalousent en somme toujours l’éducation et qui ne voient pas que celle-ci n’est qu’un masque — et il prépare ainsi peu à peu un bouleversement social : car la brutalité sous un vernis de luxe, la vantardise de comédien, par quoi le riche fait étalage de ses « jouissances de civilisé », évoquent, chez le pauvre, l’idée que « l’argent seul importe », — tandis qu’en réalité, si l’argent importe quelque peu, l’esprit importe bien davantage.
 

311.

Le plaisir de commander et d’obéir. — Commander fait plaisir tout autant qu’obéir, la première chose lorsqu’elle n’est pas encore entrée dans les habitudes, la seconde lorsqu’elle est tout à fait entrée dans les habitudes. Les vieux serviteurs et les nouveaux maîtres s’encouragent réciproquement à faire plaisir.
 

312.

Ambition de la vedette. — Il y a une ambition de la vedette qui presse un parti à s’aventurer dans un danger extrême.
 

313.

La nécessité de l’âne. — On n’amènera pas la foule à crier hosanna avant que l’on n’entre en ville à califourchon sur un âne.
 

314.

Moeurs et parti. — Chaque parti essaye de présenter comme insignifiantes les choses importantes qui se sont faites en dehors de lui ; mais, s’il n’y réussit point, il attaquera avec d’autant plus d’amertume ce qui sera plus parfait.
 

315.

Se vider. — À mesure que quelqu’un s’abandonne aux événements il s’amoindrit de plus en plus. C’est pourquoi de grands politiciens peuvent devenir des hommes tout à fait vides, alors qu’ils étaient autrefois riches et pleins de talents,
 

316.

Ennemis désirés. — Pour les gouvernements dynastiques les courants socialistes sont utiles plutôt qu’ils n’inspirent la terreur, parce qu’ils donnent à ceux-là le droit de recourir à des mesures d’exception et leur mettent entre les mains une épée pour frapper les partis qui sont leur cauchemar, les démocrates et les adversaires de la dynastie. — Tout ce que de pareils gouvernements haïssent publiquement leur est secrètement sympathique : ils sont forcés de cacher leur âme.
 

317.

La propriété possède. — Ce n’est que jusqu’à un certain degré que la propriété rend l’homme plus indépendant et plus libre ; un échelon de plus et la propriété devient le maître, le propriétaire l’esclave : il faut dès lors qu’il sacrifie son temps, sa méditation pour engager des relations, s’attacher à un lieu, s’incorporer à un État — tout cela peut-être à l’encontre de ses besoins intimes et essentiels.
 

318.

De la domination des compétences. — Il est facile, ridiculement facile, d’élaborer un modèle pour le choix d’un corps législatif. Il faudrait d’abord mettre à part, dans un pays, les hommes loyaux et dignes de confiance qui seraient, en même temps, maîtres et connaisseurs en certaines choses et reconnaîtraient réciproquement leurs capacités : dans cette assemblée il faudrait faire un choix plus restreint qui déterminerait les spécialités et les compétences de premier ordre dans chaque parti, ce choix se ferait par l’estime et la garantie mutuelle. Le corps législatif ainsi composé, les voix et les jugements de chaque homme spécialement compétent devraient seuls décider dans chaque cas particulier et l’honorabilité de tous les autres devrait être assez grande pour que la simple convenance leur fasse abandonner le vote à ceux-ci : de sorte que, au sens strict, la loi naîtrait de la raison des plus raisonnables. — Maintenant ce sont les partis qui votent : et, à chaque vote, il doit y avoir des centaines de consciences honteuses — toutes celles des hommes mal informés, incapables de jugements, qui agissent par imitation, que l’on traîne et entraîne. Rien n’abaisse autant la dignité d’une loi nouvelle que la honte forcée de ce manque de probité, à quoi contraint tout vote par partis. Mais, je l’ai déjà dit, il est facile, ridiculement facile, d’élaborer une pareille construction : il n’y a pas de puissance assez forte sur la terre pour la réaliser dans un sens meilleur, — à moins que la croyance en l’utilité supérieure de la science et des savants ne devienne évidente, même pour le plus malveillant, et que l’on ne préfère cette croyance à la foi en le nombre. C’est dans le sens de cet avenir qu’il nous faut dire : « Plus de respect pour l’homme compétent ! Et à bas tous les partis ! »
 

319.

Le « peuple des penseurs » (celui des mauvais penseurs). — L’indéfini, l’indéterminé, le mystérieux, l’élémentaire, l’intuitif — pour donner des noms vagues à des choses vagues — que l’on dit être les qualités du caractère allemand, seraient, si ces qualités existaient effectivement encore, la preuve que la civilisation allemande est demeurée de plusieurs pas en arrière et qu’elle respire encore l’atmosphère du moyen âge. — Il est vrai qu’un pareil retard aurait aussi des avantages : avec les qualités indiquées — pour le cas, bien entendu, où ils les posséderaient encore — les Allemands seraient aptes à certaines choses, et surtout aptes à comprendre certaines choses, pour lesquelles d’autres nations ont perdu toutes leurs facultés. Et il est certain que quand le manque de raison — c’est-à-dire ce qui est commun à toutes ces qualités — se perd, il se perd beaucoup de choses : mais il n’y a point là de perte sans qu’il y ait de grands avantages contraires, de sorte que toute raison de se plaindre fait défaut, en admettant que l’on ne veuille pas agir comme font les enfants et les gourmands, et jouir simultanément des fruits de toutes les saisons.
 

320.

