Aurore | 05 | LIVRE QUATRIÈME

LIVRE QUATRIÈME

208.

Question de conscience. — « Et, en résumé, que voulez-vous au fond de nouveau ? » — Nous ne voulons plus que les causes soient des péchés et les effets des bourreaux.

209.

L’utilité des théories les plus sévères. — On est indulgent à l’égard des faiblesses morales d’un homme et si on le passe au crible, c’est à travers de grosses mailles, à condition qu’il confesse toujours sa foi en une morale sévère. Par contre, on a toujours regardé au microscope la vie des moralistes d’esprit libre : avec l’arrière-pensée qu’un faux pas dans la vie serait le meilleur argument contre une profession de foi gênante.

210.

Ce qui est « en soi ». — Autrefois l’on demandait : qu’est-ce qui fait rire ? comme s’il y avait, en dehors de nous-mêmes, des choses dont c’est la propriété de faire rire et l’on s’épuisait à en imaginer (un théologien prétendit même que c’était la « naïveté du péché »). Maintenant l’on demande : Qu’est-ce que le rire ? Comment se produit le rire ? On a réfléchi et l’on a enfin déterminé qu’en soi il n’y a rien de bon, rien de beau, rien de sublime, rien de mauvais, mais plutôt des états d’âme qui nous font attribuer aux choses en dehors de nous-mêmes de tels qualificatifs. Nous avons de nouveau retiré leurs attributs aux choses, ou, du moins, nous nous sommes souvenus que nous n’avions fait que les leur prêter : — veillons à ce que cette conviction ne nous fasse pas perdre la faculté de prêter et mettons-nous en garde pour ne pas devenir, en même temps, plus riches et plus avares.

211.

À ceux qui rêvent l’immortalité. — Vous souhaitez donc la durée éternelle de cette belle conscience de vous-mêmes ? N’est-ce pas honteux ? Oubliez-vous toutes les autres choses qui, à leur tour, auraient à vous supporter, pour toute éternité, comme elles vous ont supporté jusqu’à présent, avec une impatience plus que chrétienne ? Ou bien croyez-vous que votre aspect leur procure un sentiment de bien-être éternel ? Un seul homme immortel sur la terre suffirait déjà pour inspirer, à tout ce qui resterait d’autre autour de lui, un tel dégoût qu’il en résulterait une véritable épidémie de suicide. Et vous, pauvres habitants de la terre que vous êtes, avec vos petites conceptions de quelques milliers de minutes dans le temps, vous voudriez éternellement être à charge à l’éternelle existence universelle ! Y a-t-il quelque chose de plus importun ? — Mais, en fin de compte, soyons indulgents à l’égard d’un être de soixante-dix ans ! — Il n’a pas pu exercer son imagination à dépeindre son propre « ennui éternel », — le temps lui a manqué pour cela !

212.

En quoi l’on se connaît. — Dès qu’un animal en voit un autre il se mesure en esprit avec lui, et les hommes des époques sauvages font de même. Il s’en suit que presque chaque homme n’apprend à se connaître que par rapport à sa force d’attaque et de défense.

213.

Les hommes de la vie manquée. — Les uns sont pétris d’une telle matière qu’il est permis à la société de faire d’eux ceci ou cela : à tous égards ils s’en trouveront bien et n’auront pas à se plaindre d’une vie manquée. Les autres sont pétris d’une matière trop spéciale — point n’est besoin que ce soit une matière particulièrement noble, mais seulement une matière plus noble — pour qu’il leur soit possible de ne pas se sentir mal à l’aise, sauf dans un seul cas, celui où ils pourraient vivre conformément aux seules fins qu’il leur est possible d’avoir. Car tout ce qui apparaît à l’individu comme une vie manquée, mal réussie, tout son fardeau de découragement, d’impuissance, de maladie, d’irritabilité, de convoitise, il le rejette sur la société — et c’est ainsi que se forme autour de la société une atmosphère viciée et lourde, ou, dans le cas le plus favorable, un nuage d’orage.

214.

À quoi bon des égards ! — Vous souffrez et vous exigez que nous soyons indulgents pour vous lorsque votre souffrance vous fait être injuste envers les choses et les hommes ! Mais qu’importent les égards que nous avons ! Vous, cependant, vous devriez être plus circonspects à cause de vous-mêmes ! Voilà une belle façon de se dédommager de sa souffrance en causant encore un dommage à son jugement ! C’est sur vous-mêmes que retombe votre propre vengeance, lorsque vous décriez quelque chose ; vous troublez ainsi votre oeil et non pas celui des autres : vous vous habituez à voir faux et de travers !

215.

La morale des victimes. — « Se sacrifier avec enthousiasme », « s’immoler soi-même » — ce sont là les clichés de votre morale, et je crois volontiers que, comme vous le dites, vous parlez « avec franchise » : mais je vous connais mieux que vous ne vous connaissez, si votre « bonne foi » est capable d’aller de pair avec une pareille morale. Vous regardez de toute sa hauteur sur cette autre morale sobre qui exige la domination de soi, la sévérité, l’obéissance, vous allez jusqu’à l’appeler égoïste, et certes ! — vous êtes francs à l’égard de vous-mêmes en disant qu’elle vous déplaît, — il faut qu’elle vous déplaise ! Car, en vous sacrifiant avec enthousiasme, en vous immolant vous-mêmes, vous jouissez avec ivresse de l’idée que vous êtes dès lors uns avec le puissant, fût-il dieu ou homme, à qui vous vous consacrez : vous savourez le sentiment de sa puissance qui vient de s’affirmer de nouveau par un sacrifice. En réalité, vous ne vous sacrifiez qu’en apparence, votre imagination fait de vous des dieux et vous jouissez de vous-mêmes comme si vous étiez des dieux. Évaluée au point de vue de cette jouissance, combien vous semble faible et pauvre cette morale « égoïste » de l’obéissance, du devoir, de la raison : elle vous déplaît parce que là il faut véritablement sacrifier et immoler sans que le sacrificateur ait comme vous l’illusion d’être métamorphosé en dieu. En un mot, vous voulez l’ivresse et l’excès, et cette morale méprisée par vous s’élève contre l’ivresse et contre l’excès, — je crois volontiers qu’elle vous cause du déplaisir !

216.

Les méchants et la musique. — La totale béatitude de l’amour qu’il y a dans la confiance absolue serait-elle jamais échue en partage à d’autres personnes qu’à celles qui sont profondément méfiantes, méchantes et bilieuses ? Car celles-ci jouissent dans cette béatitude de la formidable exception de leur âme, une exception qui leur paraît incroyable et à quoi ils n’ont jamais cru. Un jour survient pour eux, pareil à une vision, ce sentiment sans borne, qui se détache sur tout le reste de leur vie secrète et visible : telle une délicieuse énigme, une merveille aux scintillements d’or, dépassant toutes les paroles et toutes les images. La confiance absolue rend muet ; il y a même une espèce de souffrance et de lourdeur dans ce bienheureux mutisme, c’est pourquoi de telles âmes, oppressées par le bonheur, ont généralement plus de reconnaissance envers la musique que toutes les autres, toutes celles qui sont meilleures : car, au travers de la musique, elles voient et elles entendent, comme dans une nuée coloriée, leur amour devenu en quelque sorte plus lointain, plus touchant et moins lourd ; la musique est pour elles le seul moyen d’être spectatrice de leur condition extraordinaire et de participer de son aspect, avec une espèce d’éloignement et d’allégement. Tout homme qui aime pense en écoutant la musique : « Elle parle de moi, elle parle à ma place, elle sait tout ! » —

217.

L’artiste. — Les Allemands veulent être transportés par l’artiste dans une espèce de passion rêvée ; les Italiens veulent, par son moyen, se reposer de leurs passions véritables ; les Français veulent qu’il leur donne l’occasion de démontrer leur jugement et qu’il soit ainsi un prétexte aux discours. Soyons donc équitables !

218.

Agir en artiste avec ses faiblesses ! — S’il faut absolument que nous ayons des faiblesses et aussi que nous les reconnaissions comme des lois au-dessus de nous, je souhaite à chacun assez de capacités artistiques pour savoir donner du relief à ses vertus au moyen de ses faiblesses, de façon à nous rendre, par ses faiblesses, avides de ses vertus : c’est ce que les grands musiciens ont su faire à un degré si exceptionnel. Il y a souvent, dans la musique de Beethoven, un ton grossier, ergoteur, impatient, chez Mozart une jovialité d’honnête homme dont le coeur et l’esprit doivent se contenter, chez Richard Wagner une inquiétude fuyante et insinuante, où le plus patient est sur le point de perdre sa bonne humeur, au moment où le compositeur reprend sa force, tout comme les autres. Tous, ils ont créé en nous, par leur faiblesse, une faim dévorante, avide de leurs vertus, et une langue dix fois plus sensible à chaque goutte d’esprit sonore, de beauté sonore, de bonté sonore.

219.

La supercherie dans l’humiliation. — Tu as causé, par ta déraison, une peine infinie à ton prochain, et tu as détruit un bonheur sans retour, maintenant tu surmontes ta vanité, tu vas t’humilier auprès de lui, tu voues, devant lui, ta déraison au mépris et tu t’imagines qu’après cette scène difficile extrêmement pénible pour toi, tout est arrangé, que le dommage volontaire de ton honneur compense le dommage involontaire du bonheur de l’autre : rempli de ce sentiment, tu t’éloignes, réconforté, avec le sentiment d’avoir réparé ta vertu. Mais l’autre a gardé la profonde douleur qu’il avait précédemment, il n’y a rien du tout de consolant pour lui dans le fait que tu es déraisonnable et que tu le lui as dit, il se souvient même du spectacle pénible que tu lui as procuré en te méprisant devant lui, comme d’une nouvelle blessure qu’il te devrait, il ne songe cependant pas à la vengeance et ne comprend pas comment, entre toi et lui, quelque chose pourrait être aplani. Au fond, tu as joué cette scène devant toi-même, pour toi-même : tu y avais invité un témoin, encore à cause de toi et non à cause de lui, — ne sois pas ta propre dupe !

220.

La dignité et la crainte. — Les cérémonies, les costumes d’apparat et de dignité, les visages sérieux, les airs solennels, les discours contournés et tout ce qui, en général, s’appelle dignité : c’est la manière d’envisager les choses propres à ceux qui portent la crainte au fond d’eux-mêmes, ils veulent ainsi inspirer la peur (d’eux-mêmes ou de ce qu’ils représentent). Ceux qui sont sans crainte, c’est-à-dire primitivement ceux qui sont toujours et indubitablement terribles, n’ont besoin ni de dignité ni de cérémonies, par leurs paroles et leurs attitudes ils soutiennent le bon et davantage encore le mauvais renom de l’honnêteté et de la loyauté, pour indiquer qu’ils ont conscience de leur caractère redoutable.

221.

Moralité du sacrifice. — La moralité qui se mesure d’après l’esprit de sacrifice est celle de la demi-sauvagerie. La raison doit remporter une victoire difficile et sanglante dans l’intérieur de l’âme, il y a là à terrasser de terribles instincts contraires ; cela ne peut pas se passer sans une espèce de cruauté, comme dans les sacrifices qu’exigent les dieux cannibales.

222.

Où il faut désirer le fanatisme. — On ne peut enthousiasmer les natures flegmatiques qu’en les fanatisant.

223.

L’oeil que l’on craint. — Il n’y a rien que les artistes, les poètes et les écrivains craignent plus que l’oeil qui s’aperçoit de leur petite supercherie, qui se rend compte après coup qu’ils se sont souvent arrêtés à la limite, avant de s’adonner à l’innocente joie de se glorifier eux-mêmes, ou de tomber dans les effets faciles ; l’oeil qui vérifie s’il n’y a pas des choses minimes qu’ils ont voulu vendre trop cher, s’ils n’ont pas essayé d’exalter et de parer, sans être exaltés eux-mêmes ; l’oeil qui, à travers tous les artifices de leur art, voit la pensée telle qu’elle se présentait primitivement devant eux, peut-être comme une ravissante vision de lumière, mais peut-être aussi comme un emprunt à tout le monde, comme une pensée quotidienne qu’il leur fallut délayer, raccourcir, colorier, développer, épicer, pour en faire quelque chose, au lieu que ce soit la pensée qui fait d’eux quelque chose. — Oh ! cet oeil qui remarque dans votre ouvrage toute votre inquiétude, votre espionnage et votre convoitise, votre imitation et votre exagération (qui n’est qu’une imitation envieuse), qui connaît la rougeur de votre honte aussi bien que votre art de cacher cette rougeur et de lui donner un autre sens devant vous-mêmes !

224.

Ce qu’il y a d’ « édifiant » dans le malheur du prochain. — Il est dans le malheur et voici que s’amènent les gens « apitoyés » qui lui dépeignent son malheur. — Lorsqu’ils s’en vont enfin, satisfaits et édifiés, ils se sont repus de l’épouvante du malheureux, comme de leur propre épouvante et ils ont passé une bonne après-midi.

225.

Moyen pour être méprisé vite. — Un homme qui parle vite et beaucoup tombe extraordinairement bas dans notre estime après les relations les plus brèves, et c’est même le cas lorsqu’il parle raisonnablement, — et non seulement dans la mesure où il nous est importun, mais bien plus bas. Car nous devinons qu’il est déjà devenu importun à bien des gens et nous ajoutons au déplaisir qu’il nous cause tous les autres déplaisirs que nous lui supposons avoir causés.

226.

