Aurore | 02 | LIVRE PREMIER

LIVRE PREMIER


 

1.

Raison ultérieure. — Toutes les choses qui vivent longtemps sont peu à peu tellement imbibées de raison que l’origine qu’elles tirent de la déraison devient invraisemblable. Le sentiment ne croit-il pas au paradoxe et au blasphème chaque fois qu’on lui montre l’histoire exacte d’une origine ? Un bon historien n’est-il pas, au fond, sans cesse en contradiction avec son milieu ?

2.

Préjugé des savants. — Les savants sont dans le vrai lorsqu’ils jugent que les hommes de toutes les époques ont cru savoir ce qui était bon et mauvais. Mais c’est un préjugé des savants de croire que maintenant nous en soyons mieux informés que dans tout autre temps.

3.

Toute chose a son temps. — À l’époque où l’homme prêtait un sexe à toute chose, il ne croyait pas se livrer à un jeu, mais élargir son entendement : — il ne s’est avoué que plus tard, et pas encore entièrement de nos jours, l’énormité de cette erreur. De même l’homme a attribué, à tout ce qui existe, un rapport avec la morale, jetant sur les épaules du monde le manteau d’une signification éthique. Tout cela aura un jour autant et pas plus de valeur que n’en a aujourd’hui déjà la croyance au sexe masculin ou féminin du soleil.

4.

Contre le rêve d’une dissonance des sphères. — Il nous faut à nouveau faire disparaître du monde l’abondance de fausse sublimité, parce qu’elle est contraire à la justice que les choses peuvent revendiquer ! Et pour cela il importe de ne pas prétendre à concevoir le monde avec moins d’harmonie qu’il n’en a !

5.

Soyez reconnaissants ! — Le grand résultat que l’humanité a obtenu jusqu’à présent, c’est que nous n’avons plus besoin d’être dans une crainte continuelle des bêtes sauvages, des barbares, des dieux et de nos rêves.

6.

Le prestidigitateur et son contraire. — Ce qu’il y a d’étonnant dans la science est contraire à ce qu’il y a d’étonnant dans l’art du prestidigitateur. Car celui-ci veut nous persuader de voir une causalité très simple là où, en réalité, une causalité très compliquée est en jeu. La science, par contre, nous force à abandonner la croyance à la causalité simple, dans les cas où tout paraît extrêmement simple et où nous ne sommes que les victimes de l’apparence. Les choses les plus « simples » sont très compliquées, — on ne peut pas assez s’en étonner !

7.

Changer son sentiment de l’espace. — Sont-ce les choses réelles ou les choses imaginées qui ont le plus contribué au bonheur humain ? Ce qu’il y a de certain, c’est que la dimension de l’espace qui existe entre le plus grand bonheur et le plus profond malheur n’a pu être établie qu’à l’aide des choses imaginées. Par conséquent, ce genre de sentiment de l’espace, sous l’influence de la science, devient toujours plus petit : de même que la science nous a enseigné et nous enseigne encore à considérer la terre comme petite et tout le système solaire comme un point.

8.

Transfiguration. — Ceux qui souffrent sans espoir, ceux qui rêvent d’une façon désordonnée, ceux qui sont ravis dans l’au-delà, — voilà les trois degrés qu’établit Raphaël pour diviser l’humanité. Nous ne regardons plus le monde de cette façon — et Raphaël, lui aussi, n’aurait plus le droit de le regarder ainsi : il verrait de ses yeux une nouvelle transfiguration.

9.

Idée de la moralité des moeurs. — Si l’on compare notre façon de vivre à celle de l’humanité pendant des milliers d’années, on constatera que, nous autres, hommes d’aujourd’hui, vivons dans une époque très immorale ; la puissance des moeurs est affaiblie d’une façon surprenante et le sens moral s’est tellement subtilisé et élevé que l’on peut tout aussi bien le considérer comme volatilisé. C’est pourquoi, nous autres, hommes tardifs, pénétrons si difficilement les idées directrices qui ont présidé à la formation de la morale et, si nous arrivons à les découvrir, nous répugnons encore à les publier, tant elles nous paraissent grossières ! tant elles ont l’air de calomnier la moralité ! Voici déjà, par exemple, la proposition principale : la moralité n’est pas autre chose (donc, avant tout, pas plus) que l’obéissance aux moeurs, quel que soit le genre de celles-ci ; mais les moeurs, c’est la façon traditionnelle d’agir et d’évoluer. Partout où les coutumes ne commandent pas il n’y a pas de moralité ; et moins l’existence est déterminée par les coutumes, moins est grand le cercle de la moralité. L’homme libre est immoral, puisque, en toutes choses, il veut dépendre de lui-même et non d’un usage établi : dans tous les états primitifs de l’humanité « mal » est équivalent d’«  intellectuel », de « libre », d’« arbitraire », d’« inaccoutumé », d’« imprévu », d’« incalculable ». Dans ces mêmes états primitifs, toujours selon la même évaluation : si une action est exécutée, non parce que la tradition la commande, mais pour d’autres raisons (par exemple à cause de son utilité individuelle), et même pour ces mêmes raisons qui autrefois ont établi la coutume, elle est qualifiée d’immorale et considérée comme telle, même par celui qui l’exécute : car celui-ci ne s’est pas inspiré de l’obéissance envers la tradition. Qu’est-ce que la tradition ? Une autorité supérieure à laquelle on obéit, non parce qu’elle commande l’utile, mais parce qu’elle commande. — En quoi ce sentiment de la tradition se distingue-t-il d’un sentiment général de crainte ? C’est la crainte d’une intelligence supérieure qui ordonne, la crainte d’une puissance incompréhensible et indéfinie, de quelque chose qui est plus que personnel, — il y a de la superstition dans cette crainte. — Autrefois, l’éducation tout entière et les soins de la santé, le mariage, l’art médical, l’agriculture, la guerre, la parole et le silence, les rapports entre hommes et les rapports avec les dieux appartenaient au domaine de la moralité : la moralité exigeait que l’on observât des prescriptions, sans penser à soi-même en tant qu’individu. Dans les temps primitifs, tout dépendait donc de l’usage, des moeurs, et celui qui voulait s’élever au-dessus des moeurs devait se faire législateur, guérisseur et quelque chose comme un demi-dieu : c’est-à-dire qu’il lui fallait créer des moeurs, — chose épouvantable et fort dangereuse ! — Quel est l’homme le plus moral ? D’une part, celui qui accomplit la loi le plus souvent : celui donc qui, comme le brahmane, porte la conscience de la loi partout et dans la plus petite division du temps, de sorte que son esprit s’ingénie sans cesse à trouver des occasions pour accomplir la loi. D’autre part, celui qui accomplit aussi la loi dans les cas les plus difficiles. Le plus moral est celui qui sacrifie le plus souvent aux moeurs : mais quels sont les plus grands sacrifices ? En répondant à cette question l’on arrive à développer plusieurs morales distinctives : mais la différence qui sépare la moralité de l’accomplissement plus fréquent de la moralité de l’accomplissement le plus difficile est cependant la plus importante. Que l’on ne se trompe pas sur les motifs de cette morale qui exige, comme signe de la moralité, l’accomplissement d’un usage dans les cas les plus difficiles ! La victoire sur soi-même n’est pas demandée à cause des conséquences utiles qu’elle a pour l’individu, mais pour que les moeurs, la tradition apparaissent comme dominantes, malgré toutes les velléités contraires et tous les avantages individuels : l’individu doit se sacrifier — ainsi l’exige la moralité des moeurs. Par contre, ces moralistes qui, pareils aux successeurs de Socrate, recommandent à l’individu la domination de soi et la sobriété, comme ses avantages les plus particuliers, comme la clef de son bonheur le plus personnel, ces moralistes ne sont que l’exception — et s’il nous paraît en être autrement, c’est simplement parce que nous avons été élevés sous leur influence. Ils suivent tous une voie nouvelle et sont victimes de la désapprobation absolue de tous les représentants de la moralité des moeurs, — ils s’excluent de la communauté, étant immoraux, et ils sont, au sens le plus profond, des méchants. De même, un Romain vertueux de la vieille école considérait comme mauvais tout chrétien qui « aspirait, avant tout, à son propre salut ». — Partout où existe une communauté et, par conséquent, une moralité des moeurs, domine l’idée que la peine pour la violation des moeurs touche avant tout la communauté elle-même : cette peine est une peine surnaturelle, dont la manifestation et les limites sont si difficiles à saisir pour l’esprit qui les approfondit avec une peur superstitieuse. La communauté peut forcer l’individu à racheter, auprès d’un autre individu ou de la communauté même, le dommage immédiat qui est la conséquence de son acte, elle peut aussi exercer une sorte de vengeance sur l’individu parce que, à cause de lui — comme une prétendue conséquence de son acte — les nuages divins et les explosions de la colère divine se sont accumulés sur la communauté, — mais elle considère pourtant, avant tout, la culpabilité de l’individu comme sa culpabilité à elle, et elle porte la punition de l’individu comme sa punition à elle. — « Les moeurs se sont relâchées », ainsi gémit l’âme de chacun, quand de pareils actes sont possibles. Toute action individuelle, toute façon de penser individuelle font frémir ; il est tout à fait impossible de déterminer ce que les esprits rares, choisis, primesautiers, ont dû souffrir au cours des temps par le fait qu’ils ont toujours été considérés comme des êtres méchants et dangereux, par le fait qu’ils se considéraient eux-mêmes comme tels. Sous la domination de la moralité des moeurs, toute espèce d’originalité avait mauvaise conscience ; l’horizon de l’élite paraissait encore plus sombre qu’il ne devait l’être.

10.

Mouvement réciproque entre le sens de la moralité et le sens de la causalité. — Dans la mesure où le sens de la causalité augmente, l’étendue du domaine de la moralité diminue : car chaque fois que l’on a compris les effets nécessaires, que l’on parvient à les imaginer isolés de tous les hasards, de toutes les suites occasionnelles (post hoc), on a, du même coup, détruit un nombre énorme de causalités imaginaires, de ces causalités que, jusque-là, on croyait être les fondements de la morale, — le monde réel est beaucoup plus petit que le monde de l’imagination, — on a chaque fois fait disparaître du monde une partie de la crainte et de la contrainte, chaque fois aussi une partie de la vénération et de l’autorité dont jouissaient les moeurs : la moralité a subi une perte dans son ensemble. Celui qui, par contre, veut augmenter la moralité doit savoir éviter que les succès puissent devenir contrôlables.

11.

Morale populaire et médecine populaire. — Il se fait, sur la morale qui règne dans une communauté un travail constant auquel chacun participe : la plupart des gens veulent ajouter un exemple après l’autre qui démontre le rapport prétendu entre la cause et l’effet, le crime et la punition ; ils contribuent ainsi à confirmer le bien-fondé de ce rapport et augmentent la foi que l’on y ajoute. Quelques-uns font de nouvelles observations sur les actes et les suites de ces actes, ils en tirent des conclusions et des lois : le plus petit nombre se formalise çà et là et affaiblit la croyance sur tel ou tel point. — Mais tous se ressemblent dans la façon grossière et antiscientifique de leur action ; qu’il s’agisse d’exemple, d’observations ou d’obstacles, ou qu’il s’agisse de la démonstration, de l’affirmation, de l’expression ou de la réfutation d’une loi, ce sont toujours des matériaux sans valeur, sous une expression sans valeur, comme les matériaux et l’expression de toute médecine populaire sont de même acabit et ne devraient plus, comme c’est toujours l’usage, être appréciées de façon si différente : toutes deux sont des sciences apparentes de la plus dangereuse espèce.

12.

La conséquence comme adjuvant. — Autrefois on considérait le succès d’une action non comme une conséquence de cette action, mais comme un libre adjuvant venant de Dieu. Peut-on imaginer une plus grossière confusion ! Il fallait s’efforcer différemment en vue de l’action et en vue du succès, avec des pratiques et des moyens tout différents !

13.

Pour l’éducation nouvelle du genre humain. — Collaborez à une oeuvre, vous qui êtes secourables et bien pensants : aidez à éloigner du monde l’idée de punition qui partout est devenue envahissante ! Il n’y a pas mauvaise herbe plus dangereuse ! On a introduit cette idée, non seulement dans les conséquences de notre façon d’agir — et qu’y a-t-il de plus néfaste et de plus déraisonnable que d’interpréter la cause et l’effet comme cause et comme punition ! — Mais on a fait pis que cela encore, on a privé les événements purement fortuits de leur innocence en se servant de ce maudit art d’interprétation par l’idée de punition. — On a même poussé la folie jusqu’à inviter à voir dans l’existence elle-même une punition. — On dirait que c’est l’imagination extravagante des geôliers et des bourreaux qui a dirigé jusqu’à présent l’éducation de l’humanité !

14.

Signification de la folie dans l’histoire de l’humanité. — Si, malgré ce formidable joug de la moralité des moeurs, sous lequel toutes les sociétés humaines ont vécu, si — durant des milliers d’années avant notre ère, et encore au cours de celle-ci jusqu’à nos jours (nous habitons nous-mêmes, dans un petit monde d’exception et en quelque sorte dans la zone mauvaise) — les idées nouvelles et divergentes, les appréciations et les instincts contraires ont surgi toujours de nouveau, ce ne fut cependant que parce qu’elles étaient sous l’égide d’un sauf-conduit terrible : presque partout, c’est la folie qui aplanit le chemin de l’idée nouvelle, qui rompt le ban d’une coutume, d’une superstition vénérée. Comprenez-vous pourquoi il fallut l’assistance de la folie ? De quelque chose qui fût aussi terrifiant et aussi incalculable, dans la voix et dans l’attitude, que les caprices démoniaques de la tempête et de la mer, et, par conséquent, de quelque chose qui fût, au même titre, digne de la crainte et du respect ? De quelque chose qui portât, autant que les convulsions et l’écume de l’épileptique, le signe visible d’une manifestation absolument involontaire ? De quelque chose qui parût imprimer à l’aliéné le sceau de quelque divinité dont il semblait être le masque et le porte-parole ? De quelque chose qui inspirât, même au promoteur d’une idée nouvelle, la vénération et la crainte de lui-même, et non plus des remords, et qui le poussât à être le prophète et le martyr de cette idée ? — Tandis que de nos jours on nous donne sans cesse à entendre que le génie possède au lieu d’un grain de bon sens un grain de folie, les hommes d’autrefois étaient bien plus près de l’idée que là où il y a de la folie il y a aussi un grain de génie et de sagesse, — quelque chose de « divin », comme on se murmurait à l’oreille. Ou plutôt, on s’exprimait plus nettement : « Par la folie, les plus grands bienfaits ont été répandus sur la Grèce, », disait Platon avec toute l’humanité antique. Avançons encore d’un pas : à tous ces hommes supérieurs poussés irrésistiblement à briser le joug d’une moralité quelconque et à proclamer des lois nouvelles, il ne resta pas autre chose à faire, lorsqu’ils n’étaient pas véritablement fous, que de le devenir ou de simuler la folie. — Et il en est ainsi de tous les novateurs sur tous les domaines, et non seulement de ceux des institutions sacerdotales et politiques : — les novateurs du mètre poétique furent eux-mêmes forcés de s’accréditer par la folie. (Jusqu’à des époques beaucoup plus tempérées, la folie resta comme une espèce de convention chez les poètes : Solon s’en servit lorsqu’il enflamma les Athéniens à reconquérir Salamine.) — « Comment se rend-on fou lorsqu’on ne l’est pas et lorsqu’on n’a pas le courage de faire semblant de l’être ? » Presque tous les hommes éminents de l’ancienne civilisation se sont livrés à cet épouvantable raisonnement ; une doctrine secrète, faite d’artifices et d’indications diététiques, s’est conservée à ce sujet, en même temps que le sentiment de l’innocence et même de la sainteté d’une telle intention et d’un tel rêve. Les formules pour devenir médecin chez les Indiens, saint chez les chrétiens du moyen âge, « anguécoque » chez les Groënlandais, « paje » chez les Brésiliens sont, dans leurs lignes générales, les mêmes ; le jeûne à outrance, la continuelle abstinence sexuelle, la retraite dans le désert ou sur une montagne ou encore au haut d’une colonne, ou bien aussi « le séjour dans un vieux saule au bord d’un lac » et l’ordonnance de ne pas penser à autre chose qu’à ce qui peut amener le ravissement et le désordre de l’esprit. Qui donc oserait jeter un regard dans l’enfer des angoisses morales, les plus amères et les plus inutiles, où se sont probablement consumés les hommes les plus féconds de toutes les époques ! Qui osera écouter les soupirs des solitaires et des égarés : « Hélas ! accordez-moi donc la folie, puissances divines ! la folie pour que je finisse enfin par croire en moi-même ! Donnez-moi des délires et des convulsions, des heures de clarté et d’obscurité soudaines, effrayez-moi avec des frissons et des ardeurs que jamais mortel n’éprouva, entourez-moi de fracas et de fantômes ! laissez-moi hurler et gémir et ramper comme une bête : pourvu que j’obtienne la foi en moi-même ! Le doute me dévore, j’ai tué la loi et j’ai pour la loi l’horreur des vivants pour un cadavre ; à moins d’être au-dessus de la loi, je suis le plus réprouvé d’entre les réprouvés. L’esprit nouveau qui est en moi, d’où me vient-il s’il ne vient pas de vous ? Prouvez-moi donc que je vous appartiens ! — La folie seule me le démontre. » Et ce n’est que trop souvent que cette ferveur atteignit son but : à l’époque où le christianisme faisait le plus largement preuve de sa fertilité en multipliant les saints et les anachorètes, croyant ainsi s’affirmer soi-même, il y avait à Jérusalem de grands établissements d’aliénés pour les saints naufragés, pour ceux qui avaient sacrifié leur dernier grain de raison.