Porter des hiboux à Athènes. — Les gouvernements des grands États ont entre les mains deux moyens pour tenir le peuple en dépendance, pour, se faire craindre et obéir : un moyen plus grossier, l’armée, un plus subtil, l’école. À l’aide du premier ils entraînent de leur côté l’ambition des classes supérieures et la force des classes inférieures, du moins dans la mesure où ces deux classes possèdent des hommes actifs et robustes, doués moyennement et médiocrement. À l’aide de l’autre moyen ils gagnent pour eux la pauvreté douée et surtout la demi-pauvreté à prétentions intellectuelles des classes moyennes. Ils se créent, avant tout, par les professeurs de tous grades, une cour intellectuelle qui aspire à « monter » ; en entassant obstacle sur obstacle contre l’école privée ou l’éducation particulière que l’État a spécialement en haine, il s’assure la disposition d’un très grand nombre de places qui sont convoitées sans cesse par un nombre certainement cinq fois supérieur à celui qu’on pourrait satisfaire, d’yeux avides et quémandeurs. Mais ces situations ne devront nourrir leur homme que très maigrement : c’est ainsi que l’État entretient chez lui la soif fiévreuse de l’avancement et le lie plus étroitement encore aux intentions gouvernementales. Car il vaut mieux entretenir un mécontentement bénin, bien préférable à la satisfaction, mère du courage, grand’mère de la liberté d’esprit et de la présomption. Au moyen de ce corps enseignant, matériellement et intellectuellement tenu en bride, on élève alors, tant bien que mal, toute la jeunesse du pays, à un certain niveau d’instruction utile à l’État, et gradué selon le besoin : avant tout, l’on transmet presque imperceptiblement aux esprits faibles, aux ambitieux de toutes les conditions, l’idée que seule une direction de vie reconnue et estampillée par l’État vous amène immédiatement à jouer un rôle dans la société. La croyance aux examens d’État et aux titres conférés par l’État va si loin que, même des hommes qui se sont formés d’une façon indépendante, qui se sont élevés par le commerce ou par l’exercice d’un métier gardent unepointe d’amertume au coeur, tant que leur situation n’a pas été reconnue d’en haut par une investiture officielle, un titre ou une décoration, — jusqu’à ce qu’ils puissent « se faire voir ». Enfin l’État associe la nomination aux mille et mille fonctions et places rétribuées, qui dépendent de lui, à l’engagement de se faire éduquer et estampiller par les établissements de l’État, autrement cette porte vous demeure close à jamais : honneurs dans la société, pain pour soi-même, possibilité d’une famille, protection d’en haut, esprit de corps chez ceux qui ont été éduqués en commun, — tout cela forme un filet d’espérances où se précipitent tous les jeunes gens : d’où pourrait donc leur venir un souffle de méfiance ? Si, en fin de compte, l’obligation pour chacun d’être soldat pendant quelques années est devenue, au bout de quelques générations, une habitude et une condition que l’on accomplit sans arrière-pensée, en vue de quoi l’on arrange d’avance sa vie, l’État peut encore hasarder le coup de maître d’enchaîner, par des avantages, l’école et l’armée, l’intelligence, l’ambition et la force, c’est-à-dire d’attirer vers l’armée les hommes d’aptitudes et de culture supérieures et de leur inculquer l’esprit militaire de l’obéissance volontaire : ce qui les entraînera peut-être à prêter serment au drapeau, pour toute leur vie, et à procurer, par leurs aptitudes, un nouvel éclat au métier des armes. — Alors il ne manquera plus autre chose que l’occasion des grandes guerres : et l’on peut prévoir que, de par leur métier, les diplomates y veilleront en toute innocence, de même que les journaux et la spéculation : car le « peuple », lorsqu’il est un peuple de soldats, a toujours bonne conscience quand il fait la guerre, — inutile de la lui suggérer.
 

321.

La presse. — Si l’on considère qu’aujourd’hui encore tous les grands événements publics se glissent secrètement et comme voilés sur la scène du monde, qu’ils sont cachés par des faits insignifiants, côté desquels ils paraissent petits, que leurs effets profonds, leurs contre-coups ne se manifestent que longtemps après qu’ils se sont produits, — quelle importance peut-on alors accorder à la presse, telle qu’elle existe aujourd’hui, avec sa quotidienne dépense de poumons pour hurler, assourdir, exciter et effrayer ? — la presse est-elle autre chose qu’un bruit aveugle et permanent qui détourne les oreilles et les sens vers une fausse direction ?
 

322.

Après un grand événement. — Un peuple ou un homme dont l’âme a été mise au jour par un grand événement éprouve ensuite généralement le besoin d’un enfantillage ou d’une grossièreté, tout aussi bien par pudeur que pour se reposer.
 

323.

Être un bon Allemand, c’est cesser d’être Allemand. — On ne trouve pas seulement, comme on avait cru jusqu’ici, les différences nationales dans les nuances entre les différents degrés de culture. Ces différences n’ont souvent rien de durable. C’est pourquoi toute argumentation basée sur le caractère national engage si peu celui qui travaille à la transformation des convictions, celui qui fait oeuvre civilisatrice. Si l’on passe, par exemple, en revue tout ce qui a déjà été appelé allemand, il faudra corriger la question théorique : qu’est-ce qui est allemand ? en se demandant : qu’est-ce qui est maintenant allemand ? — et tout bon Allemand résoudra pratiquement cette question, précisément en surmontant ses qualités allemandes. Car, lorsqu’un peuple va de l’avant et grandit, il rompt chaque fois les entraves qui lui ont conféré jusqu’ici la considération nationale : si ce peuple s’arrête, s’il dépérit, de nouvelles entraves se mettent autour de son âme, la croûte qui devient tous les jours plus dure forme, en quelque sorte, une prison dont les murs ne font que s’épaissir. Si un peuple célèbre beaucoup de fêtes, c’est une preuve qu’il veut se pétrifier et qu’il aimerait se changer en monument ; comme ce fut le cas de l’égypticisme à partir d’une certaine époque. Celui donc qui veut du bien aux Allemands devra veiller, pour sa part, à grandir toujours davantage au-dessus de ce qui est allemand. C’est pourquoi l’orientation vers ce qui n’est pas allemand fut toujours la marque des hommes distingués de notre peuple.
 