Du rapport avec les célébrités. — A : Mais pourquoi évites-tu ce grand homme ? — B : Je ne voudrais pas apprendre à le méconnaître ! Nos défauts ne s’accordent pas ensemble : je suis myope et méfiant et il porte aussi volontiers ses diamants faux que ses diamants vrais.

227.

Porteurs de chaînes. — Gardez-vous de tous les esprits enchaînés ! Par exemple des femmes intelligentes que leur destinée a bannies dans un entourage mesquin et borné, et qui y vieillissent. Elles sont couchées là au soleil, en apparence paresseuses et à moitié aveugles : mais chaque pas étranger, toute espèce d’imprévu les fait sursauter et montrer les dents ; elles se vengent de tout ce qui a su s’échapper de leur chenil.

228.

Vengeance dans la louange. — Voici une page écrite pleine de louanges et vous dites qu’elle est plate : mais, si vous devinez qu’il y a de la vengeance cachée dans ces louanges, vous trouverez cette page presque trop subtile et vous vous amuserez beaucoup de sa richesse en petits traits et en figures audacieuses. Ce n’est pas l’homme lui-même, c’est sa vengeance qui est si subtile, si riche et si inventive ; lui-même s’en aperçoit à peine.

229.

Fierté. — Hélas ! aucun de nous ne connaît le sentiment qu’éprouve le torturé après l’application de la torture, lorsqu’on l’a ramené dans sa cellule et son secret avec lui ! il le tient toujours encore entre ses dents. Comment voulez-vous connaître la jubilation de la fierté humaine !

230.

« Utilitaire ». — Maintenant, les sentiments s’entrecroisent dans les choses de la morale, au point que, pour tel homme, on démontre une morale par son utilité et que, pour tel autre, on la réfute précisément par son utilité.

231.

De la vertu allemande. — Combien un peuple a dû être dégénéré dans son goût, combien il a dû s’abaisser avec des sentiments d’esclaves devant les dignités, les castes, les costumes, la pompe et l’apparat, pour considérer ce qui est simple comme ce qui est mauvais, l’homme simple — schlicht — comme homme mauvais — schlecht ! Il faut opposer toujours à l’orgueil moral des Allemands ce petit mot « mauvais » et rien de plus !

232.

D’une discussion. — A : Ami, vous vous êtes enroué à force de parler ! — B : Je suis donc réfuté. N’en parlons plus !

233.

Les « consciencieux ». — Avez-vous remarqué quels étaient les hommes qui attachaient la plus grande importance à la conscience la plus sévère ? Ceux qui se connaissent beaucoup de sentiments misérables, qui pensent à eux-mêmes avec crainte et ont peur des autres, ceux qui veulent cacher leur intérieur autant que cela est possible, — ils cherchent à s’en imposer à eux-mêmes, par cette sévérité consciencieuse et cette rigueur du devoir, en amenant ainsi l’impression sévère et rigide que les autres (surtout les subordonnés) doivent en ressentir.

234.

LA Crainte de la gloire. — A : Que quelqu’un évite sa propre gloire, que quelqu’un blesse volontairement ses louangeurs, que quelqu’un craigne d’entendre les jugements que l’on porte contre lui, par crainte de la louange, — cela se trouve, cela existe, — croyez-le ou ne le croyez pas ! — B : Cela se trouve, cela existe ! jeune arrogant !

235.

Repousser un remerciement. — On peut bien refuser d’accorder une prière, mais on n’a jamais le droit de refuser des remerciements (ou, ce qui revient au même, de les accepter froidement et d’une façon conventionnelle). Cela blesserait profondément — et pourquoi ?

236.

Punition. — Quelle singulière chose que notre façon de punir ! Elle ne purifie pas le criminel, elle n’est pas une expiation : au contraire, elle souille davantage que le crime lui-même.

237.

Danger dans un parti. — Il y a presque dans chaque parti une affliction ridicule, mais qui n’est pas sans danger : tous ceux-là en souffrent qui furent pendant de longues années les défenseurs fidèles et vénérables de l’opinion du parti, et qui s’aperçoivent soudain un jour que quelqu’un de beaucoup plus puissant s’est emparé de la trompette. Comment supporteraient-ils d’être réduits au silence ? Et c’est pourquoi ils se mettent à parler haut, et parfois dans des notes nouvelles.

238.

L’aspiration à l’élégance. — Lorsqu’une nature vigoureuse ne possède pas de penchant à la cruauté, et n’est pas toujours occupée d’elle-même, elle aspire involontairement à l’élégance — c’est là son signe distinctif. Les caractères faibles, par contre, aiment les jugements rudes, — ils s’associent aux héros du mépris de l’humanité, aux calomniateurs de l’existence, religieux ou philosophiques, ou bien ils se garent derrière des moeurs sévères, et une stricte « vocation » : c’est ainsi qu’ils cherchent à se créer un caractère et une espèce de vigueur. Et, cela aussi, ils le font involontairement.

239.

Avertissement pour les moralistes. — Nos musiciens ont fait une grande découverte : ils ont trouvé que la laideur intéressante, elle aussi, était possible dans leur art ! C’est pourquoi ils se jettent avec ivresse dans l’océan de la laideur et jamais encore il n’a été aussi facile de faire de la musique. Maintenant on a conquis l’arrière-plan général, de couleur sombre, où un rayon lumineux de belle musique, si petit fût-il, reçoit l’éclat de l’or et de l’émeraude, maintenant on ose provoquer chez l’auditeur la tempête et la révolte, le mettre hors d’haleine, pour lui donner ensuite, dans un moment d’affaissement et d’apaisement, un sentiment de béatitude qui dispose à goûter de la musique. On a découvert le contraste : c’est maintenant que les effets les plus puissants sont possibles, et à bon compte. Personne ne s’inquiète plus de la bonne musique. Mais il faut vous dépêcher ! À tout art qui en est arrivé à cette découverte il ne reste plus à vivre qu’un court espace de temps. — Ah ! si nos penseurs avaient des oreilles pour écouter, au moyen de leur musique, ce qui se passe dans l’âme de nos musiciens ! Combien de temps faudra-t-il attendre avant qu’il ne se représente une pareille occasion pour surprendre l’homme intérieur en flagrant délit d’une aussi mauvaise action commise en toute innocence ! Car nos musiciens sont bien loin de se douter qu’ils mettent en musique leur propre histoire, histoire de l’enlaidissement de l’âme. Autrefois, un bon musicien était presque forcé par son art de devenir un homme bon. — Et maintenant !

240.

De la moralité du tréteau. — Celui-là se trompe qui s’imagine que l’effet produit par le théâtre de Shakespeare est moral et que la vue de Macbeth éloigne sans retour du mal de l’ambition : et il se trompe une seconde fois lorsqu’il se figure que Shakespeare a eu le même sentiment que lui. Celui qui est véritablement possédé par une ambition furieuse contemple avec joie cette image de lui-même ; et lorsque le héros périt par sa passion, c’est précisément là l’épice la plus mordante dans la chaude boisson de cette joie. Le poète a-t-il donc eu un autre sentiment ? Son ambitieux court à son but, royalement et sans avoir rien du fripon, dès que le grand crime est accompli. Ce n’est qu’à partir de ce moment qu’il attire « diaboliquement » et qu’il pousse à l’imitation les natures semblables ; — diaboliquement, cela veut dire ici : en révolte contre l’avantage et la vie, au bénéfice d’une idée et d’un instinct. Croyez-vous donc que Tristan et Isolde témoignent contre l’adultère, par le fait que l’adultère les fait périr tous les deux ? Ce serait là placer les poètes sur la tête, les poètes qui, surtout comme Shakespeare, sont amoureux de la passion en soi, et non pour le moins de la disposition à la mort qu’elle engendre : cette disposition où le coeur ne tient pas plus à la vie qu’une goutte d’eau au verre. Ce n’est pas la faute et ses conséquences fâcheuses qui les intéressent, Shakespeare tout aussi peu que Sophocle (dans Ajax, Philoctète, Oedipe) : bien qu’il eût été facile, dans les cas indiqués, de faire de la faute le levier du drame, on l’évite expressément. De même le poète tragique, par ses images de la vie, ne veut pas prévenir contre la vie. Il s’écrie au contraire : « C’est le charme de tous les charmes, cette existence agitée, changeante, dangereuse, sombre et souvent ardemment ensoleillée ! Vivre est une aventure, prenez dans la vie tel parti ou tel autre, toujours elle gardera ce caractère ! » C’est ainsi qu’il parle en une époque inquiète et vigoureuse qui est presque ivre et stupéfiée par sa surabondance de sang et d’énergie, en une époque bien pire que la nôtre : voilà pourquoi nous avons besoin de nous accommoder commodément le but d’un drame de Shakespeare, c’est-à-dire de ne le point comprendre.

241.

Crainte et intelligence. — Si ce que l’on affirme maintenant expressément est vrai, qu’il ne faut pas chercher dans la lumière la cause du pigment noir de la peau : ce phénomène pourrait peut-être rester le dernier effet de fréquents accès de rage accumulés pendant des siècles (et d’afflux de sang sous la peau) ? Tandis que, chez d’autres races plus intelligentes, le phénomène de pâleur et de frayeur, tout aussi fréquent, aurait fini par produire la couleur blanche de la peau ? — Car le degré de crainte est une mesure de l’intelligence : et le fait de s’abandonner souvent à une colère aveugle est le signe que l’animalité est encore toute proche et voudrait de nouveau se faire prévaloir, — gris-brun, ce serait peut-être là la couleur primitive de l’homme, — quelque chose qui tient du singe et de l’ours, comme de juste.

242.

Indépendance. — L’indépendance (appelée « liberté de pensée » dans sa dose la plus faible) est la forme de renoncement que l’esprit dominateur finit par accepter, — lui qui a longtemps cherché ce qu’il pourrait dominer et qui n’a pas trouvé autre chose que lui-même.

243.

Les deux courants. — Si nous essayons de considérer le miroir en soi, nous finissons par y trouver seulement les objets que nous y voyons. Si nous voulons saisir ces objets nous revenons à ne voir que le miroir. — Ceci est l’histoire générale de la connaissance.

244.

Le plaisir que cause la réalité. — Notre penchant actuel à trouver du plaisir dans la réalité — nous l’avons presque tous — ne peut se comprendre autrement qu’en admettant que nous avons longtemps, et jusqu’à la satiété, trouvé notre plaisir dans l’irréalité. Ce penchant, tel qu’il se présente maintenant, sans choix et sans finesse, n’est pas dépourvu de danger : — son moindre danger, c’est le manque de goût.

245.

Subtilité du sentiment de puissance. — Napoléon enrageait de parler mal et sur ce chapitre ne se mentait pas à lui-même : mais son désir de dominer qui ne méprisait aucune occasion de se manifester et qui était plus subtil que son esprit subtil, l’amena à parler encore plus mal qu’il ne le pouvait. C’est ainsi qu’il se vengeait de sa propre colère (il était jaloux de toutes ses passions, parce qu’elles avaient de la puissance) pour jouir de son bon vouloir autocratique. Puis il jouissait une seconde fois de ce bon vouloir, par rapport aux oreilles et au jugement des auditeurs : comme si c’était assez bon pour eux de leur parler ainsi. Il jubilait même secrètement à la pensée d’assourdir le jugement et d’égarer le goût par l’éclair et le tonnerre de la plus haute autorité — qui réside dans l’union de la puissance à la génialité — ; tandis que, tant son jugement que son goût gardaient en lui-même la conviction qu’il parlait mal. — Napoléon, comme type complet, entièrement développé d’un seul instinct, appartient à l’humanité antique, dont on reconnaît assez facilement le signe — la construction simple et le développement ingénieux d’un seul ou d’un petit nombre de motifs.

246.

Aristote et le mariage. — Chez les enfants des grands génies éclate la folie, chez les enfants des grands vertueux l’idiotie - fait remarquer Aristote. Voulait-il ainsi inviter au mariage les hommes d’exception ?

247.

Origine du mauvais tempérament. — L’injustice et l’instabilité dans l’esprit de certains hommes, leur désordre et leur manque de mesure, sont les dernières conséquences d’innombrables inexactitudes logiques, de manques de profondeur, de conclusions hâtives dont leurs ancêtres se sont rendus coupables. Les hommes à bon tempérament, par contre, descendent de races réfléchies et solides, qui ont placé bien haut la raison, — que ce soit à des fins louables ou mauvaises, cela a moins d’importance.

248.

Simulation par devoir. — La bonté a été le mieux développée par une simulation persistante qui cherche à être de la bonté : partout où existait une grande puissance on se rendait compte de la nécessité particulière de cette espèce de simulation, — elle inspire la sécurité et la confiance, et centuple la somme réelle de puissance physique. Le mensonge est, sinon le père, du moins le nourricier de la bonté. De même l’honnêteté a été formée le plus par l’exigence d’un semblant d’honnêteté et de probité : dans l’aristocratie héréditaire. De l’exercice persistant d’une simulation finit par naître la nature : la simulation, à la longue, se supprime elle-même, des organes et des instincts sont les fruits inattendus dans le jardin de l’hypocrisie.

249.

Qui donc est jamais seul ! — L’homme craintif ne sait pas ce que c’est que d’être seul ; derrière sa chaise il y a toujours un ennemi. — Ah ! qui donc saurait nous raconter l’histoire de ce sentiment subtil qui s’appelle la solitude !

250.