15.

Les plus anciens moyens de consolation. — Premier degré : l’homme voit dans tout malaise, dans toute calamité du sort, quelque chose pour quoi il lui faut faire souffrir quelqu’un d’autre, n’importe qui, — c’est ainsi qu’il se rend compte de la puissance qui lui reste encore, et cela le console. Deuxième degré : l’homme voit dans tout malaise et dans toute calamité du sort une punition, c’est-à-dire l’expiation de la faute et le moyen de se débarrasser du « mauvais sort » d’un enchantement réel ou imaginaire. S’il s’aperçoit de cet avantage que le malheur apporte avec lui, il ne croira plus devoir faire souffrir quelqu’un d’autre pour ce malheur, — il renoncera à ce genre de satisfaction parce qu’il en a maintenant un autre.

16.

Premier principe de la civilisation. — Chez les peuples sauvages il y a une catégorie de moeurs qui semblent viser à être une coutume générale : ce sont des ordonnances pénibles et, au fond, superflues (par exemple la coutume répandue chez les Kamtchadales de ne jamais gratter avec un couteau la neige attachée aux chaussures, de ne jamais embrocher un charbon avec un couteau, de ne jamais mettre un fer au feu — et la mort frappe celui qui contrevient à ces coutumes !) — mais ces ordonnances maintiennent sans cesse dans la conscience l’idée de la coutume, la contrainte ininterrompue d’obéir à la coutume : ceci pour renforcer le grand principe par quoi la civilisation commence : toute coutume vaut mieux que l’absence de coutumes.

17.

La nature bonne et mauvaise. — Les hommes ont commencé par substituer leur propre personne à la nature : ils se voyaient partout eux-mêmes, ils voyaient leurs semblables, c’est-à-dire qu’ils voyaient leur mauvaise et capricieuse humeur, cachée en quelque sorte sous les nuées, les orages, les bêtes fauves, les arbres et les plantes : c’est alors qu’ils inventèrent la « nature mauvaise ». Après cela vint un autre temps, où l’on voulut se différencier de la nature, l’époque de Rousseau : on avait tellement assez de soi-même que l’on voulut absolument posséder un coin du monde que l’homme ne pût pas atteindre, avec sa misère : on inventa la « nature bonne ».

18.

La morale de la souffrance volontaire. — Quelle est la jouissance la plus élevée pour les hommes en état de guerre, dans cette petite communauté sans cesse en danger, où règne la moralité la plus stricte ? Je veux dire, pour les âmes vigoureuses, assoiffées de vengeance, haineuses, perfides, prêtes aux événements les plus terribles, endurcies par les privations et la morale ? — La jouissance de la cruauté : tout comme chez de pareilles âmes, en telle situation, c’est une vertu d’être inventif et insatiable dans la vengeance. La communauté se réconforte au spectacle des actions de l’homme cruel et elle jette loin d’elle, pour une fois, l’austérité de la crainte et des continuelles précautions. La cruauté est une des plus anciennes réjouissances de l’humanité. On estime, par conséquent, que les dieux, eux aussi, se réconfortent et se réjouissent lorsqu’on leur offre le spectacle de la cruauté, — de telle sorte que l’idée du sens et de la valeur supérieure qu’il y a dans la souffrance volontaire et dans le martyre choisi librement s’introduit dans le monde. Peu à peu, la coutume dans la communauté établit une pratique conforme à cette idée : on se méfie dorénavant de tout bien-être exubérant et l’on reprend confiance chaque fois que l’on est dans un état de grande douleur ; on se dit que les dieux pourraient être défavorables à cause du bonheur et favorables à cause du malheur — être défavorables et non pas s’apitoyer ! Car la pitié est considérée comme méprisable et indigne d’une âme forte et terrible ; — mais les dieux sont favorables parce que le spectacle des misères les amuse et les met de bonne humeur : car la cruauté procure la plus haute volupté du sentiment de puissance. C’est ainsi que s’introduit dans la notion de l’« homme moral », telle qu’elle existe dans la communauté, la vertu de la souffrance fréquente, de la privation, de l’existence pénible, de la mortification cruelle, — non, pour le répéter encore, comme moyen de discipline, de domination de soi, d’aspiration au bonheur personnel, — mais comme une vertu qui dispose favorablement pour la communauté les dieux méchants, parce qu’elle élève sans cesse à eux la fumée d’un sacrifice expiatoire. Tous les conducteurs spirituels des peuples qui s’entendirent à mettre en mouvement la bourbe paresseuse et terrible des moeurs ont eu besoin, pour trouver créance, outre la folie, du martyre volontaire — et aussi, avant tout et le plus souvent, de la foi en eux-mêmes ! Plus leur esprit suivait justement des voies nouvelles, étant, par conséquent, tourmenté par les remords et la crainte, plus ils luttaient cruellement contre leur propre chair, leur propre désir et leur propre santé, — comme pour offrir à la divinité une compensation en joies, pour le cas où elle s’irriterait à cause des coutumes négligées et combattues à cause des buts nouveaux que l’on s’est tracés. Il ne faut pas s’imaginer, cependant, avec trop de complaisance, que de nos jours nous nous sommes entièrement débarrassés d’une telle logique de sentiment ! Que les âmes les plus héroïques s’interrogent à ce sujet dans leur for intérieur ! Le moindre pas fait en avant, dans le domaine de la libre pensée et de la vie individuelle, a été conquis, de tous temps, avec des tortures intellectuelles et physiques : et ce ne fut pas seulement la marche en avant, non ! toute espèce de pas, de mouvement, de changement a nécessité des martyrs innombrables, au cours de ces milliers d’années qui cherchaient leurs voies et qui édifiaient des bases, mais auxquelles on ne songe pas lorsque l’on parle de cet espace de temps ridiculement petit, dans l’existence de l’humanité, et que l’on appelle « histoire universelle » ; et même dans le domaine de cette histoire universelle qui n’est, en somme, que le bruit que l’on fait autour des dernières nouveautés, il n’y a pas de sujet plus essentiel et plus important que l’antique tragédie des martyrs qui veulent se mouvoir dans le bourbier. Rien n’a été payé plus chèrement que cette petite parcelle de raison humaine et de sentiment de la liberté dont nous sommes si fiers maintenant. Mais c’est à cause de cette fierté qu’il nous est presque impossible aujourd’hui d’avoir le sens de cet énorme laps de temps où régnait la « moralité des moeurs » et qui précède l’« histoire universelle », époque réelle et décisive, de la première importance historique, qui a fixé le caractère de l’humanité, époque où la souffrance était une vertu, la cruauté une vertu, la dissimulation une vertu, la vengeance une vertu, la négation de la raison une vertu, où le bien-être, par contre, était un danger, la soif du savoir un danger, la paix un danger, la compassion un danger, l’excitation à la pitié une honte, le travail une honte, la folie quelque chose de divin, le changement quelque chose d’immoral, gros de danger ! — Vous vous imaginez que tout cela est devenu autre et que, par le fait, l’humanité a changé son caractère ? Oh ! connaisseurs du coeur humain, apprenez à vous mieux connaître !

19.

Moralité et abêtissement. — Les moeurs représentent les expériences des hommes antérieurs sur ce qu’ils considéraient comme utile et nuisible, — mais le sentiment des moeurs (de la moralité) ne se rapporte pas à ses expériences, mais à l’antiquité, à la sainteté, à l’indiscutabilité des moeurs. Voilà pourquoi ce sentiment s’oppose à ce que l’on fasse des expériences nouvelles et à ce que l’on corrige les moeurs : ce qui veut dire que la moralité s’oppose à la formation des moeurs nouvelles et meilleures : elle abêtit.

20.

Libres agisseurs et libres penseurs. — Les libres agisseurs sont en désavantage sur les libres penseurs parce que les hommes souffrent d’une façon plus visible des conséquences des actes que des conséquences des pensées. Mais si l’on considère que les uns comme les autres cherchent leur satisfaction, et que les libres penseurs trouvent déjà cette satisfaction dans le fait de réfléchir aux choses défendues et de les exprimer, en regard des motifs il y aura confusion des deux cas : et, en regard des résultats, les libres agisseurs l’emporteront même sur les libres penseurs, en admettant que l’on ne juge pas conformément à la visibilité la plus prochaine et la plus vulgaire — c’est-à-dire comme tout le monde. Il faut en revenir sur bien des calomnies dont les hommes ont comblé tous ceux qui ont brisé par l’action l’autorité d’une coutume, — généralement on appelle ceux-ci des criminels. Tous ceux qui ont renversé la loi morale établie ont toujours été considérés d’abord comme de méchants hommes : mais lorsque l’on ne parvenait pas à rétablir cette loi et que l’on s’accommodait du changement, l’attribut se transformait peu à peu ; — l’histoire traite presque exclusivement de ces méchants hommes qui, plus tard, ont été appelés bons !

21.

« Accomplissement de la loi. » — Dans le cas où l’observation d’un précepte moral aboutit à un résultat différent de celui que l’on avait promis et attendu, et n’apporte pas à l’homme moral le bonheur promis, mais, contre toute attente, le malheur et la misère, il reste toujours à l’homme consciencieux et craintif l’excuse de dire : « On a fait une erreur dans l’exécution. » Au cas extrême, une humanité opprimée qui souffre profondément finira même par décréter : « Il est impossible de bien exécuter le précepte, nous sommes faibles et pécheurs jusqu’au fond de l’âme et profondément incapables de moralité, par conséquent nous ne pouvons avoir aucune prétention au bonheur et à la réussite. Les promesses et les préceptes moraux sont pour des êtres meilleurs que nous ne sommes. »

22.

Les oeuvres et la foi. — Les docteurs protestants continuent à propager cette erreur fondamentale que seule la foi importe et que les oeuvres sont une conséquence naturelle de la foi. Cette doctrine n’est tout bonnement pas vraie, mais elle a l’air si séduisante qu’elle a déjà ébloui des intelligences bien autres que celle de Luther (je veux dire celle de Socrate et de Platon) : quoique l’évidence et l’ expérience de tous les jours prouve le contraire. La connaissance et la foi, malgré toutes les promesses qu’elles renferment, ne peuvent donner ni la force pour l’action, ni l’habileté pour l’action, elles ne peuvent pas remplacer l’habitude de ce mécanisme subtil et multiple qui a dû être mis en mouvement pour que n’importe quoi puisse passer de la représentation à l’action. Avant tout, et en premier lieu, les oeuvres ! C’est-à-dire l’exercice, l’exercice, et encore l’exercice ! La « foi » qui en fait partie se trouvera par surcroît — soyez-en certain !

23.

En quoi nous sommes le plus subtils. — Par le fait que, pendant des milliers d’années, on a considéré les choses (la nature, les instruments, la propriété de tout genre) comme vivantes et animées, avec la force de nuire et de se soustraire aux intentions humaines, le sentiment de l’impuissance, parmi les hommes, a été beaucoup plus grand et plus fréquent qu’il n’aurait dû l’être : car il était nécessaire que l’on s’assurât des objets, tout comme des hommes et des animaux, par la force, la contrainte, la flatterie, les traités, les sacrifices, — et c’est là l’origine de la plupart des coutumes superstitieuses, c’est-à-dire d’une partie, peut-être la plus grande, et pourtant la plus inutilement gaspillée, de l’activité humaine. — Mais, puisque le sentiment de l’impuissance et de la crainte se trouvait dans un état d’irritation si violent, si continuel et presque permanent, le sentiment de la puissance s’est développé d’une façon tellement subtile que l’homme peut maintenant, en cette matière, se mesurer avec le trébuchet le plus sensible. Ce sentiment est devenu son inclination la plus violente ; les moyens que l’on a découverts pour se le procurer forment presque l’histoire de la culture.

24.

La démonstration du précepte. — D’une façon générale la valeur ou la non-valeur d’un précepte — par exemple celui pour cuire du pain — se démontre par le fait que le résultat promis se présente ou ne se présente pas, en admettant toutefois qu’on l’exécute minutieusement. Or, il en est autrement des préceptes moraux : car, dans ce cas particulier, il n’est pas possible de se rendre compte des résultats, de les interpréter et de les définir. Ces préceptes reposent sur des hypothèses d’une très faible valeur scientifique, dont la démonstration ou la réfutation par les résultats sont en somme également impossibles : — mais autrefois, du temps où toute science était grossière et primitive et où l’on n’avait que de faibles prétentions à considérer une chose comme démontrée, — autrefois la valeur ou la non-valeur d’un précepte de moralité se déterminaient de la même façon que tout autre précepte : en rendant attentif aux résultats. Chez les indigènes de l’Amérique russe, il y a un précepte qui dit : « Tu ne dois ni jeter au feu les os d’animaux ni les donner aux chiens », — et on démontre ce précepte en ajoutant : « Si tu le fais tu n’auras pas de chance à la chasse. » Or, dans un sens ou dans un autre, il arrive presque toujours que l’on n’a pas de chance à la chasse ; il n’est donc pas facile de réfuter de cette manière la valeur du précepte, surtout lorsque c’est la communauté tout entière, et non pas seulement l’individu, qui porte le poids de la faute ; il y aura, par conséquent, toujours une circonstance qui semblera démontrer la valeur du précepte.

25.

Les moeurs et la beauté. — Il ne faut pas passer sous silence cet argument en faveur des moeurs, que chez chacun de ceux qui s’y soumettent entièrement, de tout coeur et dès l’origine, les organes d’attaque et de défense — tant physiques qu’intellectuels — s’atrophient : ce qui permet à cet individu de devenir toujours plus beau. Car c’est l’exercice de ces organes, et le sentiment correspondant, qui rendent laid et qui conservent la laideur. C’est pourquoi le vieux babouin est plus laid que le jeune et c’est pourquoi le jeune babouin femelle ressemble le plus à l’homme et se trouve donc être le plus beau. — Que l’on tire de là une conclusion sur l’origine de la beauté chez la femme !

26.