324.

Prédilection pour l’étranger. — Un étranger qui voyageait en Allemagne déplut et plut par quelques affirmations, selon les contrées où il séjourna. Tous les Souabes qui ont de l’esprit — avait-il l’habitude de dire — sont coquets. — Mais les autres Souabes continuent à croire qu’Uhland est un poète et que Goethe fut immoral. — Ce qu’il y a de meilleur dans les romans allemands qui ont maintenant de la vogue, c’est que l’on n’a pas besoin de les lire : on les connaît déjà. — Le Berlinois paraît être de meilleure composition que l’Allemand du Sud, car, étant excessivement moqueur, il supporte la moquerie : ce qui n’est pas le cas chez les Allemands du Sud. — L’esprit des Allemands est maintenu à un niveau inférieur par la bière et les journaux : il leur recommande le thé et les pamphlets, comme remèdes, bien entendu. — Il conseillait d’examiner les différents peuples de la vieille Europe au point de vue des qualités particulières aux vieillards dont elle présente assez bien les types différents, ceci à la plus grande joie de ceux qui assistent au spectacle du grand tréteau : les Français représentent d’une façon heureuse ce que la vieillesse a de sage et d’aimable, les Anglais l’expérience et la retenue, les Italiens l’innocence et l’aisance. Les autres masques de la vieillesse feraient-ils défaut ? Où est le vieillard hautain ? Où le vieillard despotique ? Où le vieillard cupide ? — Les contrées les plus dangereuses de l’Allemagne sont la Saxe et la Thuringe : on ne trouve nulle part plus d’activité intellectuelle et de science des hommes, avec beaucoup de liberté d’esprit, et tout cela est tellement humble, caché par l’horrible langage et la serviabilité de cette population, que l’on s’aperçoit à peine que l’on a devant soi les sous-officiers intellectuels de l’Allemagne et les maîtres de celle-ci, en bien et en mal. — L’arrogance des Allemands du Nord est maintenue dans ses bornes par leur penchant à obéir, celle des Allemands du Sud par leur penchant à l’indolence. — Il lui semblait que les hommes allemands avaient dans leurs femmes des ménagères maladroites, mais très convaincues de leur valeur ; que celles-ci disaient du bien d’elles-mêmes avec tant d’insistance qu’elles avaient convaincu presque tout le monde et, en tous les cas leurs maris, des vertus particulières que déploient dans leur intérieur les femmes allemandes. — Quand alors la conversation se portait sur la politique de l’Allemagne à l’extérieur et à l’intérieur, il avait l’habitude de raconter — il disait de révéler — que le plus grand homme d’État de l’Allemagne ne croyait pas aux grands hommes d’État. — Il considérait l’avenir des Allemands comme menacé et menaçant : car ils avaient désappris de se réjouir (ce à quoi les Italiens s’entendaient si bien), mais, par le grand jeu de hasard des guerres et révolutions dynastiques, ils s’étaient habitués à l’émotion, par conséquent, ils finiraient, un jour, par avoir chez eux l’émeute. Car c’est là la plus forte émotion qu’un peuple puisse se procurer. — Le socialiste allemand, disait-il, était le plus dangereux de tous parce qu’il n’étaitpas poussé par une nécessité déterminée ; ce dont il souffre c’est dene pas savoir ce qu’il veut. Quoi qu’il puisse donc atteindre, dans la jouissance il languira toujours de désir, tout comme Faust, mais probablement comme un Faust très populacier. « Car, s’écriait-il enfin, Bismarck a chassé le démon de Faust qui a tant tourmenté les Allemands cultivés : mais ce démon est maintenant entré dans les pourceaux et il est pire que jamais. »
 

325.

Opinions. — La plupart des gens ne sont rien et ne comptent pour rien avant d’avoir revêtu le manteau des convictions générales et des opinions publiques — conformément à la philosophie des tailleurs : ce sont les habits qui font les gens. Mais, pour les hommes d’exception, il faut dire : celui qui se vêt fait le vêtement ; là les opinions cessent d’être publiques et deviennent autre chose que des masques, des parures et des travestissements.
 

326.

Deux espèces de sobriété. — Pour ne pas confondre la sobriété provoquée par l’épuisement d’esprit avec la sobriété de la tempérance, il faut observer que la première est louche d’allure tandis que la seconde est pleine de gaieté.
 

327.

Falsification de la joie. — Il ne faut pas appeler bonne une chose fût-ce même un jour de plus qu’elle ne nous parait ainsi, mais il ne faut pas non plus que ce soit un jour plus tôt, — c’est la seule façon de se conserver une joie véritable : autrement notre joie serait trop facilement fade au goût et peut-être trop avancée, et passerait auprès de beaucoup de gens pour de la nourriture falsifiée.
 

328.