La nuit et la musique. — Ce n’est que dans la nuit et dans la demi-obscurité des sombres forêts et des cavernes que l’oreille, organe de la crainte, a pu se développer aussi abondamment qu’elle a fait grâce à la façon de vivre de l’époque craintive, c’est-à-dire de la plus longue époque humaine qu’il y ait eu : lorsqu’il fait clair, l’oreille est beaucoup moins nécessaire. De là le caractère de la musique, un art de la nuit et de la demi-obscurité.

251.

D’une façon stoïque. — Il y a une sérénité particulière chez le stoïcien lorsqu’il se sent à l’étroit dans le cérémonial qu’il a lui-même prescrit à ses actions ; il se considère comme dominateur.

252.

Que l’on considère ! — Celui que l’on punit n’est plus celui qui a commis l’action. Il est toujours le bouc émissaire.

253.

Évidence. — C’est triste à dire, mais il y a une chose qu’il faut démontrer avec le plus de rigueur et d’opiniâtreté, c’est l’évidence. Car la plupart des gens manquent d’yeux pour la voir. Mais cette démonstration est si ennuyeuse !

254.

Ceux qui anticipent. — Ce qui distingue les natures poétiques, mais est aussi un danger pour elles, c’est leur imagination qui épuise d’avance : l’imagination qui anticipe ce qui arrivera ou pourrait arriver, qui en jouit et en souffre d’avance, et qui, au moment final de l’événement ou de l’action, se trouve déjà fatiguée. Lord Byron, qui connaissait trop bien tout cela, écrivit dans son journal : « Si jamais j’ai un fils il devra devenir quelque chose de tout à fait prosaïque — juriste ou pirate. »

255.

Conversation sur la musique. — A : Que dites-vous de cette musique ? — B : Elle m’a subjugué, je n’ai rien à dire du tout. Écoutez ! La voici qui reprend ! — A : Tant mieux ! Veillons à ce que ce soit cette fois nous qui la subjuguions. Puis-je écrire quelques paroles sur cette musique ? Et aussi vous montrer un drame que vous ne vouliez peut-être pas voir à la première audition ? — B : Je vous écoute ! J’ai deux oreilles et davantage si cela est nécessaire. Approchez-vous tout près de moi ! — A : Ce n’est pas encore cela qu’il veut nous dire, jusqu’à présent, il promet seulement qu’il veut dire quelque chose, quelque chose d’inouï, ainsi qu’il le donne à entendre par ces gestes. Car ce sont des gestes. Comme il fait signe ! comme il se redresse ! comme il gesticule ! Et voilà que le moment de tension suprême lui semble arrivé : encore deux fanfares et il présentera son thème superbe et paré, comme ruisselant de pierres précieuses. Est-ce une belle femme ? Ou bien un beau cheval ? Bref, il regarde autour de lui, ravi, car il a des coups d’oeil de ravissement à rassembler ; — ce n’est qu’à présent que son thème lui plaît entièrement, maintenant seulement il devient inventif, il ose des traits nouveaux et audacieux. Comme il fait ressortir son thème ! Ah ! prenez garde ! — il ne s’entend pas seulement à orner, mais aussi à farder ! Il sait bien quelle est la couleur de la santé, il s’entend à la faire apparaître, — il est plus fin dans sa connaissance de soi que je ne le pensais. Et maintenant il est persuadé qu’il a convaincu ses auditeurs, il présente ses inventions comme si elles étaient les choses les plus importantes sous le soleil, il indique son thème d’un doigt insolent, comme s’il était trop bon pour ce monde. — Ah ! comme il est méfiant ! Il a peur que nous ne nous fatiguions ! C’est pourquoi il enfouit ses mélodies sous des choses doucereuses, — le voici qui fait même appel à nos sens plus grossiers, pour nous émouvoir et nous tenir de nouveau sous sa puissance. Écoutez comme il évoque la force élémentaire des rythmes, de la tempête et de l’orage ! Et maintenant qu’il s’aperçoit que ceux-ci nous saisissent, nous étranglent et sont prêts à nous écraser, il ose mêler de nouveau son thème au jeu des éléments, pour nous convaincre, nous qui sommes à moitié assourdis et ébranlés, que notre assourdissement et notre émotion sont les effets de son thème miraculeux. Et désormais les auditeurs lui prêtent foi : dès que le thème retentit un souvenir de ces émouvants effets élémentaires naît dans leur mémoire, — et le thème profite maintenant de ce souvenir, — le voici devenu « démoniaque » ! Quel connaisseur de l’âme humaine est ce musicien ! Il nous domine avec les artifices d’un orateur populaire. — Mais la musique se tait ! — B : Et elle fait joliment bien ! car je ne puis plus supporter de vous entendre ! Je préfère dix fois me laisser tromper que de connaître une fois la vérité à votre façon ! — A : Voilà ce que je voulais entendre de vous. Les meilleurs sont maintenant faits à votre image : vous êtes satisfaits de vous laisser tromper ! Vous venez ici avec des oreilles grossières et pleines de convoitise, vous n’apportez pas la conscience de l’art d’écouter. En route, vous avez jeté loin de vous votre plus subtile bonne foi. Et ainsi vous corrompez l’art et les artistes. Toujours, lorsque vous applaudissez et jubilez, vous avez, entre les mains, la conscience de l’artiste — et malheur à eux, s’ils s’aperçoivent que vous ne savez pas discerner la musique innocente de la musique coupable ! Je ne veux vraiment pas parler de « bonne » et de « mauvaise » musique, — il y en a de celle-ci et de celle-là dans les deux espèces ! Mais j’appelle musique innocente celle qui ne pense absolument qu’à soi, ne croit qu’à soi et qui, à cause d’elle-même, aura oublié le monde, — la plus profonde solitude, qui élève sa voix, qui se parle d’elle-même, à elle-même, et qui ne sait plus qu’il y a là dehors des auditeurs qui prêtent l’oreille, des effets, des malentendus et des insuccès. — En fin de compte : la musique que nous venons d’entendre est précisément de cette espèce noble et rare, et tout ce que j’ai dit d’elle était mensonger, — excusez ma méchanceté, si l’envie vous en prend ! — B : Ah ! vous aimez donc aussi cette musique ? Alors beaucoup de péchés vous sont pardonnés.

256.

Bonheur des méchants. — Ces hommes silencieux, sombres et méchants ont quelque chose que vous ne pouvez pas leur disputer, une jouissance rare et singulière dans le dolce far niente, un repos du soir et du coucher de soleil, comme seul le connaît un coeur qui a été trop souvent dévoré, déchiré, empoisonné par les passions.

257.

Les mots qui nous sont présents. — Nous savons seulement exprimer nos pensées avec les mots que nous avons sous la main. Ou plutôt, pour exprimer tous mes soupçons : nous n’avons à chaque moment que la pensée pour laquelle nous sont présents à la mémoire, les mots qui peuvent l’exprimer à peu près.

258.

Flatter le chien. — Il suffit de caresser une fois le poil de ce chien : de suite il se met à vibrer et à lancer des étincelles comme ferait tout autre flatteur — et il est spirituel à sa façon. Pourquoi ne le supporterions-nous pas ?

259.

Le louangeur d’autrefois. — « Il se tait sur mon compte quoiqu’il sache maintenant la vérité et qu’il pourrait la dire. Mais elle sonnerait comme de la vengeance — et il estime si haut la vérité, cet homme estimable ! »

260.

Amulette des hommes dépendants. — Celui qui dépend inévitablement d’un maître doit posséder quelque chose qui inspire la crainte et tient le maître en bride, par exemple la probité, ou la franchise, ou bien une mauvaise langue.

261.

Pourquoi si sublime ! — Hélas, vous connaissez cette gent animale ! Il est vrai qu’elle se plaît mieux à elle-même lorsqu’elle s’avance sur deux jambes « comme un Dieu », — mais quand elle est retombée sur ses quatre pattes, c’est à moi qu’elle plaît mieux : cela lui est si incomparablement plus naturel !

262.

Le démon de la puissance. — Ce n’est pas le besoin, ce n’est pas le désir — non, c’est l’amour de la puissance qui est le démon des hommes. Qu’on leur donne tout, la santé, la nourriture, le logement, l’entretien, — ils demeureront malheureux et capricieux, car le démon attend et attend toujours, il veut être satisfait. Qu’on leur prenne tout et qu’on satisfasse le démon et ils seront presque heureux, — aussi heureux que peuvent l’être des hommes et des démons. Mais pourquoi répéterais-je cela ? Luther l’a déjà dit, et mieux que moi, dans les vers : « S’ils nous prennent corps et bien, honneur, femme et enfants : laissez-les faire, — l’empire nous restera quand même ! » Oui ! oui ! L’ « empire » !

263.

La contradiction incarnée et animée. — Dans ce que l’on appelle génie il y a une contradiction physiologique ; le génie possède d’une part beaucoup de mouvement sauvage, désordonné, involontaire, et d’autre part beaucoup d’activité supérieure dans le mouvement, — avec cela il a en propre un miroir qui montre les deux mouvements l’un à côté de l’autre, emmêlés, mais assez souvent aussi opposés l’un à l’autre. La conséquence de cet aspect, c’est que le génie est souvent malheureux, et s’il se sent le plus heureux dans la création, c’est parce qu’il oublie que justement alors, dans son activité supérieure, il fait quelque chose de fantastique et de déraisonnable (tout art est ainsi) — et il faut qu’il le fasse.

264.

Vouloir se tromper. — Les hommes envieux qui ont un flair subtil ne cherchent pas à connaître de près leur rival, afin de pouvoir se sentir supérieurs à lui.

265.

Le théâtre a son temps. — Lorsque l’imagination d’un peuple se relâche, un penchant naît en lui de se faire représenter ses légendes sur la scène, il supporte les grossiers remplaçants de l’imagination, — mais pour l’époque à laquelle appartient le rhapsode épique, le théâtre et le comédien déguisé en héros sont une entrave au lieu d’une aile de l’imagination : ils sont trop près, trop définis, trop lourds, trop peu rêve et vol d’oiseau.

266.

Sans grâce. — Il manque de grâce et il le sait : Oh ! comme il s’entend à masquer cela ! Par une vertu sévère, par le sérieux du regard, par une méfiance acquise à l’égard des hommes et de l’existence, par des tours grossiers, par le mépris d’un genre de vie raffiné, par le pathos et les exigences, par une philosophie cynique, — oui il a même su devenir un caractère dans la conscience continuelle de ce qui lui manquait.

267.

Pourquoi si fier ! — Un caractère noble se distingue d’un caractère vulgaire par le fait qu’il n’a pas à sa portée, comme celui-ci, un certain nombre d’habitudes et de points de vue, le hasard veut qu’ils ne lui soient venus ni par héritage, ni par éducation.

268.

Charybde et Scylla chez l’orateur. — Combien il était difficile, à Athènes, de parler de façon à gagner les auditeurs à une cause, sans les repousser par la forme, ou sans les éloigner de la cause avec la forme ! Combien il est encore difficile en France d’écrire de la même façon.

269.

Les malades et l’art. — Contre toute espèce de tristesse et de misère de l’âme il faut avant tout essayer un changement de régime et un dur travail corporel. Mais les hommes ont l’habitude dans ce cas de recourir à des procédés d’enivrement : par exemple à l’art, — pour leur malheur et aussi pour celui de l’art ! Ne remarquez-vous pas que si vous recourez à l’art, en tant que malades, vous rendez l’art malade ?

270.

Tolérance apparente. — Voilà de bonnes paroles, bienveillantes et compréhensives, sur la science et en faveur de la science, mais ! mais ! je regarde derrière votre tolérance à l’égard de la science ! Dans un coin de votre coeur vous pensez, malgré tout cela, qu’elle ne vous est pas nécessaire, que c’est de votre part de la grandeur d’âme de l’admettre et d’être même son avocat, d’autant plus que la science n’a pas, de son côté, cette magnanimité à l’égard de votre opinion ! Savez-vous que vous n’avez aucun droit à exercer cette tolérance ? que ce geste de condescendance est une plus grossière atteinte à l’honneur de la science que le franc dédain que se permettent à son égard quelque prêtre ou quelque artiste impétueux ? Il vous manque cette conscience sévère pour ce qui est vrai et véritable, vous n’êtes pas tourmenté et martyrisé de trouver la science en contradiction avec vos sentiments, vous ignorez le désir avide de la connaissance qui vous gouvernerait comme une loi, vous ne sentez pas un devoir dans le besoin d’être présent avec les yeux partout où l’on « connaît », de ne rien laisser échapper de ce qui est « connu ». Vous ignorez ce que vous traitez avec tant de tolérance ! Et c’est seulement parce que vous l’ignorez que vous réussissez à prendre une mine aussi gracieuse. Vous, vous surtout, vous auriez un regard de haine et de fanatisme si la science voulait une fois vous éclairer le visage de ses yeux ! — Que nous importe donc que vous usiez de tolérance — à l’égard d’un fantôme ! et pas même à notre égard ! — Et qu’importe de nous !

271.