Les animaux et la morale. — Les pratiques que l’on exige dans la société raffinée : éviter avec précaution tout ce qui est ridicule, bizarre, prétentieux, réfréner ses vertus tout aussi bien que ses désirs violents, se montrer d’humeur égale, se soumettre à des règles, s’amoindrir, — tout cela, en tant que morale sociale, se retrouve jusqu’à l’échelle la plus basse de l’espèce animale, — et ce n’est qu’à ce degré inférieur que nous voyons les idées de derrière la tête de toutes ces aimables réglementations : on veut échapper à ses persécuteurs et être favorisé dans la chasse au butin. C’est pourquoi les animaux apprennent à se dominer et à se déguiser au point que certains d’entre eux parviennent à assimiler leur couleur à la couleur de leur entourage (en vertu de ce que l’on appelle les « fonctions chromatiques »), à simuler la mort, à adopter les formes et les couleurs d’autres animaux, ou encore l’aspect du sable, des feuilles, des lichens ou des éponges (ce que les naturalistes anglais appellent mimicry).[1] C’est ainsi que l’individu se cache sous l’universalité du terme générique « homme » ou parmi la « société », ou bien encore il s’adapte et s’assimile aux princes, aux castes, aux partis, aux opinions de son temps ou de son entourage. À toutes ses façons subtiles de nous faire passer pour heureux, reconnaissants, puissants, amoureux, on trouvera facilement l’équivalent animal. Le sens de la vérité lui aussi, ce sens qui, au fond, n’est pas autre chose que le sens de la sécurité, l’homme l’a en commun avec l’animal : on ne veut pas se laisser tromper, ne pas se laisser égarer par soi-même, on écoute avec méfiance les encouragements de ses propres passions, on se domine et l’on demeure méfiant à l’égard de soi-même ; tout cela, l’animal l’entend à l’égal de l’homme ; chez lui aussi la domination de soi tire son origine du sens de la réalité (de la sagesse). De même l’animal observe les effets qu’il exerce sur l’imagination des autres animaux, il apprend à faire ainsi un retour sur lui-même, à se considérer objectivement, lui aussi, à posséder, en une certaine mesure, la connaissance de soi. L’animal juge des mouvements de ses adversaires et de ses amis, il apprend par coeur leurs particularités : contre les individus d’une certaine espèce il renonce, une fois pour toutes, à la lutte, et de même il devine, à l’approche de certaines variétés d’animaux, les intentions de paix et de contrat. Les origines de la justice, comme celles de la sagesse, de la modération, de la bravoure, — en un mot de tout ce que nous désignons sous le nom de vertus socratiques — sont animales : ces vertus sont une conséquence de ces instincts qui enseigne à chercher la nourriture et à échapper aux ennemis. Si nous considérons donc que l’homme supérieur n’a fait que s’élever et s’affiner dans la qualité de sa nourriture et dans l’idée de ce qu’il considère comme opposé à sa nature, il ne sera pas interdit de qualifier d’animal le phénomène moral tout entier.

27.

La valeur dans la croyance aux passions surhumaines. — L’institution du mariage maintient opiniâtrement la croyance que l’amour, bien qu’il soit une passion, est cependant susceptible de durer en tant que passion, la croyance que l’amour durable, l’amour à vie peut être considéré comme la règle. Par cette ténacité d’une noble croyance, maintenue, malgré des réfutations si fréquentes qu’elles sont presque la règle et qui en font par conséquent une pia fraus, l’institution du mariage a conféré à l’amour une noblesse supérieure. Toutes les institutions qui ont concédé à une passion la croyance en la durée de celle-ci, et la responsabilité de la durée, malgré l’essence même de la passion, ont procuré à cette passion un rang nouveau : et celui qui dès lors est pris d’une semblable passion ne se croit plus, comme jadis, abaissé ou mis en danger à cause d’elle, mais, au contraire, élevé par elle devant lui-même et devant ses semblables. Que l’on songe aux institutions et aux coutumes qui ont fait de l’abandon fougueux d’un moment une fidélité éternelle, du plaisir de la colère l’éternelle vengeance, du désespoir le deuil éternel, de la parole soudaine et unique l’éternel engagement. Par de telles transformations, beaucoup d’hypocrisie et de mensonge s’est chaque fois introduit dans le monde : chaque fois aussi, et à ce prix seulement, une conception surhumaine qui élève l’homme.

28.

La disposition d’esprit comme argument. — D’où vient la joyeuse résolution qui s’empare de nous devant l’action ? — C’est là une question qui a beaucoup préoccupé les hommes. La réponse la plus ancienne, qui demeure toujours courante, c’est qu’il faut en faire remonter la cause à Dieu qui nous donne à entendre par là qu’il approuve notre décision. Lorsque l’on interrogeait autrefois les oracles on voulait rentrer chez soi en rapportant cette joyeuse résolution ; et chacun répondait aux doutes qui lui venaient, lorsque se présentaient à son âme plusieurs actions possibles : « Je ferai la chose qui sera accompagnée d’un pareil sentiment. » On ne se décidait donc pas pour ce qu’il y avait de plus raisonnable, mais pour le projet dont l’image rendait l’âme courageuse et pleine d’espérance. La bonne disposition était placée comme argument sur la balance et pesait plus lourd que la raison : puisque la disposition d’esprit était interprétée d’une façon superstitieuse, comme l’effet d’un dieu qui promet la réussite et qui veut ainsi faire parler, à sa raison, le langage de la sagesse supérieure. Or, considérez les conséquences d’un pareil préjugé, lorsque des hommes rusés et avides de puissance s’en servaient — lorsqu’ils s’en servent encore ! « Disposer favorablement les esprits ! » — avec cela on peut remplacer tous les arguments et vaincre toutes les objections !

29.

Les comédiens de la vertu et du péché. — Parmi les hommes de l’antiquité qui devinrent célèbres par leur vertu il y en eut, semble-t-il, un nombre considérable qui jouaient la comédie devant eux-mêmes : ce sont surtout les Grecs qui, étant des comédiens invétérés, ont dû simuler ainsi tout à fait inconsciemment et trouver qu’il était bon de simuler. Du reste, chacun se trouvait en lutte pour sa vertu avec la vertu d’un autre ou de tous les autres : comment n’aurait-on pas rassemblé tous les artifices pour faire montre de ses vertus, avant tout devant soi-même, ne fût-ce que pour en prendre l’habitude ! À quoi servait une vertu que l’on ne pouvait montrer ou qui ne s’entendait pas à se montrer elle-même ! — Le christianisme imposa un frein à ces comédiens de la vertu : il inventa l’usage d’étaler ses péchés d’une façon répugnante, d’en faire parade, il amena dans le monde l’état de péché mensonger (jusqu’à nos jours il est considérée comme étant de « bon ton » parmi les bons chrétiens).

30.

La cruauté raffinée en tant que vertu. — Voici une moralité qui repose entièrement sur le penchant de la distinction, — n’en pensez pas trop de bien ! Quel penchant est-ce donc au fond et quelle est l’arrière-pensée qui le dirige ? On aspire à ce que notre vue fasse mal à notre voisin et à son esprit d’envie, éveille son sentiment d’impuissance et de déchéance ; on veut lui faire goûter l’amertume de sa destinée, en répandant sur sa langue une goutte de notre miel et, tandis qu’on lui fait goûter ce prétendu bienfait, on le regarde dans le blanc des yeux, fixement et d’un air de triomphe. Le voici devenu humble et parfait maintenant dans son humilité, — cherchez ceux à qui, par son humilité, il préparait depuis longtemps une torture ; vous finirez bien par les trouver ! Celui-ci témoigne de la pitié à l’égard des animaux et on l’admire à cause de cela, — mais il y a certaines gens à qui, par là, il a voulu faire subir sa cruauté. Voici un grand artiste : la volupté qu’il goûte d’avance, en se figurant l’envie des rivaux terrassés, n’a pas laissé dormir sa vigueur jusqu’à ce qu’il soit devenu un grand homme — combien de moments amers chez d’autres âmes s’est-il fait payer pour atteindre à sa grandeur ! La chasteté de la nonne : de quels yeux menaçants dévisage-t-elle les femmes qui vivent autrement qu’elle ! Quelle joie vengeresse il y a dans ses yeux ! Le thème est court, les variations pourraient en être innombrables, mais elles ne sauraient devenir fastidieuses, — car affirmer que la moralité de la distinction n’est, en dernière instance, que la joie que procure la cruauté raffinée, c’est là une nouveauté par trop paradoxale et presque blessante. En dernière instance — je veux dire : chaque fois dans la première génération. Car, lorsque l’habitude d’une action qui distingue devient héréditaire, l’arrière-pensée ne se transmet pas (seuls les sentiments et non les pensées peuvent s’hériter) : et, en supposant que l’on ne l’introduise pas à nouveau par l’éducation, à la seconde génération la joie de la cruauté, dans l’action qui distingue, n’existe déjà plus : mais seulement encore la joie que procure l’habitude de cette action, à elle seule et comme telle. Mais cette joie-là est le premier degré du « bien ».

31

La fierté de l’esprit. — La fierté de l’homme qui se rebiffe contre la doctrine de la descendance des animaux et qui établit entre la nature et l’homme un grand abîme — cette fierté trouve sa raison dans un préjugé sur la conformation de l’esprit, et ce préjugé est relativement récent. Durant la longue période préhistorique de l’humanité, on supposait que l’esprit était partout et l’on ne songeait pas du tout à le vénérer comme une prérogative de l’homme. Parce que l’on considérait tout au contraire le spirituel (ainsi que tous les instincts, les malices, les penchants) comme appartenant à tout le monde, comme étant, par conséquent, d’essence vulgaire, on n’avait pas honte de descendre d’animaux ou d’arbres (les races nobles se croyaient honorées par de pareilles légendes), l’on voyait dans l’esprit ce qui nous unit à la nature et non ce qui nous sépare d’elle. C’est ainsi que l’on était élevé dans la modestie, — et c’était aussi par suite d’un préjugé.

32.

Le sabot d’enrayure. — Souffrir moralement et apprendre, par la suite, que cette espèce de souffrance repose sur une erreur, c’est là ce qui révolte. Car il y a une consolation unique à affirmer, par sa souffrance, « un monde de vérité » plus profond que ne l’est toute autre espèce de monde, et l’on préfère de beaucoup souffrir et se sentir de la sorte transporté au-dessus de la réalité (par la conscience de s’approcher ainsi de ce « monde de vérité plus profond »), que de vivre sans souffrance et d’être privé de ce sentiment du sublime. Par conséquent, c’est la fierté et la façon habituelle de la satisfaire qui s’oppose à la nouvelle interprétation de la morale. Quelle force faudra-t-il donc employer pour supprimer ce sabot d’enrayure ? Plus de fierté ? Une nouvelle fierté ?

33.

Le mépris des causes, des conséquences et des réalités. — Ces hasards néfastes qui frappent une communauté, tels que les orages subits, les sécheresses ou les épidémies, éveillent chez tous les membres de la communauté le soupçon que des fautes contre les moeurs ont été commises, ou font croire qu’il faut inventer de nouvelles coutumes, pour apaiser une nouvelle puissance et une nouvelle lubie des démons. Ce genre de suspicion et de raisonnement évite donc justement d’approfondir la véritable cause naturelle et considère la cause démoniaque comme raison première. Il y a là une des sources des travers héréditaires de l’esprit humain : et l’autre source se trouve tout à côté, car, de même et tout aussi systématiquement, on accorde une attention beaucoup moindre aux conséquences véritables et naturelles d’une action que celle que l’on accorde aux conséquences surnaturelles (ce que l’on appelle les punitions et les grâces de la divinité). Il existe, par exemple, une prescription qui exige certains bains à prendre à des moments déterminés : on ne se baigne pas pour des raisons de propreté, mais parce que cela est prescrit. On n’apprend pas à fuir les véritables conséquences de la malpropreté, mais le prétendu déplaisir qu’éprouverait la divinité à vous voir négliger un bain. Sous la pression d’une crainte superstitieuse on soupçonne que ces lavages du corps malpropre ont plus d’importance qu’ils en ont l’air, on y introduit des significations de seconde et de troisième main, on se gâte la joie et le sens de la réalité, et l’on finit par n’attacher d’importance à ces lavages qu’en tant qu’ils peuvent être un symbole. De telle sorte que, sous l’empire de la moralité des moeurs, l’homme méprise premièrement les causes, en second lieu les conséquences, en troisième lieu la réalité, et il relie tous ses sentiments élevés (de vénération, de noblesse, de fierté, de reconnaissance, d’amour) à un monde imaginaire : qu’il appelle un monde supérieur. Et, aujourd’hui encore, nous en voyons les conséquences : dès que les sentiments d’un homme s’élèvent d’une façon ou d’une autre, ce monde imaginaire est en jeu. C’est triste à dire, mais provisoirement tous les sentiments élevés doivent être suspects pour l’homme de science, tant il s’y mêle d’illusions et d’extravagances. Non que ces sentiments dussent être suspects en soi et pour toujours, mais, de toutes les épurations graduelles qui attendent l’humanité, l’épuration des sentiments élevés sera une des plus lentes.

34.

Les sentiments moraux et les concepts moraux. — Il est évident que les sentiments moraux se transmettent par le fait que les enfants remarquent chez les adultes des prédilections violentes et de fortes antipathies à l’égard de certaines actions, et que ces enfants, étant des singes de naissance, imitent les prédilections et les antipathies ; plus tard, au cours de leur existence, alors qu’ils sont pleins de ces sentiments bien appris et bien exercés, ils considèrent un examen tardif, une espèce d’exposé des motifs qui justifieraient ces prédilections et ces antipathies comme affaire de convenance. Mais cet « exposé des motifs » n’a rien à voir chez eux ni avec l’origine, ni avec le degré des sentiments : on se contente de se mettre en règle avec la convenance, qui veut qu’un être raisonnable connaisse les arguments de son pour et de son contre, des arguments qu’il puisse indiquer et qui soient acceptables. En ce sens l’histoire des sentiments moraux est toute différente de l’histoire des concepts moraux. Les premiers sont puissants avant l’action, les seconds surtout après l’action, en face de la nécessité de s’expliquer à leur sujet.

35.

Les sentiments et l’origine qu’ils tirent des jugements. — « Fie-toi à ton sentiment ! » — Mais les sentiments ne sont rien de définitif, rien d’original ; derrière les sentiments il y a les jugements et les appréciations qui nous sont transmis sous forme de sentiments (prédilections, antipathies). L’inspiration qui découle d’un sentiment est petite-fille d’un jugement — souvent d’un jugement erroné ! — et, en tous les cas, pas d’un jugement qui te soit personnel. — C’est obéir plus à son grand-père, à sa grand-mère et aux grands-parents de ceux-ci, qu’aux dieux qui sont en nous, notre raison et notre expérience.

36.

Une folie de la piété pleine d’arrière-pensées. — Comment ! les inventeurs des antiques cultures, les premiers constructeurs d’instruments et de cordeaux, de chariots, de canots et de maisons, les premiers observateurs de la conformité des lois du système céleste et de la table de multiplication, — seraient différents des inventeurs et des observateurs de notre temps et supérieurs à ceux-ci ? Les premiers pas en avant auraient une valeur que n’égaleraient pas tous nos voyages, toutes nos navigations circulaires dans le domaine des découvertes ? Ainsi parle la voix du préjugé ; on argumente ainsi pour rabaisser l’importance de l’esprit actuel. Et pourtant il est évident qu’autrefois le hasard fut le plus grand inventeur et le plus grand observateur, le bienveillant inspirateur de cette époque ingénieuse et que, pour les inventions les plus insignifiantes que l’on fait maintenant, on use plus d’esprit, plus d’énergie et d’imagination scientifique qu’il n’en existait autrefois pendant de longs espaces de temps.

37.