Le bouc de vertu. — Lorsque quelqu’un fait ce qu’il sait faire de mieux, ceux qui lui veulent du bien, mais qui ne sont pas à la hauteur de son acte, se mettent vile à chercher un bouc pour le sacrifier, croyant que c’est le bouc émissaire (Sündenbock — bouc de péché) alors que c’est le bouc de vertu.
 

329.

Souveraineté. — Vénérer aussi les choses mauvaises et les reconnaître, lorsqu’elle vous plaisent, ignorer totalement comment on peut avoir honte de ce qui vous plaît, c’est le signe de la souveraineté, en grand et en petit.
 

330.

Celui qui agit sur ses semblables est un fantôme et non pas une réalité. — L’homme éminent apprend peu à peu qu’en tant qu’il agit il est un fantôme dans le cerveau des autres, et il en arrive peut-être à la subtile torture de l’âme de se demander s’il ne faut pas conserver le fantôme de soi pour le bien de ses semblables.
 

331.

Prendre et donner. — Lorsque l’on a pris la moindre des choses à quelqu’un (ou lorsqu’on l’a prélevée sur lui) il devient aveugle etil ne voit pas qu’on lui a donné des choses infiniment plus grandes, et même la plus grande chose.
 

332.

Le bon champ. — Tout refus et toute négation témoignent d’un manque de fécondité : au fond, si nous étions un bon champ de labour, nous ne laisserions rien périr sans l’utiliser et nous verrions en toute chose, dans les événements et dans les hommes, de l’utile fumier, de la pluie et du soleil.
 

333.

Les relations une jouissance. — Si l’esprit de renoncement pousse quelqu’un à rechercher la solitude avec intention, il peut, lorsqu’il les goûte rarement, transformer ses relations avec les hommes, en un mets délicat.
 

334.

Savoir souffrir publiquement. — Il faut afficher son malheur, gémir de temps en temps, de façon à ce que tout le monde l’entende, s’impatienter d’une façon visible : car si on laissait les autres s’apercevoir combien l’on est tranquille et heureux au fond de soi-même, malgré les douleurs et les privations, combien on les rendrait envieux et méchants ! — Mais il faut que nous veillions à ne pas rendre nos semblables plus mauvais ; de plus, s’ils nous savaient heureux, ils nous chargeraient de lourdes contributions, de sorte que notre souffrance publique est certainement aussi pour nous un avantage privé.
 

335.

Chaleur sur les sommet. — Sur les hauteurs il fait plus chaud que l’on imagine généralement dans la vallée, surtout en hiver. Le penseur sait tout ce que ce symbole veut dire.
 

336.

Vouloir le bien, savoir le beau. — Il ne suffit pas d’exercer le bien, il faut aussi l’avoir voulu et, selon le mot du poète, recevoir la divinité dans son vouloir. Mais il ne faut pas vouloir le beau, il faut le pouvoir, avec innocence et aveuglement, sans que Psyché y mette de sa curiosité. Que celui qui allume sa lanterne pour trouver des hommes parfaits prenne garde à ce signe distinctif : les hommes parfaits sont ceux qui agissent toujours à cause du bien et aboutissent toujours au beau, sans y songer. Car, par incapacité et défaut d’une belle âme, beaucoup de personnes bonnes et nobles, malgré leur bonne volonté et leurs bonnes oeuvres, restent d’un aspect fâcheux et sont laides à regarder ; elles repoussent etnuisent même à la vertu par la hideuse défroque que leur mauvais goût fait endosser à celle-ci.
 

337.

Danger de ceux qui renoncent. — Il faut se garder de fonder sa vie sur une base de convoitises trop étroite : car lorsque l’on renonce aux joies que procurent une situation, des honneurs, des fréquentations mondaines, les voluptés, le confort et les arts, il peut venir un jour où l’on s’apercevra qu’au lieu d’avoir la sagesse pour voisin, le renoncement vous a amené la satiété et le dégoût de vivre.
 

338.

Dernière opinion sur les opinions. — Ou bien l’on cache ses opinions, ou bien l’on se cache derrière elles. Celui qui agit autrement ne connaît pas la marche du monde ou fait partie de l’ordre de la sainte témérité.
 

339.

« Gaudeamus igitur ». — Il faut que la joie contienne aussi des forces édifiantes et guérissantes pour la nature morale de l’homme : comment se pourrait-il autrement que, chaque fois que notre âme se repose sous les rayons de soleil de la joie, elle se promet involontairement d’« être bonne », de « devenir parfaite » et qu’elle est saisie d’une sorte de pressentiment de la perfection, semblable à un frisson de bonheur ?
 

340.

À quelqu’un qui a été loué. — N’oublie pas qu’aussi longtemps qu’on te loue tu n’es pas encore sur ton propre chemin, mais sur celui d’un autre.
 

341.

Aimer le maître. — Le maître est aimé de l’ouvrier autrement que du maître.
 

342.

Trop beau et trop humain. — « La nature est trop belle pour loi, pauvre mortel » — il n’est pas rare que ce sentiment vous saisisse : mais parfois, en contemplant avec intensité tout ce qui est humain, sa plénitude et sa force entremêlées de douceur, j’ai eu le sentiment que je devrais dire en toute humilité : » L’homme, lui aussi, est trop beau pour l’homme contemplatif ! » — et je ne songeais pas seulement à l’homme moral, mais à tout homme.
 

343.