L’impression de fête. — C’est justement pour ces hommes qui aspirent le plus impétueusement à la puissance qu’il est infiniment agréable de se sentir subjugués ! S’enfoncer soudain profondément dans un sentiment comme en un tourbillon ! Se laisser arracher les guides de la main et être spectateur d’un mouvement qui conduira on ne sait où ! Quelle que soit la personne, quelle que soit la chose qui nous rend ce service, — c’est un grand service : nous sommes si heureux et haletants, et nous sentons autour de nous un silence exceptionnel, comme au plus profond centre de la terre. Être une fois entièrement sans puissance ! Un jouet entre les mains de forces primordiales ! Il y a un repos dans ce bonheur, un allègement du grand fardeau, une descente sans fatigue, comme si l’on était abandonné à une pesanteur aveugle. C’est le rêve de l’homme qui gravit les montagnes et qui, quoiqu’il ait son but au-dessus de lui, s’endort une fois en route dans une profonde fatigue et rêve du bonheur dans le contraire — de rouler sans peine au bas de la montagne. — Je décris le bonheur comme je me le figure dans notre société actuelle, notre société d’Europe et d’Amérique, pourchassée et altérée de puissance. De-ci, de-là, ils veulent retomber dans l’impuissance, — les guerres, les arts, les religions, les génies leur offrent cette jouissance. Lorsque l’on s’est une fois abandonné à une impression momentanée qui dévore et étouffe tout — c’est l’impression de fête moderne ! — on redevient après plus libre, plus reposé, plus froid, plus sévère et l’on aspire alors, sans repos, à atteindre le contraire : la puissance. —

272.

La purification de la race. — Il n’y a probablement pas de races pures, mais seulement des races épurées, et celles-ci sont extrêmement rares. Ce qu’il y a de plus répandu ce sont les races croisées chez lesquelles, à côté des défauts d’harmonie dans les formes corporelles (par exemple quand les yeux et la bouche ne s’accordent pas) se trouvent nécessairement toujours des défauts d’harmonie dans les habitudes et les appréciations. (Livingstone entendit une fois dire quelqu’un : « Dieu créa des hommes blancs et des hommes noirs, mais le diable créa les races mêlées. ») Les races croisées produisent toujours, en même temps que des cultures croisées, des moralités croisées : elles sont généralement plus méchantes, plus cruelles, plus inquiètes. La pureté est le dernier résultat d’innombrables assimilations, d’absorptions et d’éliminations, et le progrès vers la pureté se montre en cela que la force présente dans une race se restreint, de plus en plus, à quelques fonctions choisies, tandis que précédemment elle avait à accomplir, trop souvent, trop de choses contradictoires : une telle restriction aura toujours des apparences d’appauvrissement et il ne faut la juger qu’avec prudence et modération. Mais enfin, lorsque le processus de l’épuration a réussi, toutes les forces qui autrefois se perdaient dans la lutte entre les qualités sans harmonie se trouvent à la disposition de l’ensemble de l’organisme : c’est pourquoi les races épurées sont toujours devenues plus fortes et plus belles. — Les Grecs nous présentent le modèle d’une race et d’une culture ainsi épurées : et il faut espérer que la création d’une race et d’une culture européennes pures réussira également un jour.

273.

Les louanges. — Tu t’aperçois chez quelqu’un qu’il veut te louer : tu te mords les lèvres, ton coeur se serre, hélas ! que ce calice te soit épargné ! Mais il ne s’éloigne pas, il vient ! Buvons donc la douce impertinence du louangeur, surmontons le dégoût et le profond mépris que nous inspire le fond de ses louanges, donnons à notre visage les plis de la joie reconnaissante ! — il voulait nous être agréable ! Et maintenant que cela est fait, nous savons qu’il se sent très élevé, il a remporté une victoire sur nous, — et aussi sur lui-même, l’animal ! — car cela ne lui a pas été facile de s’extorquer ces louanges.

274.

Droit et privilèges de l’homme. — Nous autres hommes, nous sommes la seule créature qui, lorsqu’elle ne réussit pas, peut se supprimer elle-même, comme une phrase mal venue, — soit que nous agissions ainsi pour l’honneur de l’humanité, ou par pitié pour elle, soit encore par aversion envers nous-mêmes.

275.

L’homme transformé. — Maintenant il devient vertueux, uniquement pour blesser les autres. Ne regardez pas trop de son côté !

276.

Souvent ! sans que l’on s’y attende ! — Combien d’hommes mariés ont vu venir le matin où ils s’apercevaient que leur jeune femme était ennuyeuse et se figurait le contraire ! Pour ne point parler de ces femmes dont la chair est prompte, mais l’esprit faible !

277.

Vertus chaudes et froides. — Le courage, en tant que résolution froide et inébranlable, et le courage, en tant que bravoure fougueuse et demi-aveugle — pour ces deux courages il n’y a qu’un mot ! Combien différentes sont pourtant les vertus froides des vertus chaudes ! Et fou serait celui qui s’imaginerait que la « qualité » de la vertu n’est ajoutée que par la chaleur, plus fou encore celui qui ne l’attribuerait qu’à la froideur ! À vrai dire, l’humanité a jugé très utile le courage de sang-froid et le courage fougueux, pourtant cette distinction n’était pas assez fréquente pour qu’elle les fasse briller parmi ses joyaux sous deux couleurs différentes.

278.

La mémoire courtoise. — Celui qui occupe un rang élevé fera bien de se procurer une mémoire courtoise, c’est-à-dire de retenir sur les gens tout le bien possible et d’arrêter ensuite le compte : on les tient ainsi en une agréable dépendance. L’homme peut aussi procéder ainsi avec lui-même : a-t-il une mémoire courtoise ou non, c’est le point décisif pour juger de son attitude vis-à-vis de lui-même, de la noblesse, de la bonté ou de la méfiance dans l’observation de ses penchants et de ses intentions, et finalement de la qualité même des penchants et des intentions.

279.

En quoi nous devenons des artistes. — Celui qui fait de quelqu’un son idole essaie de se justifier devant lui-même en l’élevant dans l’idéal ; il se fait artiste, sur la personne de son idole, pour avoir une bonne conscience. S’il souffre il ne souffre, pas de son ignorance, mais du mensonge qu’il se fait à soi-même en affectant l’ignorance. — La misère et la joie intérieures d’un pareil homme (— et tous ceux qui aiment avec passion son ainsi faits —) ne peuvent s’épuiser avec des seaux de dimension normale.

280.

Enfantin. — Celui qui vit comme les enfants — celui donc qui ne lutte pas pour gagner son pain et ne croit pas que ses actions aient une signification finale — celui-là reste enfantin.

281.

Le « moi » veut tout avoir. — Il semble que l’homme n’agisse en général que pour posséder : du moins les langues qui ne considèrent toute action passée que comme aboutissant à une possession permettent-elles cette supposition (« j’ai parlé, lutté, vaincu », cela veut dire : je suis maintenant en possession de ma parole, de ma lutte, de ma victoire). Comme l’homme apparaît avide ! Ne pas se laisser arracher le passé, désirer l’avoir encore, lui aussi !

282.

Danger dans la beauté. — Cette femme est belle et intelligente ; hélas ! combien elle serait devenue plus intelligente si elle n’était pas belle.

283.

Paix de la maison et paix de l’âme. — Notre état d’esprit habituel dépend de l’état d’esprit où nous savons maintenir notre entourage.

284.

Présenter une nouvelle comme si elle était ancienne. — Beaucoup de gens paraissent irrités lorsqu’on leur apprend une nouvelle, ils ressentent la prépondérance que donne la nouvelle à celui qui la sait le premier.

285.

Où cesse le « moi » ? — La plupart des gens prennent sous leur protection une chose qu’ils savent, comme si le fait de la savoir en faisait déjà leur propriété. Le besoin d’accaparement du sentiment personnel n’a pas de limites : les grands hommes parlent comme s’ils avaient derrière eux l’ensemble du temps et s’ils étaient la tête de ce corps énorme, et les bonnes femmes se font un mérite de la beauté de leurs enfants, de leurs vêtements, de leur chien, de leur médecin, de leur ville, mais elles n’osent pas dire « Je suis tout cela ». — Chi non ha, non è — comme on dit en Italie.

286.

Bêtes domestiques et d’appartement. — Y a-t-il quelque chose de plus répugnant que la sentimentalité à l’égard des plantes et des animaux, de la part d’êtres qui, dès l’origine, ont fait des ravages parmi ceux-ci, comme s’ils étaient les ennemis les plus féroces et qui finissent par vouloir prétendre même à des sentiments tendres de la part de leurs victimes affaiblies et mutilées ! Devant ce genre de « nature » il importe que l’homme soit avant tout sérieux, s’il est un homme pensant.

287.

Deux amis. — Ils étaient amis, mais ils ont cessé de l’être, et ils ont en même temps dégagé leur amitié des deux côtés, l’un parce qu’il se croyait trop méconnu, l’autre parce qu’il se croyait trop reconnu — et en cela ils se sont trompés tous deux ! — car chacun ne se connaissait pas assez lui-même.

288.

Comédie des hommes nobles. — Ceux à qui ne réussit pas la familiarité noble et cordiale essayent de laisser deviner la noblesse de leur nature par de la réserve et de la sévérité et un certain mépris de la familiarité : comme si le sentiment violent de leur confiance avait honte de se montrer.

289.

Où l’on ne peut rien dire contre une vertu. —Parmi les lâches il est de mauvais ton de dire quelque chose contre la bravoure, on provoque ainsi le mépris ; et les hommes sans égards se montrent courroucés lorsque l’on dit quelque chose contre la pitié.

290.

Un gaspillage. — Chez les natures irritables et imprévues, les premières paroles et les premiers actes ne signifient généralement rien pour ce qui en est de leur caractère propre (ils sont inspirés par les circonstances et sont en quelque sorte des reproductions de l’esprit des circonstances), mais puisque ces paroles ont été dites et ces actes exécutés, les paroles et les actes de caractère qui viennent après sont souvent sacrifiés à atténuer et à réparer.

291.

Présomption. — La présomption est une fierté jouée et feinte ; mais c’est précisément le propre de la fierté qu’elle ne peut ni ne veut jouer, simuler ou feindre, — en ce sens la présomption est l’hypocrisie de l’incapacité de feindre, quelque chose de très difficile qui échoue le plus souvent. En admettant cependant que, ce qui arrive généralement, il se trahit à son jeu, un triple désagrément attend le présomptueux : on lui en veut parce qu’il veut nous tromper, on lui en veut parce qu’il a voulu se montrer supérieur à nous, — et finalement on rit de lui, parce qu’il a échoué dans les deux cas. On ne peut donc assez déconseiller la présomption.

292.

Une espèce de méconnaissance. — Lorsque nous entendons parler quelqu’un, il suffit quelquefois du son d’une seule consonne (par exemple d’un r) pour nous inspirer des doutes sur la loyauté de son sentiment : nous ne sommes pas habitués à ce son et nous serions forcés de mettre de l’intention à le reproduire, — il nous paraît « factice ». Là est le domaine de la plus grossière méconnaissance : et il en est de même du style d’un écrivain qui a des habitudes qui ne sont pas les habitudes de tout le monde. Il est seul à sentir son « naturel » comme tel, et c’est justement avec ce qu’il considère lui-même comme « factice », parce qu’il y a une fois cédé à la mode et au « bon goût » — qu’il plaira peut-être et qu’il éveillera la confiance.

293.

Reconnaissant. — Une parcelle de reconnaissance et de piété de trop et l’on en souffre comme d’un vice — malgré toute son indépendance et sa volonté on se met à avoir mauvaise conscience.

294.

Saints. — Ce sont les hommes les plus sensuels qui fuient devant les femmes et qui sont forcés de se martyriser le corps.

295.

Servir avec subtilité. — Dans le grand art de servir une des tâches les plus subtiles c’est de servir un ambitieux effréné qui, s’il est en toutes choses l’égoïste le plus fieffé, ne veut à aucun prix passer pour tel (c’est là justement une partie de son ambition), qui exige que tout soit fait selon sa volonté et son humeur, et pourtant toujours de façon à ce qu’il ait l’air de se sacrifier et de vouloir rarement quelque chose pour lui-même.

296.

Le duel. — Je considère comme un avantage, disait quelqu’un, de pouvoir provoquer un duel quand j’en ai un besoin impérieux ; car il y a toujours de braves camarades autour de moi. Le duel est le seul moyen de suicide absolument honorable qui nous soit resté, c’est malheureusement un moyen détourné et encore n’est-il pas tout à fait sûr.

297.

Néfaste. — On gâte le plus sûrement un jeune homme en l’instruisant à estimer plus haut quelqu’un qui pense comme lui que quelqu’un qui pense autrement.

298.

