Nietzsche | Ce sont les paroles les plus silencieuses qui apportent la tempête. Ce sont les pensées qui viennent comme portées sur des pattes de colombes qui dirigent le monde

Traduction française par Henri Albert

Texte allemand | Sources

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Et je répondis : « Ma parole n’a pas encore déplacé de montagnes et ce que j’ai dit n’a pas atteint les hommes. Il est vrai que je suis allé chez les hommes, mais je ne les ai pas encore atteints. »

Alors l’Autre reprit sans voix : « Qu’en sais-tu ? La rosée tombe sur l’herbe au moment le plus silencieux de la nuit. » —

Et je répondis : « Ils se sont moqués de moi lorsque j’ai découvert et suivi ma propre voie ; et en vérité mes pieds tremblaient alors. »

Et ils m’ont dit ceci : tu ne sais plus le chemin, et maintenant tu ne sais même plus marcher ! »

Alors l’Autre reprit sans voix : « Qu’importent leurs moqueries ! Tu es quelqu’un qui a désappris d’obéir : maintenant tu dois commander.

Ne sais-tu pas quel est celui dont tous ont le plus besoin ? Celui qui ordonne de grandes choses.

Accomplir de grandes choses est difficile : plus difficile encore d’ordonner de grandes choses.

Et voici ta faute la plus impardonnable : tu as la puissance et tu ne veux pas régner. »

Et je répondis : « il me manque la voix du lion pour commander. »

Alors l’Autre me dit encore comme en un murmure : « Ce sont les paroles les plus silencieuses qui apportent la tempête. Ce sont les pensées qui viennent comme portées sur des pattes de colombes qui dirigent le monde.

Ô Zarathoustra, tu dois aller comme le fantôme de ce qui viendra un jour ; ainsi tu commanderas et, en commandant, tu iras de l’avant. » —

Et je répondis : « J’ai honte. »

Alors l’Autre me dit de nouveau sans voix : « Il te faut redevenir enfant et sans honte.

L’orgueil de la jeunesse est encore sur toi, tu es devenu jeune sur le tard : mais celui qui veut devenir enfant doit surmonter aussi sa jeunesse. » —

Et je réfléchis longtemps en tremblant. Enfin je répétai ma première réponse : « Je ne veux pas ! »

Alors il se fit autour de moi comme un éclat de rire. Hélas ! que ce rire me déchirait les entrailles et me fendait le coeur !

Et une dernière fois l’Autre me dit : « Ô Zarathoustra, tes fruits sont mûrs, mais toi tu n’es pas mûr encore pour tes fruits !

Il te faut donc retourner à la solitude, afin que ta dureté s’amollisse davantage. » —

***

Und ich antwortete: „Noch versetzte mein Wort keine Berge, und was ich redete, erreichte die Menschen nicht. Ich gieng wohl zu den Menschen, aber noch langte ich nicht bei ihnen an.“

Da sprach es wieder ohne Stimme zu mir: „Was weisst du davon! Der Thau fällt auf das Gras, wenn die Nacht am verschwiegensten ist.“ —

Und ich antwortete: „sie verspotteten mich, als ich meinen eigenen Weg fand und gieng; und in Wahrheit zitterten damals meine Füsse.

Und so sprachen sie zu mir: du verlerntest den Weg, nun verlernst du auch das Gehen!“

Da sprach es wieder ohne Stimme zu mir: „Was liegt an ihrem Spotte! Du bist Einer, der das Gehorchen verlernt hat: nun sollst du befehlen!

Weisst du nicht, wer Allen am nöthigsten thut? Der Grosses befiehlt.

Grosses vollführen ist schwer: aber das Schwerere ist, Grosses befehlen.

Das ist dein Unverzeihlichstes: du hast die Macht, und du willst nicht herrschen.“ —

Und ich antwortete: „Mir fehlt des Löwen Stimme zu allem Befehlen.“

Da sprach es wieder wie ein Flüstern zu mir: „Die stillsten Worte sind es, welche den Sturm bringen. Gedanken, die mit Taubenfüssen kommen, lenken die Welt.

Oh Zarathustra, du sollst gehen als ein Schatten dessen, was kommen muss: so wirst du befehlen und befehlend vorangehen.“ —

Und ich antwortete: „Ich schäme mich.“

Da sprach es wieder ohne Stimme zu mir: „Du musst noch Kind werden und ohne Scham.

Der Stolz der Jugend ist noch auf dir, spät bist du jung geworden: aber wer zum Kinde werden will, muss auch noch seine Jugend überwinden.“ —

Und ich besann mich lange und zitterte. Endlich aber sagte ich, was ich zuerst sagte: „Ich will nicht.“

Da geschah ein Lachen um mich. Wehe, wie diess Lachen mir die Eingeweide zerriss und das Herz aufschlitzte!

Und es sprach zum letzten Male zu mir: „Oh Zarathustra, deine Früchte sind reif, aber du bist nicht reif für deine Früchte!

So musst du wieder in die Einsamkeit: denn du sollst noch mürbe werden.“ —