Effets mobiliers et propriété terrienne. — Quand une fois la vie vous a traité en vraie spoliatrice et vous a pris tout ce qu’elle pouvait vous prendre de vos honneurs et de vos joies, vous enlevant vos amis, votre santé et votre avoir, on découvrira peut-être après coup, lorsque la première frayeur sera passée, que l’on est plus riche qu’auparavant. Car maintenant seulement on sait ce qui vous appartient, au point que nulle main sacrilège ne peut y toucher : et c’est ainsi que l’on sortira peut-être de tout ce pillage et de cette confusion avec la noblesse d’un grand propriétaire terrien.
 

344.

Involontaires figures idéales. — Le sentiment le plus pénible qu’il y ait, c’est de découvrir que l’on est toujours pris pour quelque chose de supérieur à ce que l’on est. Car on est toujours forcé de s’avouer : Quelque chose chez toi est duperie et mensonge — ta parole, ton expression, ton altitude, ton regard, ton action —, et ce quelque chose de trompeur est aussi nécessaire que l’est, par ailleurs, ta franchise, mais il annule sans cesse l’effet et la valeur de celle-ci.
 

345.

Idéaliste et menteur. — Il ne faut pas se laisser tyranniser par la plus belle qualité que l’on puisse avoir — celle d’élever les choses dans l’idée : car alors il se pourrait bien qu’un jour la vérité se séparât de nous avec cette dure parole : « Menteur fieffé, qu’ai-je de commun avec toi ? »
 

346.

Être mal compris. — Lorsque l’on est mal compris en bloc, il est impossible de supprimer complètement un malentendu de détail. Il faut se rendre compte de cela pour ne pas user inutilement sa force à se défendre.
 

347.

Le buveur d’eau parle. — Continue donc à boire le vin qui t’a délecté durant toute ta vie, — que t’importe qu’il me faille être buveur d’eau ? L’eau et le vin ne sont-ils pas des éléments paisibles et fraternels qui peuvent habiter ensemble sans se faire de reproches ?
 

348.

Du pays des anthropophages. — Dans la solitude le solitaire se ronge le coeur ; dans la multitude c’est la foule qui le lui ronge. Choisis donc !
 

349.

Le degré de congélation de la volonté. — « Elle vient enfin, l’heure qui t’enveloppe dans le nuage doré de l’absence de douleur : où l’âme jouit de sa propre lassitude, s’abandonnant avec joie à la lenteur de ses mouvements et ressemblant, dans sa patience, au jeu des vagues qui, sur les bords d’un lac, par un jour tranquille de l’été, sous les reflets multicolores d’un ciel du couchant, bruissent tour à tour et se taisent — sans fin, sans but, sans satiété et sans désirs, — tranquille et prenant plaisir au flux et au reflux qui se rythment sur le souffle de la nature. » — Telle est la parole et la pensée de tous les malades : mais lorsqu’ils parviennent à cette heure, après une courte, jouissance, arrive l’ennui. Mais l’ennui est le vent de dégel pour la volonté congelée : celle-ci se réveille et recommence à susciter un désir après l’autre. — Désirer de nouveau, c’est le symptôme de la convalescence et de la guérison.
 

350.

L’idéal renié. — Il arrive exceptionnellement que quelqu’un ne puisse parvenir à son sommet qu’en reniant son idéal : car c’est cet idéal qui jusqu’à présent le stimulait avec trop de violence, de sorte que, au milieu de sa route, il perdait chaque fois l’haleine et était obligé de s’arrêter.
 

351.

Penchant perfide. — C’est le signe d’un homme envieux, mais qui aspire à plus haut, lorsque l’on voit quelqu’un attiré par l’idée que devant ce qui est parfait il n’y a qu’un seul salut : l’amour.
 

352.

Bonheur d’escalier. — De même que, chez certains hommes, le mot d’esprit ne marche pas d’un pas égal avec l’occasion de le placer, en sorte que l’occasion a déjà passé la porte quand le mot d’esprit est encore sur l’escalier, chez, d’autres hommes, il y a une espèce de bonheur d’escalier qui court trop lentement pour être toujours aux côtés du temps aux pieds légers. La meilleure jouissance que procure à ces hommes un événement ou toute une période de la vie ne leur parvient que longtemps après, parfois seulement comme un faible parfum aromatisé, qui évoque de la langueur et de la tristesse, — comme si — à un moment ou à un autre — il avait été possible d’étancher sa soif dans cet élément, tandis que maintenant il est trop tard.
 

353.

Vers. — Ce n’est pas un argument contre la maturité d’un esprit que d’y trouver quelques vers.
 

354.

La position victorieuse. — Une bonne attitude à cheval enlève le courage à l’adversaire, le coeur au spectateur, — à quoi bon alors attaquer encore ? Tiens-toi comme quelqu’un qui a vaincu.
 

355.

Danger dans l’admiration.— À trop admirer les vertus étrangères on peut perdre le sens des siennes propres, et, ne les exerçant plus, les oublier complètement, sans pouvoir les remplacer par les étrangères.
 

356.

Utilité de la maladie. — Celui qui est souvent malade, parce qu’il guérit souvent, prend non seulement un plus grand plaisir à la santé, mais possède encore un sens très aigu pour ce qui est sain ou morbide dans les oeuvres et les actes, les siens et ceux des autres, Les écrivains maladifs par exemple — et presque tous les grands écrivains sont malheureusement dans ce cas — possèdent généralement dans leurs oeuvres un ton de santé beaucoup plus sûr et plus égal, parce qu’ils s’entendent, bien mieux que ceux qui sont robustes de corps, à la philosophie de la santé et de la guérison de l’âme. Ils connaissent les maîtres qui enseignent la santé : le matin, le soleil, la forêt et les sources d’eau claire.
 