Le culte des héros et ses fanatiques. — Le fanatique d’un idéal qui possède chair et sang a généralement raison tant qu’il nie — et, dans sa négation, il est terrible : il connaît ce qu’il nie aussi bien que lui-même, par la raison bien simple qu’il en vient, qu’il y est chez lui et qu’il craint toujours secrètement d’être forcé d’y revenir, il veut se rendre le retour impossible par la façon dont il nie. Mais dès qu’il affirme, il ferme à moitié les yeux et se met à idéaliser (ce n’est souvent que pour faire mal à ceux qui sont restés dans la maison qu’il a quittée). On appellera peut-être artistique la forme de son affirmation, — fort bien, mais elle a aussi quelque chose de déloyal. L’idéaliste d’une personne place cette personne tellement loin de lui qu’il ne peut plus la voir distinctement, et maintenant il interprète en « beau » ce qu’il peut encore apercevoir, c’est-à-dire qu’il en considère la symétrie, les lignes indécises, le manque de précision. Puisque, dès lors, il voudra adorer cet idéal qui flotte dans le lointain et dans les hauteurs, il lui faut construire, pour le protéger contre le profanum vulgus, un temple à son adoration. Il y apporte tous les objets vénérables et sanctifiés qu’il possède encore, pour que l’idéal bénéficie de leur charme et que cette nourriture le fasse grandir et devenir toujours plus divin. En fin de compte, il a véritablement réussi à parachever son dieu, mais malheur à lui ! il y a quelqu’un qui sait comment tout cela s’est passé, c’est sa conscience intellectuelle, et il y a aussi quelqu’un qui, tout à fait inconsciemment, se met à protester, c’est le divinisé lui-même, qui, sous l’effet du culte, des louanges et de l’encens, devient maintenant complètement insupportable et trahit, de la façon la plus évidente et la plus horrible, sa non-divinité et ses qualités beaucoup trop humaines. Alors il ne reste plus à notre fanatique qu’une seule issue : il se laisse patiemment maltraiter, lui et ses semblables, et il se remet à interpréter toute cette misère, encore in majorem dei gloriam, par une nouvelle espèce de duperie de soi et de noble mensonge : il prend parti contre lui-même, et il ressent, ainsi maltraité et en interprète de ce mauvais traitement, quelque chose comme un martyre, — de cette façon il arrive au sommet de sa présomption. Des hommes de cette espèce vécurent par exemple dans l’entourage de Napoléon : oui, c’est peut-être justement lui qui a jeté dans l’âme de ce siècle cette prostration romanesque devant le « génie » et le « héros » si étrangère à l’esprit rationaliste du siècle dernier, lui devant qui un Byron n’avait pas honte de dire qu’il n’était qu’un « ver à côté d’un pareil être ». (Les formules d’une semblable prostration ont été trouvées par Thomas Carlyle, ce vieux grognon embrouillé et prétentieux qui s’est employé, sa longue vie durant, à rendre romantique la raison de ses Anglais : en vain !)

299.

Apparence d’héroïsme. — Le fait de se jeter au milieu de ses ennemis peut être l’indice de la lâcheté.

300.

Bienveillant à l’égard du flatteur. — La dernière sagesse des ambitieux insatiables c’est de ne pas laisser voir le mépris pour les hommes que l’aspect des flatteurs leur inspire : mais de paraître bienveillants même à l’égard de ceux-ci, comme un dieu qui ne saurait être que bienveillant.

301.

« Plein de caractère ». — « Ce que j’ai dit une fois, je le fais » — cette façon de penser semble pleine de caractère. Combien d’actions n’accomplit-on pas, non parce qu’on les a choisies à cause de ce qu’elles ont de raisonnable, mais parce que, au moment où l’on en a eu l’idée, elles ont excité, d’une façon ou d’une autre, l’ambition et la vanité, en sorte que l’on s’y arrête en les exécutant aveuglément. Ainsi elles augmentent en nous la croyance en notre caractère et notre bonne conscience, donc, en somme, notre force : tandis que le choix de ce qu’il y a de plus raisonnable entretient un certain scepticisme vis-à-vis de nous-mêmes et dans la même mesure, un sentiment de faiblesse en nous.

302.

Une fois, deux fois et trois fois vrai. — Les hommes mentent indiciblement beaucoup, mais ils n’y pensent plus après coup et n’y croient pas en général.

303.

Passe-temps du connaisseur d’hommes. — Il pense me connaître et il se croit subtil et important lorsqu’il agit de telle ou telle façon dans ses rapports avec moi : je me garde bien de le détromper. Car il me revaudrait cela en mal, tandis que maintenant il me veut du bien, parce que je lui procure un sentiment de supériorité consciente. — En voici un autre qui craint que je ne me figure le connaître et cela lui fait éprouver un sentiment d’infériorité. C’est pourquoi il se comporte à mon égard avec brusquerie et inconséquence et cherche à m’égarer sur son compte, — pour s’élever de nouveau au-dessus de moi.

304.

Les destructeurs du monde. — Celui-ci est incapable d’accomplir telle chose et finit par s’écrier plein de révolte : « Que le monde entier périsse jusque dans sa base ! » Ce sentiment odieux est le comble de l’envie qui voudrait déduire : « Parce que je ne puis pas avoir une chose, le monde entier ne doit rien avoir ! le monde entier ne doit pas être ! »

305.

Avarice. — Notre avarice, lorsque nous faisons un achat, augmente avec le bon marché de l’objet, — pourquoi ? Est-ce parce que ce sont les petites différences de prix qui créent le petit oeil de l’avarice ?

306.

Idéal grec. — Qu’est-ce que les Grecs admirent en Ulysse ? Avant tout la faculté de mentir et de répondre par des représailles rusées et terribles ; puis d’être à la hauteur des circonstances ; paraître, si cela est nécessaire, plus noble que le plus noble ; savoir être tout ce que l’on veut ; l’opiniâtreté héroïque ; mettre tous les moyens à son service ; avoir de l’esprit — l’esprit d’Ulysse fait l’admiration des dieux, ils sourient en y songeant : — tout cela est de l’idéal grec ! Ce qu’il y a de curieux dans tout cela, c’est que l’on ne sent pas du tout la contradiction entre être et paraître et que par conséquent on n’y attache aucune valeur morale. Y eut-il jamais des comédiens aussi accomplis ?

307.

Facta ! oui Facta Ficta ! — L’historien n’a pas à s’occuper des événements tels qu’ils se sont passés en réalité, mais seulement tels qu’on les suppose s’être passés : car c’est ainsi qu’ils ont produit leur effet. Il en est de même pour lui des héros présumés. Son objet, ce que l’on appelle l’histoire universelle : qu’est-ce, sinon des opinions présumées sur des actions présumées qui, à leur tour, ont donné lieu à des opinions et des actions dont la réalité cependant s’est immédiatement évaporée et n’agit plus que comme une vapeur, — c’est un continuel enfantement de fantômes sur les profondes nuées de la réalité impénétrable. Tous les historiens racontent des choses qui n’ont jamais existé, si ce n’est dans l’imagination.

308.

Ne pas s’entendre au commerce est distingué. — Ne vendre sa vertu qu’au plus haut prix ou même se livrer à l’usure avec elle, comme professeur, fonctionnaire ou artiste — c’est ce qui fait du talent et du génie une question d’épicier. Il faut veiller à ne pas vouloir être habile avec sa sagesse !

309.

Crainte et amour. — La crainte a fait progresser la connaissance générale des hommes plus que l’amour, car la crainte veut deviner qui est l’autre, ce qu’il sait, ce qu’il veut : en se trompant dans ce cas on créerait un danger ou un préjudice. Par contre, l’amour est porté secrètement à voir dans l’autre des choses aussi belles que possible, ou bien à élever l’autre autant qu’il se peut : ce serait pour lui une joie et un avantage de s’y tromper, — c’est pourquoi il le fait.

310.

Les êtres bonasses. — Les êtres bonasses ont acquis leur caractère par la crainte perpétuelle qu’inspiraient à leurs ancêtres les empiétements étrangers, — ils atténuaient, tranquillisaient, demandaient pardon, prévenaient, distrayaient, flattaient, s’humiliaient, cachaient la douleur et le dépit, lissaient les traits de leur visage — et finalement tout ce mécanisme, fin et bien conformé, s’est transporté à leurs enfants et petits-enfants. À ceux-ci un sort plus favorable ne donna pas l’occasion d’une crainte perpétuelle : néanmoins ils jouent continuellement sur leur instrument.

311.

Ce que l’on appelle l’âme. — La somme des mouvements intérieurs qui sont faciles à l’homme, et qu’il fait par conséquent volontiers et avec grâce, cette somme est appelée âme ; — l’homme passe pour être dépourvu d’âme lorsqu’il laisse voir que les mouvements de l’âme lui sont pénibles et durs.

312.

Les oublieux. — Dans les explosions de la passion et dans les délires du rêve et de la folie, l’homme reconnaît son histoire primitive et celle de l’humanité : il reconnaît l’animalité et ses grimaces sauvages ; alors sa mémoire revient assez loin en arrière, tandis qu’au contraire son état civilisé s’était développé de l’oubli de ces expériences primitives, c’est-à-dire du relâchement de cette mémoire. Celui qui, homme oublieux d’espèce supérieure, est toujours resté très loin de ces choses, ne comprend pas les hommes, — mais c’est un avantage si, de temps en temps, il y a des individus qui « ne les comprennent pas », des individus engendrés en quelque sorte par la semence divine et mis au monde par la raison.

313.

L’ami que l’on ne désire plus. — On souhaite plutôt avoir pour ennemi l’ami dont on ne peut pas satisfaire les espérances.

314.

Dans la société des penseurs. — Au milieu de l’océan du devenir nous nous réveillons sur un îlot qui n’est pas plus grand qu’une nacelle, nous autres aventuriers et oiseaux voyageurs, et là nous regardons un moment autour de nous : avec autant de hâte et de curiosité que possible, car un vent peut nous chasser à tout instant, ou une vague nous balayer de l’îlot, en sorte qu’il ne demeurerait plus rien de nous ! Mais ici, sur ce petit espace, nous rencontrons d’autres oiseaux voyageurs et nous entendons parler d’oiseaux plus anciens encore, — et ainsi nous avons une minute délicieuse de connaissance et de divination, gazouillant ensemble en battant joyeusement des ailes, tandis que notre esprit vagabonde sur l’océan, non moins fier que l’océan lui-même !

315.

Se dessaisir. — Abandonner quelque chose de sa propriété, renoncer à un droit — cela fait plaisir lorsque c’est l’indice de grandes richesses. C’est dans ce domaine qu’il faut placer sa générosité.

316.

Les sectes faibles. — Les sectes qui sentent qu’elles demeureront faibles en nombre se mettent en chasse pour découvrir quelques adhérents intelligents, et veulent remplacer par la qualité ce qui leur manque au point de vue de la quantité. Il y a là, pour l’intelligence, un danger qu’il ne faudrait pas négliger.

317.

Le jugement du soir. — Celui qui réfléchit à sa tâche de la journée ou de la vie, lorsqu’il est arrivé au bout et qu’il est fatigué, se livre généralement à des considérations mélancoliques : mais il ne faut s’en prendre ni au jour ni à la vie, mais à la fatigue. — Au milieu du travail fécond nous ne prenons généralement pas le temps de juger la vie et l’existence, et pas davantage au milieu de la jouissance : mais si d’aventure nous nous y arrêtons quand même, nous ne donnons plus raison à celui qui attend le septième jour et le repos, pour trouver bien tout ce qui est, — il a laissé passer le moment le meilleur.

318.

Gardez-vous des systématiques ! — Il y a une comédie de systématiques : en voulant remplir un système et en arrondissant l’horizon tout autour de celui-ci, il faut qu’ils tentent de présenter leurs qualités faibles dans le même style que leurs qualités fortes, — ils veulent signifier des natures complètes et uniment fortes.

319.

Hospitalité. — Le sens qu’il faut prêter aux usages de l’hospitalité, c’est de paralyser l’inimitié chez l’étranger ; dès que, chez lui, on ne sent plus avant tout l’ennemi, l’hospitalité diminue ; elle fleurit tant que fleurissent les mauvaises suppositions.

320.

Du beau et du mauvais temps. — Un temps très exceptionnel et incertain rend aussi les hommes méfiants les uns à l’égard des autres ; ils y deviennent avides d’innovations, car il faut qu’ils changent leurs habitudes. C’est pourquoi les despotes aiment toutes les contrées où le temps est moral.

321.

Danger dans l’innocence. —Les hommes innocents deviennent des victimes en toutes choses, puisque leur innocence les empêche de distinguer entre la mesure et l’exagération, d’être, en temps voulus, sur leurs gardes vis-à-vis d’eux-mêmes. C’est ainsi que les jeunes femmes innocentes, c’est-à-dire ignorantes, s’habituent aux jouissances fréquentes des aphrodisies, et, plus tard, ces jouissances leur manquent beaucoup, quand leurs maris tombent malades ou vieillissent avant l’âge ; c’est justement parce que, candides et confiantes, elles s’imaginent que les rapports fréquents sont la règle et un droit, qu’elles sont amenées à un besoin qui les expose plus tard aux tentations les plus violentes et à pis que cela. Mais, pour se placer à un point de vue plus général et plus élevé : celui qui aime un homme ou une chose, sans les connaître, devient la proie de quelque chose qu’il n’aimerait pas s’il pouvait le voir. Partout où l’expérience, les précautions et les démarches prudentes sont nécessaires, l’innocent pâtit le plus cruellement, car il faut qu’il boive aveuglément la lie et le poison le plus secret d’une chose. Que l’on considère les procédés de tous les princes, des églises, des sectes, des partis, des corporations : n’emploie-t-on pas toujours l’innocent comme amorce désignée, dans les cas les plus difficiles et les plus décriés ? — comme Ulysse se servit de cet innocent Néoptolémos pour dérober son arc et ses flèches au vieil ermite malade de Lemnos. — Le christianisme, avec son mépris du monde, a fait de l’ignorance une vertu chrétienne, peut-être parce que le résultat le plus fréquent de cette innocence se trouve être, comme je l’ai indiqué, la faute, le sentiment de la faute, le désespoir, donc une vertu qui mène au ciel par le détour de l’enfer : car maintenant seulement les sombres propylées du salut chrétien peuvent s’ouvrir, maintenant seulement agit la promesse d’une seconde innocence posthume : — c’est une des plus belles inventions du christianisme !

322.