Fausses conclusions que l’on tire de l’utilité. — Lorsque l’on a démontré la plus haute utilité d’une chose on n’a pas encore fait un pas pour expliquer l’origine de cette chose : ce qui veut dire que l’on ne peut jamais expliquer, par l’utilité, la nécessité de l’existence. Mais c’est précisément le jugement contraire qui a dominé jusqu’à présent — et jusque dans le domaine de la science la plus sévère. Les astronomes ne sont-ils pas allés jusqu’à prétendre que l’utilité (supposée) dans l’économie des satellites (— remplacer d’une autre façon la lumière affaiblie par une trop grande distance du soleil, pour que les habitants des astres ne manquassent pas de lumière —) était le but final de cette économie et en expliquait l’origine ? On se souviendra aussi du raisonnement de Christophe Colomb : la terre est faite pour l’homme, donc, s’il y a des contrées il faut qu’elles soient habitées. « Est-il possible que le soleil répande ses rayons sur le néant et que la veille nocturne des étoiles soit gaspillée pour des mers sans voies et des régions inhabitées ? »

38

Les instincts transformés par les jugements moraux. — Le même instinct devient le sentiment pénible de la lâcheté, sous l’impression du blâme que les moeurs ont fait reposer sur lui : ou bien le sentiment agréable de l’humilité, si une morale, telle que la morale chrétienne, l’a pris à coeur et l’a appelé bon. Ce qui signifie que cet instinct jouira soit d’une bonne, soit d’une mauvaise conscience ! En soi, comme tout instinct, il est indépendant de la conscience, il ne possède ni un caractère, ni une désignation morale, et n’est pas même accompagné d’un sentiment de plaisir ou de déplaisir déterminé : il ne fait qu’acquérir tout cela, comme une seconde nature, lorsqu’il entre en relation avec d’autres instincts qui ont déjà reçu le baptême du bien et du mal, ou si l’on reconnaît qu’il est l’attribut d’un être que le peuple a déjà déterminé et évalué au point de vue moral. — Ainsi les anciens Grecs avaient d’autres sentiments sur l’envie que nous autres ; Hésiode la nomme parmi les effets de la bonne et bienfaisante Eris et il ne se choquait pas à la pensée que les dieux ont quelque chose d’envieux : cela se comprend dans un état de choses dont la lutte était l’âme ; la lutte cependant était considérée comme bonne et appréciée comme telle. De même les Grecs différaient de nous dans l’évaluation de l’espérance : on la considérait comme aveugle et perfide ; Hésiode a indiqué dans une fable ce que l’on peut dire de plus violent contre elle, et ce qu’il dit est si étrange qu’aucun interprète nouveau n’y a compris quelque chose, — car c’est contraire à l’esprit moderne qui a appris du christianisme à croire à l’espérance comme à une vertu. Chez les Grecs, par contre, la science de l’avenir ne paraissait pas entièrement fermée, et l’information au sujet de l’avenir était devenue, dans des cas innombrables, un devoir religieux. Alors que nous nous contentons de l’espérance, les Grecs, grâce aux prédictions de leurs devins, estimaient fort peu l’espérance et l’abaissaient à la hauteur d’un mal ou d’un danger. — Les juifs, qui considéraient la colère autrement que nous, l’ont sanctifiée : c’est pourquoi ils ont placé la sombre majesté de l’homme qui accompagnait la colère si haut qu’un Européen ne saurait l’imaginer : ils ont façonné la sainteté de leur Jéhovah en colère d’après la sainteté de leurs prophètes en colère. Les grands courroucés parmi les Européens, si on les évalue d’après une telle mesure, ne sont, en quelque sorte, que des créatures de seconde main.

39.

Le préjugé de l’ « esprit pur ». — Partout où a régné la doctrine de la spiritualité pure, elle a détruit par ses excès la force nerveuse : elle enseignait à mépriser le corps, à le négliger ou à le tourmenter, à tourmenter et à mépriser l’homme lui-même, à cause de tous ses instincts ; elle produisait des âmes assombries, raidies et oppressées, — qui en outre, croyaient connaître la cause de leur sentiment de misère et espéraient pouvoir supprimer cette cause. « Il faut qu’elle se trouve dans le corps ! il est toujours encore trop florissant ! » — ainsi concluaient-ils, tandis qu’en réalité le corps, par ses douleurs, ne cessait de s’élever contre le continuel mépris qu’on lui témoignait. Une extrême nervosité devenue générale et chronique, finissait par être l’apanage de ces vertueux esprits purs : ils n’apprenaient plus à connaître la joie que sous la forme de l’extase et autres prodromes de la folie — et leur système atteignait son apogée lorsqu’ils considéraient l’extase comme point culminant de la vie et comme étalon pour condamner tout ce qui est terrestre.

40.

Les investigations au sujet des usages. — Les nombreux préceptes moraux que l’on tirait, à la hâte, d’un événement unique et étrange finissaient très vite par devenir incompréhensibles : il était tout aussi difficile d’en déduire des intentions que de reconnaître la pénalité qui devait suivre une infraction ; on avait même des doutes au sujet de la succession des cérémonies ; mais, tandis que l’on se concertait tout au long à ce sujet, l’objet d’une pareille investigation grandissait en valeur, et ce qu’il y avait justement d’absurde dans une coutume finissait par devenir la sacro-sainte sainteté. Que l’on ne juge pas à la légère la force que l’humanité a dépensée là pendant des milliers d’années et surtout pas l’effet que produisaient ces investigations au sujet des usages ! Nous voici arrivés sur l’énorme terrain de manoeuvre de l’intelligence : non seulement les religions s’y développent et s’y achèvent, mais la science, elle aussi, y trouve ses précurseurs vénérables, quoique terribles encore ; c’est là que le poète, le penseur, le médecin, le législateur ont grandi ! La peur de l’intelligible qui, d’une façon équivoque, exige de nous des cérémonies a revêtu peu à peu l’attrait de ce qui est difficile à comprendre, et, lorsque l’on ne parvenait pas à approfondir, on apprenait à créer.

41.

Pour déterminer la valeur de la vie contemplative. N’oublions pas, étant des hommes de la vie contemplative, de quelle sorte furent les malheurs et les malédictions qui atteignirent les hommes de la vie active par les différents contre-coups de la contemplation, — en un mot quel compte la vie active aurait à nous présenter, à nous, si nous nous targuions avec trop d’orgueil de nos bienfaits. Elle nous opposerait en premier lieu : les natures dites religieuses qui, par leur nombre, prédominent parmi les contemplatifs et en fournissent, par conséquent, l’espèce la plus commune ; elles ont, de tout temps, agi de façon à rendre la vie difficile aux hommes pratiques, à les en dégoûter si possible : obscurcir le ciel, effacer le soleil, rendre la joie suspecte, déprécier les espérances, paralyser la main active, — c’est ce à quoi elles se sont entendues, tout comme elles ont eu, pour les époques et les sentiments misérables, leurs consolations, leurs aumônes, leurs mains tendues et leurs bénédictions. En deuxième lieu : les artistes, une espèce d’hommes de la vie contemplative plus rare que la religieuse, mais encore assez fréquente ; par leurs personnes ils ont généralement été insupportables, capricieux, envieux, violents, querelleurs : cette impression est à déduire de l’impression rassérénante et exaltante de leurs oeuvres. En troisième lieu : les philosophes, une espèce où se trouvent réunies des forces religieuses et artistiques, pourtant de façon à ce qu’un troisième élément s’y puisse placer, l’élément dialectique, le plaisir de disputer ; ils ont été les créateurs du mal au même sens que les hommes religieux et les artistes, et, de plus, par leur penchant dialectique, ils ont produit de l’ennui chez beaucoup d’hommes ; mais leur nombre fut toujours très petit. En quatrième lieu : les penseurs et les ouvriers scientifiques ; ils ont rarement cherché à produire des effets, se contentant de creuser en silence leurs trous de taupe, ce qui fait qu’ils ont suscité peu d’ennui et de plaisir. Étant des objets d’hilarité et de moquerie, ils ont même, sans le vouloir, allégé l’existence des hommes de la vie active. Enfin, la science a fini par devenir quelque chose de très utile pour tous : si, à cause de cette utilité, beaucoup d’hommes prédestinés à la vie active se frayent un chemin vers la science, à la sueur de leur front et non sans malédictions et casse-tête, la foule des penseurs et des ouvriers scientifiques ne porte cependant pas la faute d’un pareil inconvénient : c’est là « de la misère créée par soi-même »[2].

42.

Origine de la vie contemplative. — Pendant les époques barbares, lorsque règnent les jugements pessimistes à l’égard des hommes et du monde, l’individu s’applique toujours, confiant dans la plénitude de sa force, à agir conformément à ces jugements, c’est-à-dire à mettre les idées en action, par la chasse, le pillage, la surprise, la brutalité et le meurtre, y compris les formes réduites de ces actes, tels qu’on les tolère seulement dans le sein de la communauté. Mais si la vigueur de l’individu se relâche, s’il se sent fatigué ou malade, mélancolique ou rassasié, et, par conséquent, d’une façon temporaire, sans désirs et sans appétits, il devient un homme relativement meilleur, c’est-à-dire moins dangereux, et ses idées pessimistes ne se formulent à présent que par des paroles et des réflexions, par exemple sur ses compagnons, sa femme, sa vie ou ses dieux, — et les jugements qu’il émettra alors seront des jugements mauvais. Dans cet état d’esprit il deviendra penseur et annonciateur, ou bien son imagination développera ses superstitions, inventera des usages nouveaux, raillera ses ennemis — : mais quoi qu’il puisse imaginer, toutes les productions de son esprit refléteront nécessairement son état, donc l’augmentation de la crainte et de la fatigue, l’abaissement de ses évaluations quant aux actes et aux jouissances. Il faudra que la teneur de pareilles productions corresponde aux éléments de l’état d’âme poétique, imaginatif et sacerdotal ; il faudra que le jugement mauvais y règne. Plus tard, tous ceux qui faisaient d’une façon continue ce qu’autrefois l’individu faisait en cette disposition, ceux donc qui portaient des jugements mauvais, vivaient mélancoliquement et demeuraient pauvres en actions, étaient appelés poètes ou penseurs, prêtres ou « médecins » — : parce qu’ils n’agissaient pas suffisamment, on eût volontiers méprisé de pareils hommes ou bien on les eût chassés de la commune ; mais il y avait à cela un danger, — ils s’étaient mis sur la piste de la superstition et sur les traces de la puissance divine, on ne doutait pas qu’ils ne disposassent de moyens appartenant à des puissances inconnues. C’est en cette estime qu’étaient tenues les plus anciennes générations de natures contemplatives, — estimées exactement au degré où elles n’éveillaient pas la crainte. Sous cette forme masquée, en ce respect douteux, avec un mauvais coeur et un esprit souvent tourmenté, la contemplation a fait sa première apparition sur la terre, faible en même temps que terrible, méprisée en secret et couverte publiquement des marques d’un respect superstitieux ! Il faut dire ici comme toujours : pudenda origo !

43.

Combien de forces le penseur doit maintenant réunir en lui. — Devenir étranger aux considérations des sens, s’élever à l’abstraction, — c’est ce qui a véritablement été considéré autrefois comme de l’élévation : nous ne pouvons plus avoir tout à fait les mêmes sentiments. L’ivresse créée par les plus pâles images des mots et des choses, le commerce avec les êtres invisibles, imperceptibles, intangibles, étaient considérés comme existence dans un autre monde supérieur, une existence née du profond mépris pour le monde perceptible aux sens, un monde séducteur et mauvais. « Ces abstractions n’éconduisent plus, mais elles peuvent nous conduire ! » — à ces paroles on s’élançait comme si l’on voulait gravir des sommets. Ce n’est pas ce que contenaient ces jeux spirituels, ce sont ces jeux eux-mêmes qui furent « la chose supérieure » dans les temps primitifs de la science. De là l’admiration de Platon pour la dialectique, de là sa foi enthousiaste en les rapports nécessaires de celle-ci avec l’homme bon, délivré des sens. Ce ne sont pas seulement les différentes façons de connaissance qui ont été découvertes séparément et peu à peu, mais encore les moyens de connaissance en général, les conditions et les opérations, qui, dans l’homme, précèdent la connaissance. Et toujours il semblait que l’opération nouvellement découverte, ou les états d’âme nouveaux ne fussent point un moyen pour arriver à toute connaissance, mais le but désiré, la teneur et la somme de ce qu’il faut connaître. Le penseur a besoin de l’imagination, de l’élan, de l’abstraction, de la spiritualisation, du sens inventif, du pressentiment, de l’induction, de la dialectique, de la déduction, de la critique, du groupement des matériaux, de la pensée impersonnelle, de la contemplation et de la synthèse, et non au moindre degré de justice et d’amour à l’égard de tout ce qui est, — mais tous ces moyens ont été considérés une fois, chacun séparément, dans l’histoire de la vie contemplative, comme but et comme but suprême, et ils ont procuré à leurs inventeurs cette béatitude qui emplit l’âme humaine lorsqu’elle s’éclaire du rayonnement d’un but suprême.

44.

Origine et signification. — Pourquoi cette pensée revient-elle sans cesse à mon esprit et prend-elle des couleurs de plus en plus vives ? — La pensée qu’autrefois les philosophes, lorsqu’ils étaient sur la voie de l’origine des choses, s’imaginaient toujours qu’ils trouveraient quelque chose qui aurait une signification inappréciable pour toute espèce d’action et de jugement. On admettait même préalablement que le salut des hommes devait dépendre de l’intelligence qu’il avait de l’origine des choses : maintenant au contraire, ainsi se complétait ma pensée, plus nous nous livrons à la recherche des origines, moins notre intérêt participe à cette opération, toutes nos évaluations, au contraire, tous les « intérêts » que nous avons placés dans les choses, commencent à perdre leur signification à mesure que nous reculons dans la connaissance pour serrer de près les choses elles-mêmes, avec l’intelligence de l’origine l’insignifiance de l’origine augmente : tandis que ce qui est proche, ce qui est en nous et autour de nous commence peu à peu à s’annoncer riche de couleurs, de beautés, d’énigmes et de significations, dont l’humanité ancienne ne se doutait pas en rêve. Jadis les penseurs rôdaient comme des bêtes enfermées, dévorées d’une rage secrète, l’oeil toujours fixé sur les barreaux de leur cage, bondissant contre ces barreaux pour essayer de les briser ; et bienheureux semblait être celui qui, à travers un interstice, croyait voir quelque chose du dehors, de l’au-delà et du lointain.

45.

Un dénouement tragique de la connaissance. — De tous les moyens d’exaltations ce sont les sacrifices humains qui, de tous temps, ont le plus élevé et spiritualisé l’homme. Et peut-être y a-t-il une seule idée prodigieuse qui, maintenant encore, pourrait anéantir toute autre aspiration, en sorte qu’elle remporterait la victoire sur le plus victorieux, — je veux dire l’idée de l’humanité qui se sacrifie. Mais à qui devrait-elle se sacrifier ? On peut déjà jurer que, si jamais la constellation de cette idée apparaît à l’horizon, la connaissance de la vérité demeurera le seul but énorme à quoi un pareil sacrifice serait proportionné, parce que pour la connaissance aucun sacrifice n’est trop grand. En attendant le problème n’a jamais été posé, on ne s’est jamais demandé en quel sens sont possibles des démarches pour encourager l’humanité dans son ensemble ; et moins encore quel serait l’instinct de connaissance qui pousserait l’humanité à s’offrir elle-même en holocauste pour mourir avec dans les yeux la lumière d’une sagesse anticipée. Peut-être que lorsque l’on sera parvenu à fraterniser avec les habitants d’autres planètes, en vue de parvenir à la connaissance, et que, pendant quelques milliers d’années, on se sera communiqué son savoir d’étoile en étoile, peut-être qu’alors le flot d’enthousiasme provoqué par la connaissance aura atteint une pareille hauteur !

46.

Douter que l’on doute. — « Quel bon oreiller est le doute pour une tête bien équilibrée ! » — ce mot de Montaigne a toujours exaspéré Pascal, car personne n’a jamais désiré aussi violemment que lui un bon oreiller. À quoi cela tenait-il donc ?

47.

Les mots entravent notre chemin ! — Partout où les anciens des premiers âges plaçaient un mot ils croyaient avoir fait une découverte. Combien en vérité il en était autrement ! — ils avaient touché à un problème et, en croyant l’avoir résolu, ils avaient créé une entrave à la solution. — Maintenant, pour atteindre la connaissance, il faut trébucher sur des mots devenus éternels et durs comme la pierre, et on s’y cassera plutôt une jambe que de briser un mot.

48.