357.

Infidélité, condition de la maîtrise. — Cela ne sert de rien : chaque maître n’a qu’un seul élève, — et cet élève lui devient infidèle — car il est prédestiné à la maîtrise.
 

358.

Jamais en vain. — Tu ne grimperas jamais en vain dans les montagnes de la vérité : soit qu’aujourd’hui déjà tu parviennes à monter plus haut, soit que tu exerces tes forces pour pouvoir monter plus haut demain.
 

359.

À travers les vitres dépolies. — Ce que vous voyez du monde, à travers cette fenêtre, est-il donc si beau que vous ne voulez à aucun prix regarder à travers une autre fenêtre, — et que vous essayez même d’empêcher les autres d’en faire la tentative ?
 

360.

Indices de transformations violentes. — Si l’on rêve de ceux qui sont morts ou oubliés depuis longtemps, c’est le signe qu’une grande transformation s’est opérée en vous et que le sol sur lequel on vit a été profondément fouillé : alors les morts ressuscitent et ce qui était ancien devient nouveau.
 

361.

Médicament de l’âme. — Rester couché sans bouger et penser peu, c’est là le remède le moins coûteux pour toutes les maladies de l’âme et, lorsque l’on est de bonne volonté, son usage devient d’heure en heure plus agréable.
 

362.

Classification des esprits. — Tu te classes bien au-dessous de l’autre, car tu cherches à fixer l’exception, mais lui la règle.
 

363.

Le fataliste. — Il faut que tu croies à la fatalité — la science peut t’y forcer. Ce qui naîtra alors de cette croyance — la lâcheté et la résignation ou la grandeur et la loyauté — témoignera du terrain où cette semence fut jetée ; mais non point de la semence elle-même, car d’elle toutes choses peuvent sortir.
 

364.

Raison de beaucoup d’humeur. — Celui qui, dans la vie, préfère le beau à l’utile, finira, comme l’enfant qui préfère les sucreries au pain, par se gâter l’estomac et par regarder le monde avec beaucoup d’humeur.
 

365.

L’excès comme remède. — On peut reprendre goût à ses propres talents en vénérant à l’excès, pour en jouir, les talents contraires. Employer l’excès comme remède, c’est là un des coups de maître dans l’art de vivre.
 

366.

« Veuille être toi-même ! » — Les natures actives et couronnées de succès n’agissent pas selon l’axiome « connais-toi toi-même », mais comme s’ils voyaient se dessiner devant eux le commandement : « Veuille être toi-même et tu seras toi-même ». — La destinée semble toujours leur avoir laissé le choix ; tandis que les inactifs et les contemplatifs réfléchissent, pour savoir comment ils ont fait pour choisir une fois, le jour où ils sont entrés dans le monde.
 

367.

Vivre, si possible, sans adhérents. — On comprend seulement combien peu d’importance ont les adhérents lorsque l’on a cessé d’être l’adhérent de ses adhérents.


 

368.

S’obscurcir. — Il faut savoir s’obscurcir, pour se débarrasser des nuées de mouches d’admirateurs trop importuns.
 

369.

Ennui. — Il y a un ennui des esprits les plus subtils et les plus cultivés pour qui ce que la terre produit de meilleur est devenu sans saveur : habitués comme ils le sont à absorber une nourriture choisie et toujours plus choisie, et à se dégoûter d’une nourriture grossière, ils risquent de mourir de faim, — car les choses parfaites sont en très petit nombre et il leur arrive d’être inaccessibles ou dures comme de la pierre, de sorte que de très bonnes dents ne peuvent plus les mordre.
 

370.

Le danger dans l’admiration. — L’admiration d’une qualité ou d’un art peut être si violente qu’elle nous empêche d’aspirer à la possession de ceux-ci.
 

371.

Ce que l’on demande à l’art. — L’un veut se réjouir de sa nature au moyen de l’art, l’autre veut, avec son aide, s’oublier momentanément et s’élever au-dessus de sa nature. Selon ces deux besoins il y a une double espèce d’art et d’artistes.
 

372.

Réfection. — Celui qui nous abandonne ne nous offense peut-être pas nous-mêmes, mais certainement nos adhérents.
 

373.

Après la mort. — Il arrive généralement que nous trouvions incompréhensible l’absence d’un homme longtemps seulement après sa mort : pour de très grands hommes, c’est parfois seulement après des dizaines d’années. Celui qui est franc devant lui-même se dit, à l’occasion d’un décès, qu’en somme il n’y a pas beaucoup à regretter et que l’homme qui prononce solennellement l’oraison funèbre est un hypocrite. Mais la disette finit par enseigner la raison d’être d’un individu, et l’épitaphe véritable pour un mort, c’est un tardif soupir de regret.
 

374.

Laisser dans le royaume des ombres. — Il y a des choses qu’il faut laisser dans le royaume des sentiments à peine conscients, sans vouloir les délivrer de leur existence de fantôme, autrement, lorsque ces choses seront devenues pensées et paroles, elles voudront s’imposer à nous comme des démons et demander cruellement notre sang.
 

375.

Près de la mendicité. — Il arrive à l’esprit le plus riche de perdre la clef du grenier où sommeillent ses trésors accumulés. Il ressemble alors au plus pauvre qui est forcé de mendier pour vivre.
 

376.

Penser par enchaînements. — À celui qui a beaucoup réfléchi, toute idée nouvelle, qu’il l’entende ou qu’il la lise, apparaît immédiatement sous forme de chaîne.
 