Vivre si possible sans médecin. — Il me semble qu’un malade vit plus à la légère lorsqu’il a un médecin que lorsqu’il s’occupe lui-même de sa santé. Dans le premier cas il lui suffit d’être sévère pour tout ce qui lui est prescrit ; dans le second, nous observons avec plus de conscience ce à quoi s’adressent ces prescriptions, je veux dire à notre santé, nous remarquons plus de choses, nous nous ordonnons et nous interdisons plus de choses que ne le ferait l’intervention du médecin. — Toutes les règles ont cet effet : elles détournent du but qui se trouve derrière la règle et rendent plus léger. — Mais l’insouciance de l’humanité se serait élevée jusqu’au déchaînement et à la destruction, si elle avait jamais tout abandonné, complètement et loyalement, au bras de la divinité, son médecin, conformément à la parole « selon la volonté de Dieu » ! —

323.

Obscurcissement du ciel. — Connaissez-vous la vengeance des hommes timides qui se comportent dans la société comme s’ils avaient volé leurs membres ? La vengeance des âmes humbles, à la manière chrétienne, qui, partout sur la terre, ne font que se glisser furtivement ? La vengeance de ceux qui jugent toujours et auxquels on donne toujours tort ? La vengeance des ivrognes de tout genre pour qui le matin est ce qu’il y a de plus néfaste dans la journée ? De même celle des infirmes de toute espèce, des malades et des abattus qui n’ont plus le courage de guérir ? Le nombre de ces petites gens avides de vengeance et, à plus forte raison, le nombre de leurs petits actes de vengeance, est incalculable ; l’atmosphère tout entière est sillonnée sans cesse des flèches et des fléchettes tirées par leur méchanceté, en sorte que le soleil et le ciel de la vie en sont obscurcis — non seulement pour eux, mais aussi pour nous autres, pour les autres : ce qui est plus grave que s’ils nous égratignaient trop souvent la peau et le coeur. Ne nions-nous pas quelquefois le soleil et le ciel, uniquement parce qu’il y a longtemps que nous ne les avons vus ? — Donc : la solitude ! À cause de cela aussi, la solitude !

324.

Philosophie des comédiens. — Une illusion qui fait le bonheur des grands comédiens, c’est celle de croire que les personnages historiques qu’ils interprètent étaient véritablement dans le même état d’esprit que celui où ils se trouvent pendant leur interprétation ; — mais en cela ils se trompent grandement : leur force imitatrice et divinatrice qu’ils aimeraient bien faire passer pour une puissance lucide, pénètre tout juste assez loin pour expliquer les gestes, les intonations, les regards et, en général, tout ce qui est extérieur ; ce qui veut dire qu’ils saisissent l’ombre de l’âme d’un grand héros, d’un homme d’État, d’un guerrier, d’un ambitieux, d’un jaloux, d’un désespéré, ils pénètrent jusque tout près de l’âme, mais non pas jusque dans l’esprit de leur sujet. Ce serait là vraiment une belle découverte, s’il suffisait du comédien clairvoyant, au lieu du penseur, du connaisseur, du spécialiste, pour éclairer l’essence même d’un état moral quelconque ! N’oublions donc jamais, chaque fois que de pareilles prétentions se font entendre, que le comédien n’est qu’un singe idéal et qu’il est tellement singe qu’il n’est même pas capable de croire à l’« essence » et à l’« essentiel » : tout devient pour lui jeu, intonation, attitude, scène, coulisse et public.

325.

Vivre à l’écart et avoir la foi. — Le moyen pour devenir le prophète et le thaumaturge de son temps est aujourd’hui encore le même qu’autrefois : il faut vivre à l’écart, avec peu de connaissances, quelques idées et beaucoup de présomption, — nous finissons alors par nous imaginer que l’humanité ne peut pas se passer de nous parce qu’il est absolument clair que nous pouvons nous passer d’elle. Dès que l’on est rempli de cette croyance on trouve aussi la foi. Pour finir, un conseil à celui qui pourrait en avoir besoin (il a été donné à Wesley par Boehler, son maître spirituel) : « Prêche la foi jusqu’à ce que tu l’aies trouvée, alors tu la prêcheras parce que tu l’as ! » -

326.

Connaître ses circonstances. — Nous pouvons évaluer nos forces, mais non pas notre force. Non seulement ce sont les circonstances qui nous la montrent et nous la dérobent tour à tour, mais encore les mêmes circonstances qui l’agrandissent ou la rapetissent. Il faut se considérer comme une grandeur variable dont la capacité productrice peut, dans des circonstances favorables, atteindre ce qu’il y a de plus élevé : il faut donc réfléchir sur les circonstances et être plein d’ardeur à les observer.

327.

Une fable. — Le don Juan de la connaissance : aucun philosophe, aucun poète ne l’a encore découvert. Il lui manque l’amour des choses qu’il découvre, mais il a de l’esprit et de la volupté et il jouit des chasses et des intrigues de la connaissance — qu’il poursuit jusqu’aux étoiles les plus hautes et les plus lointaines ! — jusqu’à ce qu’enfin il ne lui reste plus rien à chasser, si ce n’est ce qu’il y a d’absolument douloureux dans la connaissance, comme l’ivrogne qui finit par boire de l’absinthe et de l’eau-forte. C’est pourquoi il finit par désirer l’enfer, — c’est la dernière connaissance qui le séduit. Peut-être qu’elle aussi le désappointera comme tout ce qui lui est connu ! Alors il lui faudrait s’arrêter pour toute éternité, cloué à la déception et devenu lui-même l’hôte de pierre, il aura le désir d’un repas du soir de la connaissance, ce repas qui jamais plus ne lui tombera en partage ! — Car le monde des choses tout entier ne trouvera plus une bouchée à donner à cet affamé.

328.

Ce que les théories idéalistes laissent deviner. — On trouve les théories idéalistes le plus sûrement chez les hommes résolument pratiques ; car ceux-ci ont besoin du rayonnement de ces théories pour leur réputation. Ils s’en emparent avec leurs instincts et n’y mettent point du tout de sentiment d’hypocrisie : tout aussi peu qu’un Anglais se sent hypocrite avec son christianisme et sa sanctification du dimanche. Au contraire : les natures contemplatives qui ont à se tenir en garde contre toute espèce d’improvisation et qui craignent la réputation d’exaltation se satisfont uniquement des dures théories réalistes : elles s’en emparent avec la même nécessité instinctive et sans y perdre leur probité.

329.

Les calomniateurs de la sérénité. — Les hommes qui ont reçu de la vie une blessure profonde ont mis en suspicion toute sérénité, comme si elle était toujours enfantine et puérile, et si elle révélait une déraison dont l’aspect ne pourrait provoquer que la pitié et l’attendrissement, tel le sentiment que l’on éprouve lorsqu’un enfant tout près de la mort caresse encore ses jouets sur son lit. De tels hommes voient, sous toutes les roses des tombes cachées et dissimulées ; les réjouissances, le bruit, la musique joyeuse leur apparaissent comme les illusions volontaires d’un homme dangereusement malade qui veut encore s’abreuver, pendant une minute, à l’ivresse de la vie. Mais ce jugement sur la sérénité n’est pas autre chose que la réfraction de celle-ci sur le fond obscur de la fatigue et de la maladie : il est lui-même quelque chose de touchant, de déraisonnable qui incite à la pitié, quelque chose d’enfantin, de puéril même, mais qui vient de cette seconde confiance qui suit la vieillesse et qui précède la mort.

330.

Pas encore assez ! — Il ne suffit pas de démontrer une chose, il faut encore y induire les hommes ou les élever jusqu’à elle. C’est pourquoi l’initié doit apprendre à dire sa sagesse : et souvent de façon à ce qu’elle sonne comme une folie !

331.

Droit et limite. — L’ascétisme est la vraie façon de penser pour ceux qui doivent détruire leurs instincts charnels, parce que ces instincts sont des bêtes féroces. Mais pour ceux-là seulement !

332.

Le style ampoulé. — Un artiste qui ne peut pas mettre ses sentiments sublimes dans une oeuvre, pour s’en alléger ainsi, mais qui veut au contraire faire part de son sentiment d’élévation devient boursouflé et son style est le style ampoulé.

333.

« Humanité ». — Nous ne considérons pas les animaux comme des êtres moraux. Mais pensez-vous donc que les animaux nous tiennent pour des êtres moraux ? — Un animal qui savait parler a dit : « L’humanité est un préjugé dont nous autres animaux nous ne souffrons du moins pas. »

334.

L’homme charitable. — L’homme charitable satisfait un besoin de son esprit en faisant le bien. Plus ce besoin est violent, moins il se met à la place de celui à qui il est secourable et qui lui sert à satisfaire ce besoin ; il devient dur et même blessant dans certains cas. (La bienfaisance et la charité judaïques ont cette réputation : on sait qu’elles sont un peu plus violentes que celles des autres peuples.)

335.

Pour que l’on considère l’amour comme de l’amour. — Nous avons besoin d’être francs à l’égard de nous-mêmes et de bien nous connaître pour pouvoir exercer à l’égard des autres cette simulation bienveillante que l’on appelle amour et bonté.

336.

De quoi sommes-nous capables ? — Quelqu’un avait été tourmenté toute la journée par son fils méchant et indiscipliné, au point qu’il le tua le soir et qu’il dit au reste de la famille, en poussant un soupir de délivrance : « Enfin, nous allons pouvoir dormir tranquillement ! » Savons-nous où les circonstances pourraient nous pousser !

337.

« Naturel ». — Être naturel, au moins dans ses défauts, c’est peut-être le dernier éloge que l’on puisse faire à un artiste artificiel, comédien et factice en toute autre chose. C’est pourquoi un tel être laissera toujours effrontément libre cours à ses défauts.

338.

Compensation de conscience. — Tel homme peut être la conscience de tel autre homme, et cela est surtout important quand l’autre n’en a pas.

339.

Transformation des devoirs. — Lorsque les devoirs cessent d’être d’un accomplissement difficile, lorsqu’ils se transforment, après un long exercice, en penchants agréables et en besoins, les droits des autres, à quoi se rapportent nos devoirs, maintenant nos penchants, deviennent autre chose : je veux dire qu’ils deviennent l’occasion de sentiments agréables pour nous. Dès lors, l’ « autre », au moyen de ses droits, devient digne d’être aimé (au lieu de n’être que vénérable ou terrible, comme précédemment). Nous cherchons notre agrément, lorsque nous reconnaissons et entretenons maintenant le domaine de sa puissance. Quand les quiétistes ne sentirent plus le poids de leur christianisme et ne trouvèrent plus que de la joie en Dieu, ils prirent pour devise : « Tout à la gloire de Dieu ! » Quoi qu’ils fissent d’ailleurs dans ce sens, ce n’était plus un sacrifice ; cela revenait à dire : « Tout pour notre plaisir ! » Exiger que le devoir soit toujours quelque peu incommode, comme le fait Kant, c’est exiger qu’il n’entre jamais dans les habitudes et les moeurs : dans cette exigence, il y a un petit reste de cruauté ascétique.

340.

L’évidence est contre l’historien. — C’est une chose bien démontrée que les hommes sortent du ventre de leur mère : malgré cela les enfants devenus grands qui se trouvent à côté de leur mère font apparaître très absurde cette hypothèse : elle a l’évidence contre elle.

341.

Avantage de la méconnaissance. — Quelqu’un disait qu’il avait eu dans son enfance un tel mépris des caprices et des coquetteries du tempérament mélancolique qu’il ignora jusqu’au milieu de sa vie quel était son tempérament : c’était justement le tempérament mélancolique. Il déclarait que c’était là la meilleure de toutes les ignorances possibles.

342.

Ne pas confondre. — Oui ! Il examine la chose de tous les côtés et vous croyez que c’est là un véritable chercheur de la connaissance. Mais il veut seulement en rabaisser le prix — il veut l’acheter !

343.

Prétendu moral. — Vous ne voulez jamais être mécontents de vous-mêmes, ne jamais souffrir à cause de vous-mêmes, — et vous appelez cela votre penchant moral ! Eh bien ! un autre dira que c’est là votre lâcheté. Mais il y a une chose certaine, c’est que vous ne ferez jamais le voyage autour du monde (que vous êtes vous-mêmes) et vous resterez, en vous-mêmes, un hasard, une motte de terre sur une motte de terre. Croyez-vous donc que, nous qui sommes d’une autre confession, nous nous exposions par pure folie au voyage à travers notre propres néant, nos marécages et nos sommets de glace, que nous avons choisi volontairement les douleurs et le dégoût comme les anachorètes stylites ?

344.

Subtilité dans la méprise. — Si Homère, comme on le dit, a dormi quelquefois, il était plus sage que tous les artistes de l’ambition sans sommeil. Il faut laisser reprendre haleine aux admirateurs en les transformant de temps en temps en censeurs ; car personne ne supporte une bonté ininterrompue, brillante et éveillée ; et au lieu d’être bienfaisant un maître de ce genre devient un bourreau que l’on hait, tandis qu’il marche devant nous.

345.

Notre bonheur n’est pas un argument pour ou contre. — Beaucoup d’hommes ne sont capables que d’un bonheur minime : ce n’est pas un argument contre leur sagesse si celle-ci ne peut pas leur donner plus de bonheur, tout aussi peu que c’est un argument contre la médecine si certains hommes sont inguérissables et d’autres toujours maladifs. Puisse chacun avoir la chance de trouver la conception de l’existence qui lui fasse réaliser sa plus haute mesure de bonheur : cela ne pourrait pas empêcher sa vie d’être pitoyable et peu enviable.

346.

Ennemis des femmes. — « La femme est notre ennemie » — celui qui, en tant qu’homme, parle ainsi à des hommes, celui-là fait parler l’instinct indompté qui, non seulement se hait lui-même, mais encore ses moyens.

347.