« Connais-toi toi-même », c’est là toute la science. — Ce n’est que lorsque l’homme aura atteint la connaissance de toute chose qu’il pourra se connaître lui-même. Car les choses ne sont que les frontières de l’homme.

49.

Le nouveau sentiment fondamental : notre nature définitivement périssable. — Autrefois, on cherchait à éveiller le sentiment de la souveraineté de l’homme en montrant son origine divine : ceci est devenu maintenant un chemin interdit, car à sa porte il y a le singe, avec quelque autre gent animale non moins effroyable : — elle grince des dents, comme si elle voulait dire : pas un pas de plus dans cette direction ! On fait, par conséquent, des tentatives dans la direction opposée : le chemin que prend l’humanité doit servir de preuve à sa souveraineté et à sa nature divine. Hélas ! de cela aussi il n’en est rien ! Au bout de ce chemin se trouve l’urne funéraire du dernier homme qui enterre les morts (avec l’inscription : « nihil humani a me alienum puto »). Quel que soit le degré de supériorité que puisse atteindre l’évolution humaine — et peut-être sera-t-elle à la fin inférieure à ce qu’elle a été au début ! — il n’y a pour elle point de passage dans un ordre supérieur, tout aussi peu que la fourmi et le perce-oreille, à la fin de leur carrière terrestre, entrent dans l’éternité et le sein de Dieu. Le devenir traîne derrière lui ce qui fut le passé : pourquoi y aurait-il pour une petite étoile quelconque et encore pour une petite espèce sur cette étoile, une exception à cet éternel spectacle ! Éloignons de nous de telles sentimentalités.

50.

La foi en l’ivresse. — Les hommes qui ont des moments de sublime ravissement, et qui, en temps ordinaires, à cause du contraste et de l’extrême usure de leurs forces nerveuses, se sentent misérables et désolés, considèrent de pareils moments comme la véritable manifestation d’eux-mêmes, de leur « moi », la misère et la désolation, par contre, comme l’effet du « non-moi ». C’est pourquoi ils pensent à leur entourage, leur époque, leur monde tout entier, avec des sentiments de vengeance. L’ivresse passe à leurs yeux pour être la vie vraie, le moi véritable : ailleurs ils voient les adversaires et les empêcheurs de l’ivresse, quelle que soit l’espèce de cette ivresse, spirituelle, morale, religieuse ou artistique. L’humanité doit une bonne part de ses malheurs à ces ivrognes enthousiastes : car ceux-ci sont les insatiables semeurs de l’ivraie du mécontentement avec soi-même et avec le prochain, du mépris de l’époque et du monde, et surtout de la lassitude. Peut-être tout un enfer de criminels ne saurait-il produire ces suites néfastes et lointaines, ces effets lourds et inquiétants qui corrompent la terre et l’air, et qui sont l’apanage de cette noble petite communauté d’êtres effrénés, fantasques et à moitié toqués, de génies qui ne savent pas se dominer et qui ne parviennent à toutes les jouissances d’eux-mêmes que s’ils se perdent complètement : tandis qu’au contraire le criminel donne souvent encore une preuve d’admirable domination de soi, de sacrifice et de sagesse, et maintient vivantes ces qualités chez ceux qui le craignent. Par lui la voûte céleste qui s’élève au-dessus de la vie devient peut-être dangereuse et obscure, mais l’atmosphère demeure vigoureuse et sévère. — De plus, ces illuminés mettent toutes leurs forces à implanter dans la vie la foi en l’ivresse, comme étant la vie par excellence : une terrible croyance ! Tout comme l’on corrompt maintenant à bref délai les sauvages par l’« eau de feu » qui les fait périr, l’humanité a été corrompue dans son ensemble, lentement et foncièrement, par les eaux de feu spirituelles des sentiments enivrants et par ceux qui en maintenaient vivace le désir : peut-être finira-t-elle par en périr.

51.

Tels que nous sommes ! — « Soyons indulgents envers les grands borgnes ! » — a dit Stuart Mill : comme s’il fallait demander de l’indulgence là où l’on est habitué à accorder de la croyance et même de l’admiration ! Je dis : soyons indulgents à l’égard des hommes à deux yeux, les grands et les petits, car, tels que nous sommes, nous n’arriverons cependant pas au-delà de l’indulgence !

52.

Où sont les nouveaux médecins de l’âme ? — Ce sont les moyens de consolation qui ont imprimé à la vie ce caractère foncièrement misérable auquel on croit maintenant ; la plus grande maladie des hommes est née de la lutte contre les maladies, et les remèdes apparents ont produit à la longue des choses plus fâcheuses que ce dont on voulait se débarrasser par leur moyen. Par ignorance, l’on considérait les remèdes stupéfiants et engourdissants qui agissaient immédiatement, ce que l’on appelait des « consolations », comme des curatifs proprement dits. On ne remarquait même pas que l’on payait souvent ce soulagement immédiat avec une altération de la santé, profonde et générale, que les malades souffraient des effets de l’ivresse, puis de l’absence d’ivresse et enfin d’un sentiment d’inquiétude, d’oppression, de tremblements nerveux et de malaise général. Lorsque l’on était tombé malade jusqu’à un certain degré, on ne guérissait plus, — les médecins de l’âme veillaient à cela, ces médecins généralement accrédités et adorés. — On dit, avec raison, que Schopenhauer a de nouveau pris au sérieux les souffrances de l’humanité : où est celui qui s’avisera enfin de prendre au sérieux l’antidote contre ces souffrances et qui mettra au pilori l’inqualifiable charlatanisme dont s’est servi jusqu’à présent l’humanité pour traiter ses maladies de l’âme sous les noms les plus sublimes ?

53

L’empiétement sur les gens consciencieux. — Ce sont les gens consciencieux et non pas ceux qui manquaient de conscience qui eurent terriblement à souffrir sous la pression des exhortations à la pénitence et de la crainte de l’enfer, surtout s’ils étaient en même temps des hommes d’imagination. On a donc attristé la vie de ceux justement qui avaient le plus besoin de sérénité et d’images agréables — non seulement pour leur propre réconfort et leur propre guérison, mais pour que l’humanité puisse se réjouir de leur aspect et absorber en elle le rayonnement de leur beauté. Hélas ! combien de cruauté superflues, combien de mauvais traitements sont venus des religions qui ont inventé le péché ! Et des hommes qui, par ces religions, ont voulu avoir la plus haute jouissance de leur pouvoir !

54.

Les idées sur la maladie. — Tranquilliser l’imagination du malade pour qu’il n’ait plus à souffrir des idées qu’il se fait de sa maladie, plus que de la maladie elle-même, — je pense que c’est quelque chose ! Et ce n’est pas peu de chose ! Comprenez-vous maintenant notre tâche ?

55.

Les « chemins ». — Les chemins que l’on a appelés « les plus courts » ont toujours fait courir à l’humanité les plus grands dangers ; lorsqu’elle apprend la bonne nouvelle qu’un pareil chemin plus court a été trouvé, l’humanité quitte toujours son chemin — et elle perd le chemin.

56.

L’apostat de l’esprit libre. — Qui donc aurait une aversion contre les hommes pieux et fermes dans leur foi ? Ne les regardons-nous pas, au contraire, avec une vénération silencieuse, en nous réjouissant de leur aspect, avec le regret profond que ces hommes excellents n’aient pas les mêmes sentiments que nous ? Mais d’où vient cette aversion soudaine et sans raison contre celui qui a possédé toute la liberté d’esprit et qui est devenu « croyant » ? Lorsque nous y songeons nous avons l’impression d’avoir vu un spectacle dégoûtant qu’il nous faudrait vite effacer de notre âme ! Ne tournerions-nous pas le dos à l’homme le plus vénéré si nous avions à ce sujet quelque soupçon à son égard ? Et ce ne serait pas puisque nous le condamnerions au point de vue moral, mais à cause du dégoût et de l’effroi qui nous prendraient soudain ! D’où vient cette sévérité de sentiment ? Peut-être l’un ou l’autre voudrait-il nous faire entendre qu’au fond nous ne sommes pas tout à fait sûrs de nous-mêmes ! Que nous plantons autour de nous, au bon moment, les buissons du mépris le plus épineux, pour qu’au moment décisif où l’âge nous rend faibles et oublieux, nous ne puissions plus enjamber notre mépris ! — Franchement, cette supposition porte à faux, et celui qui la fait ne sait rien de ce qui agite et détermine l’esprit libre : combien peu, pour l’esprit libre, le changement d’une opinion paraît-il méprisable en soi ! Combien il vénère, au contraire, la faculté de changer son opinion, une qualité rare et supérieure, surtout lorsqu’on la garde jusqu’à un âge avancé ! Et son orgueil (et non pas sa pusillanimité) va jusqu’à cueillir les fruits défendus du spernere se sperni et du spernere se ipsum, loin de s’arrêter à la crainte des vaniteux et des nonchalants. De plus, la doctrine de l’innocence de toutes les opinions lui paraît aussi certaine que la doctrine de l’innocence de toutes les actions : comment pourrait-il se faire le juge et le bourreau des apostats de la liberté intellectuelle ? L’aspect d’un tel apostat le touche par contre de la même façon dont l’aspect d’une maladie répugnante touche un médecin : le dégoût physique devant ce qui est spongieux, amolli, envahissant, purulent, surmonte un instant la raison et la volonté d’aider. Ainsi notre bonne volonté est terrassée par l’idée de la monstrueuse déloyauté qui a dû dominer chez l’apostat de l’esprit libre, par l’idée d’une dégénérescence générale rongeant jusqu’à l’ossature du caractère.

57.

Autre crainte, autre certitude. — Le christianisme avait fait planer sur la vie une menace illimitée et toute nouvelle, et créé, de même, des certitudes, des jouissances, des récréations toutes nouvelles et de nouvelles évaluations des choses. Notre siècle nie l’existence de cette menace, et en bonne conscience : et pourtant il traîne encore après lui les vieilles habitudes de la certitude chrétienne, de la jouissance, de la récréation, de l’évaluation chrétiennes ! Et jusque dans ses arts et ses philosophies les plus nobles ! Comme tout cela doit paraître faible et usé, boiteux et gauche, arbitrairement fanatique et, avant tout, combien incertain tout cela doit paraître, maintenant que le terrible contraste de tout cela s’est perdu : l’omniprésente crainte du chrétien pour son salut éternel !

58.

Le christianisme et les passions. — On devine dans le christianisme une grande protestation populaire contre la philosophie : la raison des sages anciens avait déconseillé à l’homme les passions, le christianisme veut rendre les passions aux hommes. À cette fin, il dénie toute valeur morale à la vertu, telle que l’entendaient les philosophes, — comme une victoire de la raison sur la passion, — condamne d’une façon générale, toute espèce de bon sens et invite les passions à se manifester avec la plus grande mesure de force et de splendeur : comme amour de Dieu, crainte de Dieu, foi fanatique en Dieu, espoir aveugle en Dieu.

59.

L’erreur comme cordial. — On dira ce que l’on voudra, mais il est certain que le christianisme a voulu délivrer l’homme du poids des engagements moraux en croyant montrer le chemin le plus court vers la perfection : tout comme quelques philosophes croyaient pouvoir se soustraire à la dialectique pénible et longue et à la récolte de faits sévèrement contrôlés, pour renvoyer à « un chemin royal qui mène à la vérité ». C’était une erreur dans les deux cas, — mais pourtant un grand cordial pour les désespérés mourant de fatigue dans le désert.

60.

Tout esprit finit par devenir réellement visible. — Le christianisme s’est assimilé tout l’esprit d’un nombre incalculable d’individus qui avaient besoin d’assujettissement, de tous ces subtils ou grossiers enthousiastes de l’humiliation et de la dévotion. Il s’est ainsi débarrassé de sa lourdeur campagnarde — à quoi l’on pense par exemple vivement en voyant la première image de l’apôtre Paul — pour devenir une religion très spirituelle, avec un visage marqué de mille rides, de faux-fuyants et d’arrière-pensées ; il a donné de l’esprit à l’humanité en Europe, et ne s’est pas contenté de la rendre astucieuse au point de vue théologique. Dans cet esprit, allié à la puissance et très souvent à la profonde conviction et à la loyauté de l’abnégation, il a façonné les individualités les plus subtiles qu’il y ait jamais eu dans la société humaine : les individualités du clergé catholique supérieur et le plus élevé, surtout lorsque celles-ci tiraient leur origine d’une famille noble et apportaient, dès l’origine, la grâce innée des gestes, les yeux dominateurs, de belles mains et des pieds fins. Là le visage humain atteint cette spiritualisation que produit le flot continuel de deux espèces de bonheur (le sentiment de puissance et le sentiment de soumission), après qu’un genre de vie préconçu ait dominé la bête dans l’homme ; là une activité qui consiste à bénir, à pardonner les péchés, à représenter la divinité, maintient sans cesse en éveil, dans l’âme, et même dans le corps, le sentiment d’une mission surhumaine ; là règne ce mépris noble à l’égard de la fragilité du corps, du bien-être et du bonheur, tel qu’il appartient aux soldats de naissance ; on a sa fierté dans l’obéissance, ce qui est le signe distinctif de tous les aristocrates ; on a son idéalisme et son excuse dans l’énorme impossibilité de sa tâche. La puissante beauté et la finesse des princes de l’Église ont toujours démontré chez le peuple la vérité de l’Église ; une brutalisation momentanée du clergé (comme du temps de Luther) amène toujours la croyance au contraire. — Et ce résultat de la beauté et de la finesse humaines, dans l’harmonie de l’extérieur, de l’esprit et de la tâche, serait anéanti en même temps que finissent les religions ? Et il n’y aurait pas moyen d’atteindre quelque chose de plus haut, ni même d’y songer ?

61.

Le sacrifice nécessaire. — Ces hommes sérieux, solides, loyaux, d’une sensibilité profonde qui sont maintenant encore chrétiens de coeur : ils se doivent à eux-mêmes d’essayer une fois, pendant un certain temps, de vivre sans christianisme ; ils doivent à leur foi d’élire ainsi domicile « dans le désert » — afin d’acquérir le droit d’être juges dans la question de savoir si le christianisme est nécessaire. En attendant, ils demeurent attachés à leur glèbe et de là ils insultent le monde qui se trouve par delà leur glèbe : ils s’irritent même lorsque quelqu’un donne à entendre que c’est justement par-delà que se trouve le monde entier, que le christianisme n’est, somme toute, qu’un recoin ! Non, votre témoignage n’aura de poids que lorsque vous aurez vécu pendant des années sans christianisme, avec un loyal désir de pouvoir, au contraire, exister sans christianisme : jusqu’à ce que vous vous soyez éloigné, bien, bien loin de lui. Ce n’est pas lorsque votre mal du pays vous ramène au bercail, mais lorsque c’est le jugement basé sur une comparaison sévère, que votre retour prend une signification ! — Les hommes de l’avenir agiront un jour ainsi avec tous les jugements des valeurs du passé ; il faut les revivre volontairement encore une fois, et de même leurs contraires, — pour avoir enfin le droit de les passer au crible.

62.

De l’origine des religions. — Comment quelqu’un peut-il considérer comme une révélation sa propre opinion sur les choses ? C’est là le problème de la formation des religions : un homme entrait chaque fois en jeu chez qui ce phénomène était possible. La condition première c’était qu’il crût déjà précédemment aux révélations. Soudain, une nouvelle idée lui vient un jour, son idée, et ce qu’il y a d’enivrant dans une grande hypothèse personnelle qui embrasse l’existence et le monde tout entier, pénètre avec tant de puissance dans sa conscience, qu’il n’ose pas se croire le créateur d’une telle béatitude, et qu’il en attribue la cause, et aussi la cause qui occasionne cette pensée nouvelle, à son Dieu : en tant que révélation de ce Dieu. Comment un homme pourrait-il être l’auteur d’un si grand bonheur ? — interroge son doute pessimiste. Mais il y a en plus d’autres leviers qui agissent en secret : on fortifie par exemple une opinion devant soi-même en la considérant comme une révélation, on lui enlève ainsi ce qu’elle a d’hypothétique, on la soustrait à la critique et même au doute, on la rend sacrée. Il est vrai que l’on s’abaisse de la sorte au rôle d’organe, mais notre pensée finit par être victorieuse sous le nom de pensée divine, — ce sentiment de demeurer vainqueur avec elle en fin de compte, ce sentiment se met à prédominer sur le sentiment d’abaissement. Un autre sentiment s’agite encore à l’arrière-plan : lorsque l’on élève son produit au-dessus de soi, faisant, en apparence, abstraction de sa propre valeur, on garde pourtant une espèce d’allégresse de l’amour paternel et de la fierté paternelle qui efface tout, qui fait encore plus qu’effacer.