377.

Compassion. — Le fourreau doré de la compassion cache parfois le poignard de l’envie.
 

378.

Qu’est-ce que le génie ? — Aspirer à un but élevé et aux moyens d’y parvenir.
 

379.

Vanité des combattants. — Celui qui n’a pas l’espoir de triompher dans une lutte, ou qui a succombé visiblement, désire d’autant plus que l’on admire sa façon de combattre.
 

380.

La vie philosophique est mal Interprétée. — Au moment où quelqu’un commence à prendre la philosophie au sérieux, tout le monde croit de lui le contraire.
 

381.

Imitation. — Par l’imitation, ce qu’il y a de plus mauvais prend du prestige, ce qui a de la valeur y perd — surtout en art.
 

382.

Dernier enseignement de l’histoire. — « Hélas ! que n’ai-je vécu alors ! » — c’est ainsi que parlent les hommes insensés et folâtres. Au contraire, à chaque fragment d’histoire que l’on aura étudié sérieusement, fût-ce même la terre promise du passé, on finira par s’écrier : « Non, je ne voudrais y revenir à aucun prix ! l’esprit de cette époque pèserait sur moi, avec une pression de cent atmosphères, je ne pourrais me réjouir de ce qu’elle a de beau et de bon, ni digérer ce qu’elle a de mauvais. » — Il est certain que la postérité jugera de même au sujet de notre époque : on dira qu’elle fut insupportable et que la vie ne méritait pas d’y être vécue. — Et pourtant chacun arrive à s’accommoder de son temps ? — C’est non seulement parce que l’esprit de son temps pèse sur lui, mais encore parce qu’il l’a en lui. L’esprit du temps se résiste à lui-même, il se porte lui-même.
 

383.

La générosité comme masque. — Avec de la générosité dans l’attitude on exaspère ses ennemis, avec de l’envie manifestée, on se les concilie presque : car l’envie compare, met en parité, elle est une façon d’humilité involontaire et plaintive. — À cause de l’avantage indiqué, l’envie n’aurait-elle pas été prise comme masque par ceux qui n’étaient pas envieux ? Peut-être. Ce qui est certain c’est que la générosité est souvent utilisée comme masque de l’envie, par des gens ambitieux qui préfèrent souffrir d’un préjudice pour exaspérer leurs ennemis, que de laisser voir que, dans leur for intérieur, ils considèrent ceux-ci comme leurs égaux.
 

384.

Impardonnable. — Tu lui as donné l’occasion de montrer de la fermeté de caractère et il n’en a pas profité. C’est ce qu’il ne te pardonnera jamais.
 

385.

Axiomes parallèles. — L’idée la plus sénile que l’on ait jamais eue au sujet de l’homme se trouve dans le célèbre axiome : « le moi est toujours haïssable » ; l’idée la plus enfantine dans cet axiome, plus célèbre encore : « aime ton prochain comme toi-même ». — Dans le premier l’expérience des hommes a cessé, dans le second elle n’a pas encore commencé.
 

386.

L’oreille qui fait défaut. — « On appartient à la populace tant que l’on fait toujours retomber la faute sur les autres ; on est sur le chemin de la vérité lorsque l’on ne rend responsable que soi-même ; mais le sage ne considère personne comme coupable, ni lui-même, ni les autres. » — Qui dit cela ? — Épictète il y a dix-huit cents ans. — On l’a entendu, mais on l’a oublié. — Non, on ne l’a pas entendu et on ne l’a pas oublié : il y a des choses que l’on n’oublie pas. Mais l’oreille faisait défaut pour entendre, l’oreille d’Épictète. — Il se l’est donc dit lui-même à l’oreille ? — Parfaitement : la sagesse, c’est le murmure du solitaire sur la place tumultueuse.
 

387.

Défaut de point de vue et non pas de l’oeil. — On est toujours de quelques pas trop près de soi-même ; et de quelques pas trop loin de son prochain. Voilà pourquoi l’on juge celui-ci trop en bloc, tandis que l’on se juge soi-même d’après des traits de détails, des faits insignifiants et passagers.
 

388.

L’ignorance sous les armes. — Combien nous traitons légèrement la question de savoir si quelqu’un sait une chose ou non, tandis qu’il se met peut-être déjà à suer sang et eau, rien qu’à la pensée que nous pourrions le croire ignorant de cette chose. Il y a même certains fous de choix qui se promènent toujours avec un carquois d’anathèmes et d’arrêts sans appel, prêts à foudroyer chacun de ceux qui donneraient à entendre qu’il y a certaines choses où leur jugement n’entre pas en ligne de compte.
 

389.

À la buvette de l’expérience. — Les personnes qui, par sobriété naturelle, laissent toujours leur verre à moitié plein, ne veulent pas avouer que chaque chose en ce monde a son égoutture et sa lie.
 

390.

Oiseaux chanteurs . — Les partisans d’un grand homme ont l’habitude de s’aveugler pour mieux chanter ses louanges.
 

391.

Pas à la hauteur. — Le bien nous déplaît lorsque nous ne sommes pas à sa hauteur.
 

392.

La règle comme mère et comme enfant. — L’état qui engendre la règle est différent de celui que la règle engendre.
 

393.

Comédie. — Il nous arrive de récolter de la reconnaissance et des honneurs pour des oeuvres et des actions que nous avons depuis longtemps laissé tomber, comme une peau dont on se débarrasse ; nous sommes alors facilement tentés de jouer les comédiens de notre propre passé et de jeter encore une fois sur nos épaules la vieille dépouille — et non seulement par vanité, mais encore par bienveillance à l’égard de nos admirateurs.
 