L’école de l’orateur. — Lorsque l’on se tait pendant un an on désapprend le bavardage et l’on apprend la parole. Les Pythagoriciens étaient les meilleurs hommes d’État de leur temps.

348.

Sentiment de puissance. — Que l’on veuille bien distinguer : Celui qui veut acquérir le sentiment de la puissance s’empare de tous les moyens et ne méprise rien de ce qui peut nourrir ce sentiment. Mais celui qui le possède est devenu très difficile et noble dans son goût ; il est rare que quelque chose le satisfasse encore.

349.

Pas si important que cela. — Lorsque l’on est présent dans un cas de décès, il vous vient régulièrement une idée que l’on étouffe en soi par un faux sentiment de convenance : on songe que l’acte de la mort est moins important que ne le prétend l’habituelle vénération, et que le mourant a probablement perdu dans sa vie des choses plus essentielles que ce qu’il est en train de perdre ici. Dans ce cas la fin n’est certainement pas le but.

350.

Comment on promet le mieux. — Lorsque l’on fait une promesse, ce n’est pas la parole qui promet, mais ce qu’il y a d’inexprimé derrière la parole. Les mots affaiblissent même une promesse en déchargeant et en usant une force qui est une partie de cette force qui promet. Faites-vous donc donner la main en mettant un doigt sur la bouche, — c’est ainsi que vous faites les voeux les plus sûrs.

351.

Généralement méconnu. — Dans la conversation on remarque que l’un s’applique à tendre un piège où l’autre se jette, non par méchanceté, comme l’on pourrait penser, mais à cause du plaisir que lui procure sa propre finesse ; d’autres encore préparent le mot d’esprit pour que quelqu’un le fasse ou bien ils emmêlent les fils pour que l’on fasse le noeud : non par bienveillance, comme l’on pourrait penser, mais par méchanceté et par mépris de l’intelligence grossière.

352.

Centre. — Ce sentiment : « je suis le centre du monde ! » se présente avec beaucoup d’intensité, lorsque l’on est soudain accablé de honte ; on est alors comme abasourdi au milieu des brisants et l’on se sent comme aveuglé par un seul oeil énorme qui regarde de tous les côtés, sur nous et au fond de nous-mêmes.

353.

Liberté oratoire. — « Il faut que la vérité soit dite, le monde dût-il se briser en mille morceaux ! » — ainsi s’écrie de sa grande bouche le grand Fichte ! — Très bien ! encore faudrait-il la posséder, cette vérité ! — Mais il prétend que chacun devrait dire son opinion, même si tout devait être mis sens dessus dessous. Ceci me paraît au moins discutable.

354.

Courage de souffrir. — Tels que nous sommes faits maintenant, nous sommes capables de supporter une certaine dose de déplaisir et notre estomac est habitué à ces nourritures indigestes. Peut-être que sans elles nous trouverions fade le repas de la vie : et sans la bonne volonté de souffrir nous serions forcés de laisser échapper beaucoup trop de joies.

355.

Admirateur. — Celui qui admire au point qu’il crucifie celui qui n’admire pas, doit être compté parmi les bourreaux de son parti, que l’on se garde bien de lui donner la main, même lorsque l’on est de son parti.

356.

Effet du bonheur. — Le premier effet du bonheur est le sentiment de puissance : cet effet veut se manifester, soit vis-à-vis de nous-mêmes, soit vis-à-vis d’autres hommes, soit encore vis-à-vis de représentations ou d’êtres imaginaires. Les façons les plus habituelles de se manifester sont : de faire des présents, de se moquer, de détruire, — toutes les trois choses conformément à un commun instinct fondamental.

357.

La morale des mouches piqueuses. — Ces moralistes qui sont dépourvus d’amour de la connaissance et qui ne connaissent que la joie de faire mal — ces moralistes ont l’esprit et l’ennui des petites villes ; leur plaisir, aussi cruel que lamentable, c’est d’observer les doigts de son voisin et de lui présenter inopinément une aiguille de façon à ce qu’il s’y pique. Ils ont gardé quelque chose de la méchanceté des petits garçons qui ne peuvent pas s’amuser sans pourchasser et maltraiter quelque chose de vivant ou quelque chose de mort.

358.

Les raisons et leur déraison. — Tu as une aversion contre lui et tu présentes des raisons abondantes à cette aversion, — mais je n’ajoute foi qu’à ton aversion et non pas à tes raisons ! Tu fais des belles manières devant toi-même, en te présentant et en me présentant, ce qui se fait instinctivement, comme une déduction logique.

359.

Approuver quelque chose. — On approuve le mariage, premièrement parce qu’on ne le connaît pas encore, en deuxième lieu parce que l’on s’est habitué à lui, en troisième lieu parce qu’on l’a conclu, — c’est-à-dire qu’il en est ainsi dans presque tous les cas. Et pourtant rien n’est ainsi démontré pour la valeur du mariage en général.

360.

Point utilitaires. — « La puissance dont on dit beaucoup de mal vaut plus que l’impuissance à laquelle il n’arrive que du bien », — tel était le sentiment des Grecs. Ce qui veut dire que chez eux le sentiment de la puissance était estimé supérieur à toute espèce d’utilité ou de bon renom.

361.

Paraître laid. — La tempérance se voit elle-même en beau ; elle n’y peut rien si, aux yeux des intempérants, elle paraît grossière et insipide, par conséquent laide.

362.

Différents dans la haine. — Il y en a qui ne commencent à haïr que lorsqu’ils se sentent faibles et fatigués ; autrement ils sont équitables et supérieurs. D’autres ne commencent à haïr que lorsqu’ils entrevoient la possibilité de la vengeance : autrement ils se gardent de toute colère secrète et publique, et ils passent outre lorsqu’ils en ont l’occasion.

363.

Hommes du hasard. — Dans toute invention, c’est au hasard que revient la plus grosse part, mais la plupart des hommes ne rencontrent pas ce hasard.

364.

Choix de l’entourage. — Que l’on se garde bien de vivre dans un entourage où l’on ne peut ni se taire dignement ni faire connaître ses pensées supérieures, en sorte qu’il ne nous reste pas autre chose à communiquer que nos plaintes et nos besoins et toute l’histoire de nos misères. On devient ainsi mécontent de soi-même et mécontent de cet entourage, et l’on ajoute encore à la misère qui porte à se plaindre, le dépit que l’on ressent à être toujours dans la posture de l’homme qui se plaint. Au contraire, il faut vivre à un endroit où l’on a honte de parler de soi et où l’on n’en a pas le besoin. — Mais qui donc songe à de pareilles choses, à un choix dans de pareilles choses ! On parle de sa « destinée », on fait le gros dos et l’on soupire : « malheureux Atlas que je suis ! »

365.

Vanité. — La vanité est la crainte de paraître original, elle est donc un manque de fierté, mais point nécessairement un manque d’originalité.

366.

Misère du criminel. — Un criminel dont le crime a été découvert ne souffre pas de son crime, mais soit de la honte et du dépit que lui causent une bêtise qu’il a faite, soit de la privation de l’élément qui lui est habituel, et il faut être d’une rare subtilité pour savoir discerner dans ce cas. Tous ceux qui ont eu souvent affaire dans les prisons et les maisons de correction s’étonnent combien rarement il s’y rencontre un « remords » sans équivoque : mais d’autant plus souvent le mal du pays après l’ancien crime, le crime mauvais et adoré.

367.

Paraître toujours heureux. — Lorsque la philosophie était affaire d’émulation publique, dans la Grèce du troisième siècle, il y avait un certain nombre de philosophes que rendait heureux l’arrière-pensée du dépit que devait exciter leur bonheur, chez ceux qui vivaient selon d’autres principes et qui en avaient de l’inquiétude : ils pensaient réfuter ceux-ci avec leur bonheur, mieux qu’avec toute autre chose et ils croyaient que, pour atteindre ce but, il leur suffisait de paraître toujours heureux ; mais, de cette manière, ils devaient forcément arriver, à la longue, à être véritablement heureux ! C’était par exemple le sort des cyniques.

368.

La raison qui nous fait souvent méconnaître. — La moralité de la force nerveuse qui va en augmentant est joyeuse et agitée ; la moralité de la force nerveuse qui diminue, le soir ou chez les malades et les vieillards, pousse à la passivité, au calme, à l’attente et à la mélancolie, parfois aux idées noires. Selon que l’on possède l’une ou l’autre de ces moralités, on ne comprend pas celle qui vous manque et on l’interprète chez d’autres comme de l’immoralité et de la faiblesse.

369.

Pour s’élever au-dessus de sa bassesse. — Voilà de fiers individus qui, pour amener le sentiment de leur dignité et de leur importance, ont toujours besoin d’autres hommes qu’ils puissent rabrouer et violenter : de ceux dont l’impuissance et la lâcheté permettent que quelqu’un fasse impunément, devant eux, des gestes sublimes et furieux ! — Il faut que leur entourage soit pitoyable pour qu’ils puissent s’élever un moment au-dessus de leur bassesse ! — Il y en a qui pour cela ont besoin d’un chien, d’autres d’un ami, d’autres encore d’une femme ou d’un parti, et enfin, dans des cas très rares, de toute une époque.

370.

En quelle mesure le penseur aime son ennemi. — Ne jamais rien retenir ou taire, devant toi-même, de ce que l’on pourrait opposer à tes pensées ! Fais-en le voeu ! Cela fait partie de la première probité du penseur. Il faut que chaque jour tu fasses aussi ta campagne contre toi-même. Une victoire ou la prise d’une redoute ne sont plus ton affaire à toi, mais l’affaire de la vérité, — cependant ta défaite elle aussi n’est plus ton affaire !

371.

Le mal de la force. — Il faut entendre la violence résultant de la passion, par exemple de la colère, au point de vue physiologique, comme une tentative pour éviter un accès d’étouffement qui vous menace. D’innombrables actes de présomption qui se font jour sur d’autres personnes ont été les dérivatifs de congestions subites, par une violente action musculaire : et peut-être faut-il considérer sous ce point de vue tout « le mal de la force ». (Le mal de la force blesse les autres, sans que l’on y songe, — il faut qu’il se fasse jour ; le mal de la faiblesse veut faire mal et contempler les marques de la souffrance.)

372.

À l’honneur des connaisseurs. — Dès que quelqu’un, sans être connaisseur, joue cependant au juge, il faut immédiatement protester, qu’il soit homme ou femme. L’enthousiasme ou le ravissement, devant une chose ou un homme, ne sont pas des arguments : la répugnance et la haine n’en sont pas davantage.

373.

Blâme révélateur. — « Il ne connaît pas les hommes » — cela veut dire dans la bouche des uns : « Il ne connaît pas la bassesse », et dans la bouche des autres : « Il ne connaît pas ce qui est exceptionnel et il connaît trop bien la bassesse. »

374.

Valeur du sacrifice. — Plus on conteste aux États et aux princes le droit de sacrifier l’individu (dans la façon de rendre la justice, de lever les armées, etc.) plus grandira la valeur du sacrifice de soi.

375.

Parler trop distinctement. — Il y a plusieurs raisons pour articuler distinctement en parlant : d’une part la méfiance à l’égard de soi-même dans l’usage d’une langue nouvelle qui ne vous est pas courante, d’autre part aussi la méfiance à l’égard des autres à cause de leur bêtise ou de leur lenteur de compréhension. Et il en est de même des choses spirituelles : notre communication est parfois trop appuyée, trop pénible, parce que, s’il en était autrement, ceux à qui nous nous communiquons ne nous entendraient pas. Par conséquent le style parfait et léger n’est permis que devant un auditoire parfait.

376.

Dormir beaucoup. — Que faire pour se stimuler lorsque l’on est fatigué et que l’on a assez de soi-même ? L’un recommande la table de jeu, l’autre le christianisme, un troisième l’électricité. Mais ce qu’il y a de meilleur, mon cher mélancolique, c’est encore de beaucoup dormir, au sens propre et au figuré ! C’est ainsi que l’on finira par avoir de nouveau son matin ! Un tour de force dans la sagesse de la vie, c’est de savoir intercaler à temps le sommeil sous toutes ses formes.

377.

Ce qu’il faut conclure d’un idéal fantasque. — Là où se trouvent nos faiblesses vont s’égarer nos exaltations. Le principe enthousiaste « aimez vos ennemis ! » a dû être inventé par des juifs, les meilleurs haïsseurs qu’il y ait jamais eu, et la plus belle glorification de la chasteté a été écrite par ceux qui, dans leur jeunesse, ont mené l’existence la plus libertine et la plus abominable.

378.

Main propre et mur propre. — Il ne faut peindre sur le mur ni Dieu ni le diable. On gâterait ainsi son mur et son voisinage.

379.

Vraisemblable et invraisemblable. — Une femme aimait secrètement un homme, l’élevait bien au-dessus d’elle et se disait cent fois en secret : « Si un pareil homme m’aimait ce serait comme une grâce devant laquelle il faudrait que je me prosterne dans la poussière ! » Et il en était de même pour l’homme, précisément pour la même femme, et à part lui, dans le secret de son être, il se répétait des paroles semblables. Lorsque enfin il se trouva que la langue de tous deux fut déliée et qu’ils purent se dire ce que tous deux avaient sur le coeur de profondément secret, il y eut un silence et une certaine hésitation. Puis la femme reprit d’une voix refroidie : « Mais il est tout à fait clair que nous ne sommes pas tous deux pareils à ce que nous avons aimé ! Si tu es ce que tu dis, et si tu n’es pas davantage je me suis abaissée en vain pour t’aimer ; le démon m’a égarée tout comme toi. » — Cette histoire très vraisemblable n’arrive jamais, — pourquoi ?