63.

Haine du prochain. — En admettant que nous considérons notre prochain comme il se considère lui-même — Schopenhauer appelle cela de la compassion, ce serait plus exactement de l’auto-passion, — nous serions forcés de le haïr, si, comme Pascal, il se croit lui-même haïssable. Et c’était bien le sentiment général de Pascal à l’égard des hommes, et aussi celui de l’ancien christianisme que, sous Néron, l’on « convainquit » de l’odium generis humani, comme rapporte Tacite.

64.

Les désespérés. — Le christianisme possède le flair du chasseur pour tous ceux que, de quelque façon que ce soit, on peut amener au désespoir, — (seule une partie de l’humanité y est susceptible). Il est toujours à la poursuite de ceux-ci, toujours à l’affût. Pascal fit l’expérience d’amener chacun au désespoir, au moyen de la connaissance la plus incisive ; — la tentative échoua, ce qui lui procura un second désespoir.

65.

Brahmanisme et christianisme. — Il y a des ordonnances pour arriver au sentiment de puissance : d’une part pour ceux qui savent se dominer eux-mêmes et auxquels, par ce fait, le sentiment de puissance est déjà familier ; d’autre part, pour ceux qui ne savent pas se dominer. Le brahmanisme a eu soin des hommes de la première espèce, le christianisme des hommes de la seconde espèce.

66.

Faculté de vision. — À travers tout le moyen âge, le signe distinctif et véritable de l’humanité supérieure était la faculté d’avoir des visions — c’est-à-dire d’être possédé d’un profond trouble cérébral ! Et, au fond, les règles de vie, de toutes les natures supérieures du moyen âge (les natures religieuses) visent à rendre l’homme capable de visions. Quoi d’étonnant si l’estime exagérée où l’on tient les personnes à moitié dérangées, fantasques, fanatiques, soi disant géniales, ait persisté jusqu’à nos jours ? « Elles ont vu des choses que d’autres ne voient pas » — certainement, et cela devrait nous mettre en garde contre elles et nullement nous rendre crédules !

67.

Le prix des croyants. — Celui qui tient tellement à ce que l’on ait foi en lui qu’il garantit le ciel en récompense de cette croyance, qu’il le garantit à tout le monde, même au larron sur la croix, — celui-là a dû souffrir d’un doute épouvantable et apprendre à connaître les crucifiements de toute espèce : autrement il ne payerait pas ses croyants un prix aussi élevé.

68.

Le premier chrétien. — Le monde entier croit encore au métier d’auteur chez le « Saint-Esprit », ou subit les contre-coups de cette croyance : si l’on ouvre la bible c’est pour « s’édifier », pour trouver à sa propre misère, grande ou petite, un mot de consolation, — bref on s’y cherche et on s’y trouve soi-même. Qu’elle rapporte aussi l’histoire d’une âme des plus ambitieuses et des plus importunes, d’un esprit aussi plein de superstition que d’astuce, l’histoire de l’apôtre Paul, — qui est-ce qui sait cela en dehors de quelques savants ? Pourtant, sans cette histoire singulière, sans les troubles et les orages d’un tel esprit, d’une telle âme, il n’y aurait pas de monde chrétien ; à peine aurions-nous entendu parler d’une petite secte juive dont le maître mourut en croix. Il est vrai que, si l’on avait compris à temps cette histoire, si l’on avait lu, véritablement lu, les écrits de saint Paul, non pas comme on lit les révélations du « Saint-Esprit », mais avec la droiture d’un esprit libre et prime-sautier, sans songer à toute notre détresse personnelle — pendant quinze cents ans il n’y eut pas de pareils lecteurs —, il y a longtemps que c’en serait fait du christianisme : tant il est vrai que ces pages du Pascal juif mettent à nu les origines du christianisme, tout comme les pages du Pascal français nous dévoilent sa destinée et la raison de son issue fatale. Si le vaisseau du christianisme a jeté par-dessus son bord un bon parti de son lest judaïque, s’il est entré, s’il a pu entrer dans les eaux du paganisme, — c’est à l’histoire d’un seul homme qu’il le doit, de cette nature tourmentée, digne de pitié, de cet homme désagréable aux autres et à lui-même. Il souffrait d’une idée fixe, ou plutôt d’une question fixe, toujours présente et toujours brûlante : savoir ce qui en était de la loi juive ? de l’accomplissement de cette loi ? Dans sa jeunesse, il avait voulu y satisfaire lui-même, avide de cette suprême distinction que pouvaient imaginer les juifs, — ce peuple qui a pratiqué la fantaisie du sublime moral plus haut que tout autre peuple et qui a seul réuni la création d’un Dieu saint, avec l’idée du péché considéré comme manquement à cette sainteté. Saint Paul était devenu à la fois le défenseur fanatique et le garde d’honneur de ce Dieu et de sa loi. Sans cesse en lutte et aux aguets contre les transgresseurs de cette loi et contre ceux qui la mettaient en doute, il était dur et impitoyable pour eux et disposé à les punir de la façon la plus rigoureuse. Et voici qu’il fit l’expérience sur sa propre personne qu’un homme tel que lui — violent, sensuel, mélancolique, comme il l’était, raffinant la haine — ne pouvait pas accomplir cette loi ; bien plus, et ce qui lui parut le plus étrange : il s’aperçut que son ambition effrénée était continuellement provoquée à l’enfreindre et qu’il lui fallait céder à cet aiguillon. Qu’est-ce à dire ? Était-ce bien « l’inclination charnelle » qui, toujours à nouveau, le forçait à transgresser la loi ? N’était-ce pas plutôt, comme il s’en douta plus tard, derrière cette inclination, la loi elle-même qui se trouvait ainsi, forcément, inaccomplissable, poussant sans cesse à l’infraction, avec un charme irrésistible ? Mais en ce temps-là il ne possédait pas encore cette échappatoire. Peut-être avait-il sur la conscience, ainsi qu’il le fait entrevoir, la haine, le crime, la sorcellerie, l’idolâtrie, la luxure, l’ivrognerie, le plaisir dans la débauche et dans l’orgie — et quoi qu’il puisse faire pour soulager cette conscience et, plus encore, son désir de domination, par l’extrême fanatisme qu’il mettait dans la défense et la vénération de la loi, il avait des moments où il se disait : « Tout est en vain ! Il n’est pas possible de vaincre le tourment de la loi inaccomplie. » Luther a dû éprouver un sentiment analogue lorsqu’il voulut devenir, dans son cloître, l’homme de l’idéal ecclésiastique et de même que de Luther — qui se mit un jour à haïr et l’idéal ecclésiastique, et le pape, et ses saints, et tout le clergé, avec une haine d’autant plus mortelle qu’il ne pouvait se l’avouer — de même il en advint de saint Paul. La loi devint la croix où il se sentait cloué : combien il la haïssait ! combien il lui en voulait ! comme il se mit à fureter de tous côtés pour trouver un moyen propre à l’anéantir — et non plus à l’accomplir dans sa propre personne ! Mais voici qu’enfin le jour se fit tout à coup dans son esprit, grâce à une vision, comme il ne pouvait en être autrement chez cet épileptique, il est frappé d’une idée libératrice : lui, le fougueux zélateur de la loi qui, au fond de son âme, en était fatigué jusqu’à la mort, voit apparaître sur une route solitaire le Christ avec un rayonnement divin sur le visage, et saint Paul entend ces paroles : « Pourquoi me persécutes-tu ? » Or, en substance, voici ce qui s’était passé : son esprit s’était tout à coup éclairci, et il s’était dit : « L’absurdité, c’est précisément de persécuter ce Jésus-Christ ! Le voilà l’expédient que je cherchais, voilà la vengeance complète, là et nulle part ailleurs j’ai entre les mains le destructeur de la loi ! » Le malade à l’orgueil tourmenté se sent du même coup revenir à la santé, le désespoir moral s’est envolé, car la morale elle-même s’est envolée, anéantie — c’est-à-dire accomplie, là-haut, sur la croix ! Jusqu’à présent cette mort ignominieuse lui avait tenu lieu d’argument principal contre cette « vocation messianique » dont parlaient les adhérents de la nouvelle doctrine : mais qu’adviendrait-il si elle avait été nécessaire, pour abolir la loi ? — Les conséquences énormes de cette idée subite, de cette solution de l’énigme, tourbillonnent devant ses yeux, et il devient tout à coup le plus heureux des hommes, — la destinée des juifs, non, la destinée de l’humanité tout entière, lui semble liée à cette seconde d’illumination soudaine, il tient l’idée des idées, la clef des clefs, la lumière des lumières ; autour de lui gravite désormais l’histoire ! Dès lors il est l’apôtre de l’anéantissement de la loi ! Mourir au mal — cela veut dire aussi mourir à la loi ; c’est vivre selon la chair — vivre aussi selon la loi ! Être devenu un avec le Christ — cela veut dire être devenu, comme lui, destructeur de la loi ; être mort en Christ — cela veut dire aussi mort à la loi ! Quand même il serait possible de pécher encore, ce ne serait du moins pas contre la loi ; « je suis en dehors de la loi », dit-il, et il ajoute : « Si je voulais maintenant confesser de nouveau la loi et m’y soumettre, je rendrais le Christ complice du péché » ; car la loi n’existait que pour engendrer toujours le péché, comme un sang corrompu fait sourdre la maladie ; Dieu n’aurait jamais pu décider la mort du Christ si l’accomplissement de la loi avait été possible sans cette mort ; désormais non seulement tous les péchés nous sont remis, mais le péché lui-même est aboli ; désormais la loi est morte, désormais est mort l’esprit charnel où elle habitait — ou bien du moins cet esprit est sans cesse en train de mourir, de tomber en putréfaction. Quelques jours à vivre encore au sein de cette putréfaction ! — tel est le sort du chrétien, avant qu’uni avec le Christ il ne ressuscite avec le Christ, participant avec le Christ à la gloire divine, désormais « fils de Dieu » comme le Christ. — Ici l’exaltation de saint Paul est à son comble et avec elle l’importunité de son âme, — l’idée de l’union avec le Christ lui a fait perdre toute pudeur, toute mesure, toute soumission, et l’indomptable volonté de domination se révèle dans un enivrement anticipant la gloire divine. — Tel fut le premier chrétien, l’inventeur du christianisme ! Avant lui il n’y avait que quelques sectaires juifs. -

69.

Inimitable. — Il y a une énorme tension entre l’envie et l’amitié, entre le mépris de soi et la fierté : les Grecs vivaient dans la première, les chrétiens dans la seconde.

70.

À quoi sert une intelligence grossière. — L’église chrétienne est une encyclopédie des cultes d’autrefois, des conceptions d’origines multiples, et c’est pour cela qu’elle a tant de succès avec ses missions : elle pouvait aller jadis et elle peut encore maintenant aller où elle veut, elle se trouvait et elle se trouve toujours en présence de quelque chose qui lui ressemble, à quoi elle peut s’assimiler, et substituer peu à peu son sens propre. Ce n’est pas ce qu’elle a en elle de chrétien, mais ce qu’il y a d’universellement païen dans ses usages qui est cause du développement de cette religion universelle ; ses idées qui ont leurs racines en même temps dans l’esprit judaïque et dans l’esprit hellénique, ont su s’élever dès l’abord, tant au-dessus des séparations et des subtilités de races et de nations qu’au-dessus des préjugés. Bien que l’on ait le droit d’admirer cette force de marier les choses les plus différentes, il ne faut cependant pas oublier les qualités méprisables de cette force, — cette étonnante grossièreté, cette sobriété de son intellect, au moment où l’Église s’est formée, qui lui permettaient de s’accommoder ainsi de tous les régimes et de digérer les contradictions comme les cailloux.

71.

La vengeance chrétienne contre Rome. — Rien ne fatigue peut-être autant que l’aspect d’un perpétuel vainqueur, — on avait vu Rome s’assujettir pendant deux cents ans, un peuple après l’autre, le cercle était accompli, tout avenir semblait arrêté, toute chose était préparée à durer éternellement, — et lorsque l’empire construisait, on construisait avec l’arrière-pensée de l’« aere perennius » ; — nous qui ne connaissons que la « mélancolie des ruines », pouvons à peine comprendre cette mélancolie toute différente des constructions éternelles, contre quoi il fallait tâcher de se défendre comme on pouvait, — par exemple avec la légèreté d’Horace. D’autres cherchèrent d’autres consolations contre la fatigue qui frisait le désespoir, contre la conscience mortelle que dès lors tous mouvements de la pensée et du coeur seraient sans espoir, que partout guettait la grosse araignée qui boirait impitoyablement le sang où qu’il puisse encore couler. — Cette haine muette du spectateur fatigué, longue d’un siècle, cette haine contre Rome partout où dominait Rome, finit par se décharger dans le christianisme qui résuma Rome, le « monde » et le « péché », dans un seul sentiment ; on se vengea de Rome en imaginant la fin du monde prochaine et soudaine, on se vengea de Rome en introduisant de nouveau un avenir — Rome avait su tout transformer en histoire de son passé et de son présent — un avenir avec lequel Rome ne supporterait pas la comparaison ; on se vengea de Rome en rêvant du jugement dernier, — et le juif crucifié, symbole du salut, apparaissait comme la plus profonde dérision, en face des superbes préteurs des provinces romaines, car dès lors ils apparurent comme les symboles de la perdition et du « monde » mûr pour sa chute.

72.

L’« outre-tombe ». — Le christianisme trouva la conception des peines infernales dans tout l’Empire romain : les nombreux cultes mystiques avaient couvé cette idée avec une complaisance toute particulière, comme si c’était là l’oeuf le plus fécond de leur puissance. Épicure ne croyait rien pouvoir faire de plus grand pour ses semblables que d’extirper cette croyance jusque dans ses racines : son triomphe a trouvé son plus bel écho dans la bouche d’un disciple de sa doctrine, disciple sombre, mais venu à la clarté, le Romain Lucrèce. Hélas ! son triomphe vint trop tôt, — le christianisme prit sous sa protection particulière la croyance aux épouvantes du Styx, qui se flétrissait déjà, et il fit bien ! Comment, sans ce coup d’audace en plein paganisme, aurait-il pu remporter la victoire sur la popularité des cultes de Mitra et d’Isis ? C’est ainsi qu’il mit les gens craintifs de son côté, — les adhérents les plus enthousiastes d’une foi nouvelle ! Les juifs, étant un peuple qui tenait et tient à la vie, comme les Grecs et plus encore que les Grecs, avaient peu cultivé cette idée. La mort définitive, comme châtiment du pécheur, la mort sans résurrection, comme menace extrême, — voilà qui impressionnait suffisamment ces hommes singuliers qui ne voulaient pas se débarrasser de leur corps, mais qui, dans leur égypticisme raffiné, espéraient se sauver pour toute éternité. (Un martyr juif dont il est question au deuxième livre des Macchabées, ne songe pas à renoncer aux entrailles qui lui ont été arrachées ; il tient à les avoir lorsque ressusciteront les morts — cela est bien juif !) Les premiers chrétiens étaient bien loin de l’idée des peines éternelles, ils pensaient être délivrés « de la mort » et ils attendaient, de jour en jour, une métamorphose et non plus une mort. (Quelle étrange impression a dû produire le premier décès parmi ces gens qui étaient dans l’attente ! Quel mélange d’étonnement, d’allégresse, de doute, de pudeur et de passion ! — c’est là vraiment un sujet digne du génie d’un grand artiste !). Saint Paul ne sut rien dire de mieux à la louange de son Sauveur si ce n’est qu’il avait ouvert à chacun les portes de l’immortalité, — il ne croyait pas encore à la résurrection de ceux qui n’étaient pas sauvés ; bien plus, en raison de sa doctrine de la loi inaccomplissable et de la mort considérée comme conséquence du péché, il soupçonnait même que personne en somme n’était jusqu’alors devenu immortel (sauf un petit nombre, un petit nombre d’élus, par la grâce et sans mérite) ; ce n’est que maintenant que l’immortalité commence à ouvrir ses portes, — et peu d’élus y ont accès : l’orgueil de celui qui est élu ne peut pas manquer d’ajouter cette restriction. Ailleurs, lorsque l’instinct de vie n’était pas aussi grand que parmi les juifs et les juifs chrétiens, et lorsque la perspective de l’immortalité ne paraissait pas, simplement, plus précieuse que la perspective d’une mort définitive, l’adjonction, païenne il est vrai, mais point totalement anti-judaïque de l’enfer devint un instrument propice aux mains des missionnaires : alors naquit cette nouvelle doctrine que le pécheur et le non-sauvé sont, eux aussi, immortels, la doctrine de la damnation éternelle, et cette doctrine fut plus puissante que l’idée de la mort définitive qui se mit à pâlir dès lors. C’est la science qui a dû refaire la conquête de cette idée, en repoussant en même temps toute autre représentation de la mort et toute espèce de vie dans l’audelà. Nous sommes devenus plus pauvres d’une chose intéressante : la vie « après la mort » ne nous regarde plus ! — c’est là un indicible bienfait qui est encore trop récent pour être considéré comme tel dans le monde entier. — Et voici qu’Épicure triomphe de nouveau !