394.

Fautes que commettent les biographies. — Il ne faut pas confondre le peu de force qui est nécessaire à pousser un canot dans un fleuve, avec la force du fleuve qui le porte dès lors ; mais c’est le cas de presque tous les biographes.
 

395.

Ne pas payer trop cher. — On utilise généralement mal ce que l’on a payé trop cher, parce qu’il s’y attache un souvenir désagréable, — et c’est ainsi que l’on a double désavantage.
 

396.

Quelle est la philosophie dont une société a toujours besoin ? — Le pilier de l’ordre social repose sur cette base qu’il faut que chacun regarde avec sérénité ce qu’il est, ce qu’il fait et ce à quoi il aspire, sa santé ou sa maladie, sa pauvreté ou son aisance, son honneur ou son apparence chétive, et qu’il se dise : « Je ne voudrais changer avec personne ». — Que celui qui veut travailler à l’ordre social tâche toujours d’implanter au coeur des hommes cette philosophie sereine du refus de changer et de l’absence de jalousie.
 

397.

Indices d’une âme noble. — Ce n’est pas une âme noble, celle qui est capable des plus hautes volées, c’est au contraire celle qui s’élève peu et qui s’abaisse peu, mais qui habite toujours un air libre et une lumière transparente.
 

398.

Le sublime et celui qui le contemple. — Le meilleur effet du sublime, c’est qu’il donne au contemplateur un oeil qui grossit et arrondit.
 

399.

Se contenter. — Lorsque l’on a atteint la maturité de la raison, on ne s’aventure plus aux endroits où poussent les fleurs rares sous les broussailles les plus épineuses de la connaissance, et l’on se contente des jardins, des prairies et des chants, considérant qUe la vie est trop courte pour les choses rares et extraordinaires.
 

400.

Avantage dans la privation. — Celui, qui vit toujours dans la chaleur et la plénitude du coeur et en quelque sorte dans l’atmosphère estivale de l’âme, ne peut se figurer ce ravissement épouvantable qui s’empare des natures hivernales quand elles sont exceptionnellement touchées par un rayon d’amour et le souffle tiède d’un jour ensoleillé de février.
 

401.

Recette pour le martyr. — Le poids de la vie est trop lourd pour toi ? — Augmente donc le fardeau de ta vie. Si celui qui souffre finit par avoir soif des eaux du Léthé et qu’il les cherche — il faut qu’il devienne héros pour être sûr de les trouver.
 

402.

Le juge. — Celui qui a vu l’idéal de quelqu’un devient pour celui-ci un juge impitoyable, en quelque sorte sa mauvaise conscience.
 

403.

Utilité du grand renoncement. — L’utilité du grand renoncement, c’est qu’il nous communique cette fierté vertueuse au moyen de quoi il nous sera facile dès lors d’obtenir facilement de nous-mêmes beaucoup de petits renoncements.
 

404.

Comment le devoir prend de l’éclat. — Il y a un moyen pour changer en or, aux yeux de tous, son devoir d’airain : c’est de tenir toujours plus que l’on ne promet.
 

405.

Prière aux hommes. — « Pardonnez-nous nos vertus ! » — c’est ainsi qu’il faut prier vers les hommes.
 

406.

Créateurs et jouisseurs. — Tout jouisseur se figure que ce qui importe dans l’arbre c’est le fruit, alors qu’en réalité c’est la semence. — Voilà la différence qu’il y a entre les créateurs et les jouisseurs.
 

407.

La gloire de tous les grands. — Qu’importe le génie s’il ne sait pas communiquer à celui qui le contemple et le vénère une telle liberté et une telle hauteur de sentiment qu’il n’a plus besoin du génie ! — Se rendre superflu — c’est là la gloire de tous les grands.
 

408.

La course aux enfers. — Moi aussi, j’ai été aux enfers comme Ulysse et j’y serai souvent encore ; et pour pouvoir parler à quelques morts, j’ai non seulement sacrifié des béliers, je n’ai pas non plus ménagé mon propre sang. Quatre couples d’hommes ne se sont pas refusés à moi qui sacrifiais : Épicure et Montaigne, Goethe et Spinoza, Platon et Rousseau, Pascal et Schopenhauer. C’est avec eux qu’il faut que je m’explique, lorsque j’ai longtemps cheminé solitaire, c’est par eux que je veux me faire donner tort et raison, et je les écouterai, lorsque, devant moi, ils se donneront tort et raison les uns aux autres. Quoique je dise, quoi que je décide, quoi que j’imagine pour moi et les autres : c’est sur ces huit que je fixe mes yeux et je vois les leurs fixés sur moi. — Que les vivants me pardonnent s’ils m’apparaissent parfois comme des ombres, tellement ils sont pâles et attristés, inquiets, et, hélas ! tellement avides de vivre : tandis que ceux-là m’apparaissent alors si vivants, comme si, après être morts, ils ne pouvaient plus jamais devenir fatigués de la vie. Mais c’est l’éternelle vivacité qui importe : que nous fait la « vie éternelle », et, en général, la vie !

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Matthieu, XXVI, 40. — N. d. T.
Barochstil des Asianismus — N. d. T.
Hésiode, la Théogonie, v. 29 . — N. d. T.
Homère, Odyssée, chant VIII. — N. d. T.
La disputation de Ratisbonne eut lieu en 1541 — N. du T.
Genèse, XIII, 9.—N. d. T.