380.

Conseil expérimenté. — De tous les moyens de consolation il n’y en a aucun qui soit aussi efficace pour celui qui en a besoin que l’affirmation que, pour son cas, il n’y a pas de consolation. Il y a là pour lui, une telle distinction que, sans tarder, il redresse la tête.

381.

Connaître sa particularité. — Nous oublions trop souvent qu’aux yeux des étrangers qui nous voient pour la première fois nous sommes tout autre chose que ce pour quoi nous nous tenons nous-mêmes : on ne voit généralement pas autre chose qu’une particularité qui saute aux yeux et qui détermine l’impression. C’est ainsi que l’homme le plus paisible et le plus raisonnable, pour le cas où il aurait une grande moustache, pourrait s’asseoir en quelque sorte à l’ombre de cette moustache et s’y asseoir en toute sécurité, — les yeux ordinaires voient en lui les accessoires d’une grande moustache, je veux dire : un caractère militaire qui s’emporte facilement et peut même aller jusqu’à la violence — et devant lui on se comporte en conséquence.

382.

Jardinier et jardin. — Les jours humides et sombres, la solitude, les paroles sans amour que l’on nous adresse, engendrent des conclusions semblables à des champignons : nous les voyons apparaître devant nous, un matin, sans que nous sachions d’où elles viennent et elles nous regardent, grises et moroses. Malheur au penseur qui n’est pas le jardinier, mais seulement le terrain de ses plantes !

383.

La comédie de la pitié. — Quelle que soit la part que nous prenions au sort d’un malheureux, en sa présence nous jouons toujours un peu la comédie, nous ne disons pas beaucoup de choses que nous pensons et telles que nous les pensons, avec la circonspection d’un médecin au lit d’un malade qui est en danger de mort.

384.

Hommes singuliers. — Il y a des gens pusillanimes qui ont mauvaise opinion de ce qu’il y a de meilleur dans leur oeuvre et qui parviennent mal à en faire comprendre la portée : mais, par une sorte de vengeance, ils ont aussi mauvaise opinion de la sympathie des autres et n’attachent aucune croyance à la sympathie ; ils ont honte de paraître entraînés par eux-mêmes et semblent se complaire, avec entêtement, à devenir ridicules. — Ce sont là des états d’âme de l’artiste mélancolique.

385.

Les vaniteux. — Nous sommes comme des étalages de magasins, où nous passons notre temps à disposer, à cacher, à mettre en lumière les prétendues qualités que les autres nous prêtent — pour nous tromper nous-mêmes.

386.

Les pathétiques et les naïfs. — C’est peut-être une habitude très vulgaire de ne pas laisser passer une occasion où l’on peut se montrer pathétique : à cause de la jouissance qu’il y a à se figurer le spectateur qui se frappe la poitrine et se sent lui-même petit et misérable. Par conséquent, c’est peut-être aussi un signe de noblesse de s’amuser des situations pathétiques et de s’y conduire d’une façon indigne. La vieille noblesse guerrière en France possédait cette façon de distinction et de subtilité.

387.

Comment on réfléchit avant le mariage. — En admettant qu’elle m’aime, comme elle m’importunerait à la longue ! Et, en admettant qu’elle ne m’aime pas, comme il y aurait des raisons plus grandes encore pour qu’à la longue elle me devienne importune ! — Il n’y a là en présence que deux façons d’être importun - marions-nous donc !

388.

La fourberie en bonne conscience. — Il est extrêmement désagréable d’être exploité pour ses petites emplettes dans certains pays, par exemple dans le Tyrol, seulement parce que, en plus du mauvais marché, on est encore forcé de s’accommoder de la mauvaise figure et de la cupidité brutale du marchand coquin, ainsi que de la mauvaise conscience et de la grossière inimitié qui lui viennent à notre égard. À Venise, par contre, le berneur se réjouit de tout coeur du tour de fripon qui lui a réussi et n’en veut nullement au berné, il est même tout disposé à lui faire des amabilités et surtout à rire avec lui, pour le cas où celui-ci y serait disposé. — En un mot, il faut aussi avoir l’esprit et la bonne conscience de sa fourberie : cela réconcilie presque l’homme trompé avec la tromperie.

389.

Un peu trop lourds. — De très braves gens, qui sont un peu trop lourds pour être polis et aimables, cherchent immédiatement à répondre à une gentillesse par un service sérieux ou par une mise en action de leur force. Il est touchant de voir comme ils apportent timidement leurs pièces d’or, lorsqu’un autre leur a offert ses sous dorés.

390.

Cacher son esprit. — Lorsque nous surprenons quelqu’un à cacher son esprit devant nous, nous le traitons de méchant : à plus forte raison, si nous soupçonnons que c’est l’amabilité et la bienveillance qui l’y ont poussé.

391.

Le mauvais moment. — Les natures vives ne mentent que pendant un moment : elles se sont alors menti à elles-mêmes, et elles restent convaincues et probes.

392.

Conditions de la politesse. — La politesse est une très bonne chose et, véritablement, une des quatre vertus cardinales (bien qu’elle soit la dernière) : mais pour que nous ne nous importunions pas les uns les autres avec elle, il faut que celui avec qui j’ai justement affaire ait une nuance de politesse de plus ou de moins que moi, — autrement nous finirons par prendre racine, car le baume n’embaume pas seulement, il nous colle aussi sur place.

393.

Vertus dangereuses. — « Il n’oublie rien, mais il pardonne tout. » — Alors il sera doublement haï, car il fait doublement honte, avec sa mémoire et avec sa générosité.

394.

Sans vanité. — Les hommes passionnés pensent peu à ce à quoi pensent les autres, leur état les élève au-dessus de la vanité.

395.

La contemplation. — Chez tel penseur l’état contemplatif qui est particulier aux penseurs suit toujours l’état de crainte, chez tel autre toujours l’état de désir. Chez le premier la contemplation s’allie donc au sentiment de quiétude, chez le second au sentiment de satiété — ce qui veut dire que celui-là est en disposition de quiétude, tandis que celui-ci reste dégoûté et neutre.

396.

À la chasse. — L’un est à la chasse pour prendre des vérités agréables, l’autre des vérités — désagréables. Aussi le premier a-t-il plus de plaisir à la chasse qu’au butin.

397.

Éducation. — L’éducation est une continuation de la procréation et souvent une espèce de palliation ultérieure de celle-ci.

398.

À quoi l’on reconnaît le plus fougueux. — De deux personnes qui luttent ensemble ou bien qui s’aiment ou s’admirent, celle qui est la plus fougueuse prend toujours la situation la moins commode. Il en est de même de deux peuples.

399.

Se défendre. — Certains hommes ont plein droit d’agir de telle ou telle façon ; mais lorsqu’ils veulent défendre leurs actes on ne croit plus qu’il en est ainsi — et l’on a tort.

400.

Amollissement moral. — Il y a des natures morales tendres qui ont honte de chacun de leurs succès et des remords de chaque insuccès.

401.

Oubli dangereux. — On commence par désapprendre d’aimer les autres et l’on finit par ne plus rien trouver chez soi-même qui soit digne d’être aimé.

402.

Une tolérance comme une autre. — « Rester une minute de trop sur les charbons ardents et s’y brûler un peu, — cela importe peu chez les hommes et les châtaignes ! Cette petite amertume et cette petite dureté permettent de sentir enfin combien le coeur est doux et tendre. » — Oui ! C’est ainsi que vous jugez, vous autres jouisseurs ! Vous autres sublimes anthropophages !

403.

Fiertés différentes. — Ce sont les femmes qui pâlissent à l’idée que leur amant pourrait ne pas être digne d’elles ; ce sont les hommes qui pâlissent à l’idée qu’ils pourraient ne pas être dignes de leur maîtresse. Il s’agit ici de femmes complètes, d’hommes complets. De tels hommes qui possèdent, en temps ordinaire, la confiance en eux-mêmes et le sentiment de la puissance, éprouvent, en état de passion, de la timidité et une sorte de doute au sujet d’eux-mêmes ; de telles femmes cependant se considèrent toujours comme des êtres faibles, prêts à l’abandon, mais dans l’exception sublime de la passion, elles ont leur fierté et leur sentiment de puissance, — lesquels interrogent : qui donc est digne de moi ?

404.

À qui l’on rend rarement justice. — Certains hommes ne peuvent s’enthousiasmer pour quelque chose de bien et de grand sans commettre, d’un côté ou d’un autre, une lourde injustice : c’est là une moralité à leur manière.

405.

Luxe. — Le goût du luxe va jusque dans les profondeurs d’un homme : il révèle que c’est dans les flots de l’abondance et de l’excessif que son âme nage le plus volontiers.

406.

Rendre immortel. — Que celui qui veut tuer son adversaire considère si ce ne serait pas là une façon de l’éterniser en soi-même.

407.

Contre notre caractère. — Lorsque la vérité que nous avons à dire va contre notre caractère — comme cela arrive souvent —, nous nous comportons en la disant comme si nous savions mal mentir, et nous éveillons la méfiance.

408.

Où il faut beaucoup de douceur. — Certaines natures n’ont que le choix d’être ou bien des malfaiteurs publics ou bien de secrets porteurs de croix.

409.

Maladie. — Il faut entendre par maladie : l’approche d’une vieillesse précoce, de la laideur et des jugements pessimistes : trois choses qui vont ensemble.

410.

Les êtres craintifs. — Ce sont justement les êtres maladroits et craintifs qui deviennent facilement des criminels : ils ne s’entendent pas à la petite défense, conforme au but ou à la vengeance ; à force de manquer d’esprit et de présence d’esprit, leur haine ne connaît pas d’autre issue que l’anéantissement.

411.

Sans haine. — Tu veux prendre congé de ta passion ! Fais-le, mais fais-le sans haine contre elle ! Autrement il te viendra une seconde passion. — L’âme du chrétien qui s’est libéré du péché se ruine généralement après coup par la haine contre le péché. Voyez les visages des grands chrétiens ! Ce sont les visages de grands hommes de haine.

412.

Spirituel et borné. — Il ne sait rien apprécier en dehors de lui-même ; et lorsqu’il veut estimer d’autres gens, il faut toujours qu’il commence par les transformer en lui-même. En cela il est spirituel.

413.

Les accusateurs privés et publics. — Regardez de près chacun de ceux qui accusent et interrogent, — il y révèle son caractère : or il n’est point rare que ce caractère soit plus mauvais que celui de la victime dont il poursuit le crime. L’accusateur se figure innocemment que l’adversaire d’un forfait et d’un malfaiteur doit être, de par sa nature, de bon caractère ou du moins passer pour bon, — et c’est pourquoi il se laisse aller, c’est-à-dire qu’il se déverse.

414.

Les aveugles volontaires. — Il y a une façon d’abandon enthousiaste, poussé jusqu’à l’extrême, à une personne ou à un parti, qui révèle que nous nous sentons secrètement supérieurs à cette personne ou à ce parti, et qu’à cause de cela nous nous en voulons à nous-mêmes. Nous nous aveuglons en quelque sorte volontairement pour punir nos yeux d’en avoir trop vu.

415.

Remedium amoris. — Il n’y a encore d’efficace contre l’amour, dans la plupart des cas, que ce vieux remède radical : l’amour en retour.

416.

Où est le pire ennemi ? — Celui qui sait bien mener son affaire et en a conscience éprouve généralement des sentiments conciliants à l’égard de ses adversaires. Mais s’imaginer qu’on lutte pour la bonne cause et savoir que l’on n’est pas habile à la défendre, — c’est cela qui vous fait poursuivre ses adversaires d’une haine secrète et implacable. — Que chacun calcule d’après cela où il doit chercher ses pires ennemis !

417.

Limites de toute humilité. — Il y en a certainement beaucoup qui sont parvenus à l’humilité qui dit : credo quia absurdum est, et qui offre sa raison en sacrifice : mais, autant que je puis en juger, personne n’est encore parvenu à cette humilité qui pourtant n’est éloignée de l’autre que d’un pas et qui dit : credo quia absurdus sum.

418.

Le jeu de la vérité. — Il y en a qui sont véridiques, — non parce qu’ils détestent de simuler des sentiments, mais parce qu’ils réussiraient mal à faire accorder créance à leur dissimulation. Bref ils n’ont pas confiance en leur talent de comédien et ils préfèrent la probité, la « fin de la vérité ».

419.

Le courage dans le parti. — Les pauvres brebis disent à leur conducteur : « Va toujours devant, et nous ne manquerons jamais de courage pour te suivre. » Mais le pauvre conducteur pense à part soi : « Suivez-moi toujours, et je ne manquerai jamais du courage qu’il faut pour vous conduire. »

420.

Astuce de la victime. — Il y a une triste astuce à vouloir se tromper sur quelqu’un à qui l’on s’est sacrifié, en lui fournissant l’occasion de nous apparaître tel que nous désirons qu’il fût.

421.

À travers d’autres. — Il y a des hommes qui ne veulent pas du tout être vus autrement que projetant leurs rayons à travers d’autres. Et il y a beaucoup d’habileté à cela.

422.

Faire plaisir à d’autres. — Pourquoi le fait de faire plaisir est-il supérieur à tous les autres plaisirs ? — Parce que de cette manière on peut faire plaisir en une fois aux cinquante instincts qui vous sont propres. Ce seront peut-être quelques très petites joies : mais si on les réunit toutes dans une seule main, on aura la main plus pleine que jamais, — et le coeur aussi ! —