73.

Pour la « vérité » ! — « La vérité du christianisme était démontrée par la conduite vertueuse des chrétiens, leur fermeté dans la souffrance, leur foi inébranlable et avant tout par leur expansion et leur accroissement malgré toutes les misères. » — Vous parlez ainsi aujourd’hui encore ! C’est à faire pitié ! Apprenez donc que tout cela ne prouve rien, ni pour ni contre la vérité, qu’il faut démontrer la vérité autrement que la véracité, et que cette dernière n’est nullement un argument en faveur de la première.

74.

Arrière-pensée chrétienne. — Les chrétiens des premiers siècles n’auraient-ils pas eu généralement cette arrière-pensée : « Il vaut mieux se persuader que l’on est coupable que de se persuader que l’on est innocent, car on ne sait jamais comment un juge aussi puissant pourra être disposé, — mais il est à craindre qu’il n’espère trouver que des coupables qui ont conscience de leur faute. Avec sa grande puissance il fera plutôt grâce à un coupable que d’avouer que celui-ci est dans son droit. » — C’était là le sentiment des pauvres gens de province devant le préteur romain : « Il est trop fier pour que nous osions être innocents. » Pourquoi ce sentiment n’aurait-il pas reparu lorsque les chrétiens voulurent se représenter le juge suprême !

75.

Ni européen ni noble. — Il y a quelque chose d’oriental et quelque chose de féminin dans le christianisme : c’est ce que révèle, à propos de Dieu, la pensée « qui aime bien châtie bien » ; car les femmes en Orient considèrent le châtiment et la claustration sévère de leur personne, à l’écart du monde, comme un témoignage d’amour de la part de leur mari, et elles se plaignent lorsque ce témoignage fait défaut.

76

Mal penser c’est rendre mauvais. — Les passions deviennent mauvaises et perfides lorsqu’on les considère d’une façon mauvaise et perfide. C’est ainsi que le christianisme a réussi à faire d’Éros et d’Aphrodite — sublimes puissances capables d’idéalité — des génies infernaux et des esprits trompeurs, en créant dans la conscience des croyants, à chaque excitation sexuelle, des remords qui allaient jusqu’à la torture. N’est-ce pas épouvantable de transformer des sensations nécessaires et régulières en une source de misère intérieure et de rendre ainsi, volontairement, la misère intérieure nécessaire et régulière chez tous les hommes ! De plus, cette misère demeure secrète, mais elle n’en a que des racines plus profondes : car tous n’ont pas comme Shakespeare dans ses sonnets le courage d’avouer sur ce point leur mélancolie chrétienne. — Une chose, contre quoi l’on est forcé de lutter, que l’on doit maintenir dans ses limites, ou même, dans certains cas, se sortir complètement de la tête, devra-t-elle donc toujours être appelée mauvaise ? N’est-ce pas l’habitude des âmes vulgaires de considérer toujours un ennemi comme mauvais ? A-t-on le droit d’appeler Éros un ennemi ? Les sensations sexuelles, tout comme les sensations de pitié et d’adoration, ont cela de particulier qu’en les éprouvant l’homme fait du bien à un autre homme par son plaisir — on ne rencontre déjà pas tant de ces dispositions bienfaisantes dans la nature ! Et c’est justement l’une d’elles que l’on calomnie et que l’on corrompt par la mauvaise conscience ! On assimile la procréation de l’homme à la mauvaise conscience ! — Mais cette diabolisation d’Éros a fini par avoir un dénouement de comédie : le « démon » Éros est devenu peu à peu plus intéressant pour les hommes que les anges et les saints, grâce aux cachotteries et aux allures mystérieuses de l’Église dans toutes les choses érotiques : c’est grâce à l’Église que les affaires d’amour devinrent le seul intérêt véritable commun à tous les milieux, — avec une exagération qui paraîtrait incompréhensible à l’antiquité — et qui ne manquera pas un jour de provoquer l’hilarité. Toute notre poésie, toute notre pensée, du plus haut au plus bas, est marquée et plus que marquée par l’importance diffuse que l’on donne à l’amour, présenté toujours comme événement principal. Peut-être qu’à cause de ce jugement la postérité trouvera à tout l’héritage de la civilisation chrétienne quelque chose de mesquin et de fou.

77.

Les tortures de l’âme. — Pour les moindres tortures que quelqu’un fait subir à un corps étranger, tout le monde pousse maintenant les hauts cris ; l’indignation contre un homme capable d’une pareille action éclate spontanément ; nous allons même jusqu’à trembler rien qu’en nous figurant la torture que l’on pourrait infliger à un homme ou à un animal, et notre souffrance devient insupportable lorsque nous entendons parler d’un acte manifeste de cet ordre. Mais on est encore bien éloigné d’avoir le même sentiment, aussi général et aussi déterminé, pour ce qui en est des tortures de l’âme et de ce qu’elles ont d’épouvantable. Le christianisme les a mises en usage dans une mesure insolite et il prêche encore constamment ce genre de martyre, il va même jusqu’à se plaindre de défections et de tiédeurs lorsqu’il rencontre un état d’âme sans de telles tortures. — De tout cela il résulte que l’humanité se comporte encore aujourd’hui, en face des bûchers spirituels, des tortures de l’esprit et des instruments de torture, avec la même patience et la même incertitude craintives qu’elle avait autrefois à l’égard des cruautés commises sur des corps d’hommes ou d’animaux. Certes, l’enfer n’est pas demeuré une vaine parole ; et aux réelles craintes de l’enfer qui venaient d’être créées correspondait une nouvelle espèce de pitié, une horrible et pesante compassion, autrefois inconnue, avec ces êtres « irrévocablement damnés », la pitié que manifeste par exemple l’Hôte de Pierre vis-à-vis de Don Juan et qui, durant les siècles chrétiens, a dû souvent faire gémir les pierres. Plutarque présente une sombre image de l’état de l’homme superstitieux dans le paganisme : cette image devient anodine lorsque l’on met en parallèle le chrétien du moyen âge qui présume qu’il ne pourra plus échapper aux « tourments éternels ». Il voit apparaître devant lui d’épouvantables présages : Peut-être une cigogne qui tient un serpent dans son bec et qui hésite à l’avaler. Ou bien il voit la nature tout entière pâlir soudain, ou bien des couleurs enflammées courir sur le sol. Ou bien les fantômes des parents morts apparaissent avec des visages qui portent les traces de souffrances horribles. Ou bien encore les murs obscurs dans la chambre de l’homme endormi s’illuminent, et, dans de jaunes fumées se dressent des instruments de torture, s’agite un fouillis de serpents et de démons. Quel épouvantable asile le christianisme a-t-il su faire de cette terre, rien qu’en exigeant partout des crucifix, désignant ainsi la terre comme un lieu où « le juste est tourmenté à mort » ! Et lorsque l’ardeur d’un grand prédicateur présentait en public les secrètes souffrances de l’individu, les tortures de la « chambre solitaire », lorsque, par exemple, un Whitefield prêchait « comme un mourant à des mourants », tantôt pleurant à chaudes larmes, tantôt frappant violemment du pied, parlant avec passion, d’un ton brusque et incisif, sans craindre de diriger tout le poids de son attaque sur une seule personne présente, la repoussant de la communauté avec une dureté excessive, — ne semblait-il pas que la terre voulût se transformer chaque fois en un « champ de malédiction » ! On vit alors des hommes accourus en masses, les uns auprès des autres, comme saisis d’un accès de folie ; beaucoup étaient pris de crampes d’angoisse ; d’autres gisaient évanouis et sans mouvements ; quelques-uns tremblaient violemment, ou bien le bruit strident de leurs cris traversait l’air pendant des heures. Partout c’était la respiration saccadée de gens à moitié étranglés qui aspirent l’air avec bruit. « Et, en vérité, dit le témoin oculaire d’un pareil sermon, presque tous les sons que l’on percevait semblaient être provoqués par les amères souffrances des agonisants. » — N’oublions pas que ce fut le christianisme qui fit du lit de mort un lit de martyre et que les scènes que l’on y vit depuis lors, les accents terrifiants qui pour la première fois y furent possibles, les sens et le sang d’innombrables témoins furent empoisonnés pour le présent et pour l’avenir dans leurs enfants. Que l’on se figure un homme candide qui ne peut effacer le souvenir de paroles comme celles-ci : « Ô éternité ! Puissé-je ne pas avoir d’âme ! Puissé-je n’être jamais né ! Je suis damné, damné, perdu à jamais ! Il y a six jours vous auriez pu m’aider. Mais c’est fini maintenant. J’appartiens au diable, avec lui je veux aller en enfer. Brisez-vous, pauvres coeurs de pierre ! Vous ne voulez pas vous briser ? Que peut-on faire de plus pour des coeurs de pierre ? Je suis damné, afin que vous soyez sauvés ! Le voici ! Oui, le voici ! Viens, bon démon ! Viens ! » —

78.

La justice vengeresse. — Le malheur et la faute — ces deux choses ont été mises par le christianisme sur une même balance : en sorte que, lorsque le malheur qui succède à une faute est grand, l’on mesure, maintenant encore, involontairement, la grandeur de la faute ancienne d’après ce malheur. Mais ce n’est pas là une évaluation antique et c’est pourquoi la tragédie grecque, où il est si abondamment question de malheur et de faute, bien que dans un autre sens, fait partie des grandes libératrices de l’esprit, en une mesure que les anciens mêmes ne pouvaient comprendre. Ceux-ci étaient demeurés assez insouciants pour ne pas fixer de « relation adéquate » entre la faute et le malheur. La faute de leurs héros tragiques est, à vrai dire, le caillou qui les fait trébucher, par quoi il leur arrive bien de se casser un bras ou de perdre un oeil ; et le sentiment antique ne manquait pas de dire : « Certes, il aurait dû suivre son chemin avec un peu plus de précaution et moins d’orgueil ! » Mais c’est au christianisme qu’il fut réservé de dire : Il y a là un grand malheur et derrière ce grand malheur il faut qu’une grande faute, une faute tout aussi grande se trouve cachée, bien que nous ne puissions pas la voir distinctement ! Si tu ne sens pas cela, malheureux, c’est que ton coeur est endurci, — et il t’arrivera des choses bien pires encore ! » — Il y eut aussi, dans l’antiquité, des malheurs véritables, des malheurs purs, innocents. Ce n’est que dans le christianisme que toute punition devint punition méritée : le christianisme rend encore souffrante l’imagination de celui qui souffre, en sorte que le moindre malaise provoque chez cette victime le sentiment d’être moralement réprouvé et répréhensible. Pauvre humanité ! — Les Grecs ont un mot particulier pour désigner le sentiment de révolte qu’inspirait le malheur des autres : chez les peuples chrétiens ce sentiment était interdit, c’est pourquoi ils ne donnent point de nom à ce frère plus viril de la pitié.

79.

Une proposition. — Si, d’après Pascal et le christianisme, notre moi est toujours haïssable, comment pouvons-nous autoriser et accepter que d’autres se mettent à l’aimer — fussent-ils Dieu ou hommes ? Ce serait contraire à toute bonne convenance de se laisser aimer alors que l’on sait fort bien que l’on ne mérite que la haine, — pour ne point parler d’autres sentiments défensifs — « Mais c’est là justement le règne de la grâce. » — Votre amour du prochain est donc une grâce ? Votre pitié est une grâce ? Eh bien ! si cela vous est possible, faites un pas de plus : aimez-vous vous-mêmes par grâce, — alors vous n’aurez plus du tout besoin de votre Dieu, et tout le drame de la chute et de la rédemption se déroulera en vous-mêmes jusqu’à sa fin !

80.

Le chrétien compatissant. — La compassion chrétienne en face de la souffrance du prochain a un revers : c’est la profonde suspicion en face de toutes les joies du prochain, de la joie que cause au prochain tout ce qu’il veut, tout ce qu’il peut.

81.

Humanité du saint. — Un saint s’était égaré parmi les croyants et ne parvenait pas à supporter la haine continuelle de ceux-ci contre le péché. Enfin il finit par dire : « Dieu a créé toutes choses, sauf le péché : quoi d’étonnant s’il ne lui veut pas de bien ? — Mais l’homme a créé le péché — et il repousserait cet enfant unique, rien que parce qu’il déplaît à Dieu, le grand-père du péché : Est-ce humain ? À tout seigneur tout honneur ! — mais le coeur et le devoir devraient avant tout parler en faveur de l’enfant — et en second lieu seulement pour l’honneur du grand-père ! »

82.

L’attaque intellectuelle. — « Il faut que tu arranges cela avec toi-même, car c’est ta vie qui est en jeu. » C’est Luther qui nous interpelle ainsi et il croit nous mettre le couteau sur la gorge. Mais nous le repoussons avec les paroles de quelqu’un de plus haut et de plus circonspect : « Il nous appartient de ne point nous former d’opinion sur telle ou telle chose, pour épargner de la sorte l’inquiétude à notre âme. Car, de par leur nature, les choses ne peuvent nous forcer à avoir une opinion. »

83.

Pauvre humanité ! — Une goutte de sang de plus ou de moins dans le cerveau peut rendre notre vie indiciblement misérable et pénible. Cette goutte nous fait alors souffrir plus que l’aigle ne faisait souffrir Prométhée. Mais cela n’est vraiment tout à fait épouvantable que lorsque l’on ne sait même pas que c’est cette goutte qui en est la cause. Et que l’on se figure que c’est « le diable », ou bien « le péché » ! —

84.

La philologie du christianisme. — On peut assez bien se rendre compte combien peu le christianisme développe le sens de la probité et de la justice en analysant le caractère des oeuvres de ses savants. Ceux-ci avancent leurs suppositions avec autant d’audace que si elles étaient des dogmes, et l’interprétation d’un passage de la Bible les met rarement dans un embarras loyal. On lit sans cesse : « J’ai raison, car il est écrit — », et alors c’est une telle impertinence arbitraire dans l’interprétation qu’elle fait s’arrêter un philologue entre la colère et le rire pour se demander toujours à nouveau : Est-il possible ! Cela est-il loyal ? Est-ce seulement convenable ? Les déloyautés que l’on commet à ce sujet sur les chaires protestantes, la façon grossière dont le prédicateur exploite le fait que personne ne peut lui répondre, déforme et accommode la Bible et inculque ainsi au peuple, de toutes les manières, l’art de mal lire, — tout cela ne sera méconnu que par celui qui ne va jamais ou qui va toujours à l’église. Mais, en fin de compte, que peut-on attendre des effets d’une religion qui, pendant les siècles de sa fondation, a exécuté cette extraordinaire farce philologique autour de l’Ancien Testament ? Je veux dire la tentative d’enlever l’Ancien Testament aux juifs avec l’affirmation qu’il ne contenait que des doctrines chrétiennes et qu’il ne devait appartenir qu’aux chrétiens, le véritable peuple d’Israël, tandis que les juifs n’avaient fait que se l’arroger. Il y eut alors une rage d’interprétation et de substitution qui ne pouvait certainement pas s’allier à la bonne conscience ; quelles que fussent les protestations des juifs, partout, dans l’Ancien Testament, il devait être question du Christ, et rien que du Christ, partout notamment de sa croix, et tous les passages où il était question de bois, de verge, d’échelle, de rameau, d’arbre, de roseau, de bâton ne pouvaient être que des prophéties relatives aux bois de la croix : même l’érection de la licorne et du serpent d’airain, Moïse lui-même avec les bras étendus pour la prière, et les lances où rôtissait l’agneau pascal, — tout cela n’était que des allusions et, en quelque sorte, des préludes de la croix ! Ceux qui prétendaient ces choses, les ont-ils jamais crues ? L’Église n’a même pas reculé devant des interpolations dans le texte de la version des Septentes (par exemple au psaume 96, verset 10), pour donner après coup au passage frauduleusement introduit le sens d’une prophétie chrétienne. C’est que l’on se trouvait en état de lutte et que l’on songeait aux adversaires et non à la loyauté.

85.

Subtilité dans la pénurie. — Gardez-vous surtout de vous moquer de la mythologie des Grecs, sous prétexte qu’elle ressemble si peu à votre profonde métaphysique ! Vous devriez admirer un peuple qui, dans ce cas particulier, a imposé un arrêt à sa rigoureuse intelligence et qui a eu longtemps assez de tact pour échapper au danger de la scolastique et de la superstition sophistique.

86.

Les interprètes chrétiens du corps. — Tout ce qui peut provenir de l’estomac, des intestins, des battements du coeur, des nerfs, de la bile, de la semence — toutes ces indispositions, ces affaiblissements, ces irritations, tous les hasards de la machine, qui nous est si peu connue — tout cela un chrétien comme Pascal le considère comme un phénomène moral et religieux, et il se demande si c’est Dieu ou le diable, le bien ou le mal, le salut ou la damnation qui y sont en cause. Hélas ! quel interprète malheureux ! Comme il lui faut contourner et torturer son système ! Comme il lui faut se tourner et se torturer lui-même pour garder raison !

87.

Le miracle moral. — Dans le domaine moral, le chrétien ne connaît que le miracle : le changement soudain de toutes les évaluations, le renoncement soudain à toutes les habitudes, le penchant soudain et irrésistible vers des personnes et des objets nouveaux. Il considère ce phénomène comme l’action de Dieu et l’appelle acte de régénération, il lui prête une valeur unique et incomparable. — Tout ce qui pour le reste s’appelle encore moralité et qui est sans rapport avec ce miracle, devient, de la sorte, indifférent au chrétien, et, en tant que sentiment de bien-être et de fierté, peut-être même un objet de crainte. Le canon de la vertu, de la loi accomplie, est établi dans le Nouveau Testament, mais de façon à ce que ce soit le canon de la vertu impossible : les hommes qui aspirent encore à une perfection morale doivent apprendre, en regard d’un pareil canon, à se sentir de plus en plus éloignés de leur but, ils doivent désespérer de la vertu et finir par se jeter au coeur de l’Être compatissant. — Ce n’est qu’avec cette conclusion que les efforts moraux chez le chrétien pouvaient encore être regardés comme ayant de la valeur ; la condition que ces efforts demeurassent toujours stériles, pénibles et mélancoliques, était donc indispensable ; c’est ainsi qu’ils pouvaient encore servir à provoquer cette minute extatique où l’homme assiste au « débordement de la grâce » et au miracle moral : — pourtant, cette lutte pour la moralité n’est pas nécessaire, car il n’est point rare que ce miracle n’assaille le pécheur, justement à l’endroit où fleurit, en quelque sorte, la lèpre du péché ; l’écart hors du péché le plus profond et le plus foncier apparaît même plus facile, et aussi, comme preuve évidente du miracle, plus désirable. — Pénétrer le sens d’un tel revirement soudain, déraisonnable et irrésistible, d’un tel passage de la plus profonde misère au plus profond sentiment de bien-être, au point de vue physiologique (peut-être est-ce une épilepsie masquée ?) — c’est l’affaire des médecins aliénistes qui ont abondamment l’occasion d’observer de pareils « miracles » (par exemple sous forme de manie du crime ou de manie du suicide). Le « résultat plus agréable », relativement du moins, dans le cas du chrétien, — ne crée pas de différence essentielle.

88.

Luther, le grand bienfaiteur. — Ce que Luther a fait de plus important, c’est d’avoir éveillé la méfiance à l’égard des saints et de la vie contemplative tout entière : à partir de son époque seulement le chemin qui mène à une vie contemplative non chrétienne a de nouveau été rendu accessible en Europe et un frein a été mis au mépris de l’activité laïque. Luther, qui resta un brave fils de mineur lorsqu’on l’eut enfermé dans un couvent, où, à défaut d’autres profondeurs et d’autres « filons », il descendit en lui-même pour y creuser de terribles galeries souterraines ; Luther s’aperçut enfin qu’une vie sainte et contemplative lui était impossible et que l’« activité » qu’il tenait de naissance le minerait corps et âme. Trop longtemps il essaya de trouver par les mortifications le chemin qui mène à la sainteté, — mais il finit enfin par prendre une résolution et par se dire à part lui : « Il n’existe pas de véritable vie contemplative ! Nous nous sommes laissés tromper ! Les saints ne valaient pas plus que nous tous. » — C’était là, il est vrai, une façon bien paysanne d’avoir raison, — mais pour des Allemands de cette époque, c’était la seule qui fût véritablement appropriée : comme ils étaient édifiés de pouvoir lire dans le catéchisme de Luther : « En dehors des dix commandements, il n’y a pas d’oeuvre qui puisse plaire à Dieu, — les oeuvres spirituelles, tant vantées des saints, sont purement imaginaires » !

89.

Le doute comme péché. — Le christianisme a fait tout ce qui lui était possible pour fermer un cercle autour de lui : il a déclaré que le doute, à lui seul, constituait un péché. On doit être précipité dans la foi sans l’aide de la raison, par un miracle, et y nager dès lors comme dans l’élément le plus clair et le moins équivoque : un regard jeté vers la terre ferme, la pensée seule que l’on pourrait peut-être ne pas exister que pour nager, le moindre mouvement de notre nature d’amphibie — suffisent pour nous faire commettre un péché ! Il faut remarquer que, de la sorte, les preuves de la foi et toute réflexion sur l’origine de la foi sont condamnables. On exige l’aveuglement et l’ivresse, et un chant éternel au-dessus des vagues où la raison s’est noyée !

90.

Égoïsme contre égoïsme. — Combien y en a-t-il qui tirent encore cette conclusion : « La vie serait intolérable s’il n’y avait point de Dieu ! » (Ou bien comme on dit dans les milieux idéalistes : « La vie serait intolérable si elle n’avait pas au fond sa signification morale ! ») — Donc il faut qu’il y ait un Dieu (ou bien une signification morale de l’existence) ! En vérité, il en est tout autrement. Celui qui s’est habitué à cette idée ne désire pas vivre sans elle : elle est donc nécessaire à sa conservation, — mais quelle présomption de décréter que tout ce qui est nécessaire à ma conservation doit exister en réalité ! Comme si ma conservation était quelque chose de nécessaire ! Que serait-ce si d’autres avaient le sentiment contraire ! s’ils se refusaient justement à vivre sous les conditions de ces deux articles de foi, et si, une fois ces conditions réalisées, la vie ne leur semblait plus digne d’être vécue ! — Et il en est maintenant ainsi !

91.

La bonne foi de Dieu. — Un Dieu qui est omniscient et omnipotent et qui ne veillerait même pas à ce que ses intentions fussent comprises par ses créatures — serait-ce là un Dieu de bonté ? Un Dieu qui laisse subsister pendant des milliers d’années des doutes et des hésitations innombrables, comme si ces doutes et ces hésitations étaient sans importance pour le salut de l’humanité, et qui pourtant fait prévoir les conséquences les plus épouvantables au cas où l’on se méprendrait sur la vérité ? Ne serait-il pas un Dieu cruel s’il possédait la vérité et s’il pouvait assister froidement au spectacle de l’humanité se tourmentant pitoyablement à cause d’elle ? — Mais peut-être est-il quand même un Dieu d’amour et ne pouvait-il pas s’exprimer plus clairement ! Manquait-il peut-être d’esprit pour cela ? ou d’éloquence ? Ce serait d’autant plus grave ! Car alors il se serait peut-être trompé dans ce qu’il appelle sa « vérité » et il ressemblerait beaucoup au « pauvre diable dupé » ! Ne lui faut-il pas alors supporter presque les tourments de l’enfer quand il voit ainsi souffrir ses créatures, et plus encore, souffrir pour toute éternité, à cause de la connaissance de sa personne, et qu’il ne peut ni conseiller ni secourir, si ce n’est comme un sourd-muet qui fait toutes sortes de signes indistincts lorsque son enfant ou son chien est assailli du danger le plus épouvantable. Un croyant dans la détresse qui raisonnerait ainsi serait vraiment pardonnable si la compassion avec le Dieu souffrant était plus à sa portée que la compassion avec les « prochains », — car ceux-ci ne sont plus ses prochains si ce grand solitaire originaire est le plus souffrant de tous, celui qui a le plus besoin de consolation. — Toutes les religions portent l’indice d’une origine redevable à un état d’intellectualité humaine trop jeune et qui n’avait pas encore atteint sa maturité, elles prennent toutes extraordinairement à la légère l’obligation de dire la vérité : elles ne savent encore rien d’un devoir de Dieu envers les hommes, le devoir d’être précis et véridique dans ses communications. — Personne n’a été plus éloquent que Pascal pour parler du « Dieu caché » et des raisons qu’il a à se tenir si caché et à ne dire jamais les choses qu’à demi, ce qui indique bien que Pascal n’a jamais pu se tranquilliser à ce sujet : mais il parle avec tant de confiance que l’on pourrait croire qu’il s’est trouvé par hasard dans les coulisses. Il sentait vaguement que le « deus absconditus » ressemblait à quelque chose comme de l’immoralité, mais il aurait eu honte et il aurait craint de se l’avouer à lui-même : c’est pourquoi il parlait aussi haut qu’il pouvait, comme quelqu’un qui a peur.

92.

Au lit de mort du christianisme. — Les hommes véritablement actifs se passent maintenant de christianisme, et les hommes plus tempérés et plus contemplatifs de la moyenne intellectuelle ne possèdent plus qu’un christianisme apprêté, c’est-à-dire singulièrement simplifié. Un Dieu qui, dans son amour, dispose tout pour notre bien final, un Dieu qui nous donne et nous prend notre vertu tout comme notre bonheur, en sorte que tout finit, en somme, par bien se passer, et qu’il ne reste plus de raison pour prendre la vie en mauvaise part ou même pour l’accuser, en un mot la résignation et l’humilité élevées au rang de divinité, — c’est là ce qui est demeuré du christianisme de meilleur et de plus vivant. Mais on devrait s’apercevoir que, de cette manière, le christianisme a passé à un doux moralisme : à la place de « Dieu, la liberté et l’immortalité », c’est une façon de bienveillance et de sentiments honnêtes qui est resté, et aussi la croyance que, dans l’univers tout entier, règneront la bienveillance et les sentiments honnêtes : c’est l’euthanasie du christianisme.

93.

Qu’est-ce que la vérité ? — Qui ne se plaira à écouter les déductions que font volontiers les croyants : « La science ne peut pas être vraie, car elle nie Dieu. Donc elle ne vient pas de Dieu ; donc elle n’est pas vraie, car Dieu est la vérité. » Ce n’est pas la déduction, mais l’hypothèse première qui contient l’erreur. Comment, si Dieu n’était précisément pas la vérité, et si c’était cela qui est maintenant démontré ? S’il était la vanité, le désir de puissance, l’impatience, la crainte, la folie ravie et épouvantée des hommes ?

94.

Remède contre le déplaisir. — Saint Paul déjà croyait qu’un sacrifice était nécessaire afin que le profond déplaisir de Dieu à cause du péché fût supprimé : et depuis lors les chrétiens n’ont pas cessé d’épancher sur une victime la mauvaise humeur qu’ils se causaient à eux-mêmes, — que ce soit le « monde », ou l’« histoire », ou la « raison », ou la joie, ou encore la tranquillité des autres hommes, — il faut que n’importe quoi, mais quelque chose de bien, meure pour leurs péchés (si ce n’est même qu’en effigie) !

95.

La réfutation historique est la réfutation définitive. — Autrefois, on cherchait à démontrer qu’il n’y a point de Dieu, — aujourd’hui l’on montre comment cette foi en l’existence d’un Dieu a pu se former et par quoi cette foi a pris du poids et de l’importance : c’est ainsi que la contre-preuve qu’il n’y a point de Dieu devient inutile. — Autrefois, lorsque l’on avait réfuté les « preuves de l’existence de Dieu » que l’on vous avançait, un doute continuait encore à subsister, à savoir si l’on ne pourrait pas trouver des preuves meilleures que celles que l’on venait de réfuter : à cette époque-là les athées ne s’entendaient pas à faire table rase.

96.

In hoc signo vinces ! — Quel que soit le degré du progrès qu’ait atteint l’Europe par ailleurs : en matière religieuse elle n’est pas encore arrivée à la naïveté libérale des vieux Brahmanes, ce qui prouve que, dans les Indes, il y a quatre mille ans, l’on réfléchissait plus et l’on transmettait à ses descendants plus de plaisir à la réflexion que ce n’est le cas de nos jours. Car ces Brahmanes croyaient premièrement que les prêtres étaient plus puissants que les dieux, et en deuxième lieu que c’étaient les usages qui constituaient la puissance des prêtres : c’est pourquoi leurs poètes ne se fatiguaient pas de glorifier les usages (prières, cérémonies, sacrifices, chants, mélopées), qu’ils considéraient comme les véritables dispensateurs de tous les bienfaits. Quel que soit le degré de superstition et de poésie qui se mêlent à tout cela : les principes demeurent vrais ! Un pas de plus et l’on jetait les dieux de côté, — ce que l’Europe devra également faire un jour ! Encore un pas de plus, et l’on pouvait aussi se passer des prêtres et des intermédiaires ; le prophète vint qui enseignait la religion de la rédemption par soi-même, Bouddha : — combien l’Europe est encore éloignée de ce degré de culture ! Quand enfin tous les usages et toutes les coutumes, sur quoi s’appuie la puissance des dieux, des prêtres et des sauveurs, seront détruits, donc, quand la morale, au sens ancien, sera morte, alors adviendra… qu’est-ce qui adviendra alors ? Mais ne cherchons pas à deviner, cherchons plutôt à rattraper ce qui, dans les Indes, au milieu de ce peuple de penseurs, fut considéré, déjà il y a quelques milliers d’années, comme commandement de la pensée ! Il y a maintenant peut-être dix à vingt millions d’hommes, parmi les différents peuples de l’Europe, qui « ne croient plus en Dieu », — est-ce trop demander que de vouloir qu’ils se fassent signe ? Dès qu’ils se reconnaîtront de la sorte ils se feront aussi connaître, — immédiatement, ils seront une puissance en Europe, et heureusement une puissance parmi les peuples ! parmi les castes ! parmi les riches et les pauvres ! parmi ceux qui commandent et ceux qui obéissent ! parmi les hommes les plus inquiets et les plus tranquilles, les plus tranquillisants !

Note 1. Nous disons mimétisme. — N. d. T.

Note 2. Vers du célèbre cantique de Paul Gerhardt : Befiel du deine Wege (1656) — N. d. T.