Nietzsche | Garde-toi qu’une foi étroite ne finisse par s’emparer de toi, une illusion dure et sévère ! Car désormais tu es séduit et tenté par tout ce qui est étroit et solide

Traduction française par Henri Albert

Texte allemand | Sources

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« Qui es-tu ? demanda impétueusement Zarathoustra. Que fais-tu ici ? Et pourquoi t’appelles-tu mon ombre ? Tu ne me plais pas. »

« Pardonne-moi, répondit l’ombre, que ce soit moi ; et si je ne te plais pas, eh bien, ô Zarathoustra ! je t’en félicite et je loue ton bon goût.

Je suis un voyageur, depuis longtemps déjà attaché à tes talons : toujours en route, mais sans but, et aussi sans demeure : en sorte qu’il ne me manque que peu de chose pour être l’éternel juif errant, si ce n’est que je ne suis ni juif, ni éternel.

Eh quoi ! Faut-il donc que je sois toujours en route ? toujours instable, entraîné par le tourbillon de tous les vents ? Ô terre, tu devins pour moi trop ronde !

Je me suis posé déjà sur toutes les surface ; pareil à de la poussière fatiguée, je me suis endormi sur les glaces et les vitres. Tout me prend de ma substance, nul ne me donne rien, je me fais mince, — peu s’en faut que je ne sois comme une ombre.

Mais c’est toi, ô Zarathoustra, que j’ai le plus longtemps suivi et poursuivi, et, quoique je me sois caché de toi, je n’en étais pas moins ton ombre la plus fidèle : partout où tu te posais je me posais aussi.

À ta suite j’ai erré dans les mondes les plus lointains et les plus froids, semblable à un fantôme qui se plait à courir sur les toits blanchis par l’hiver et sur la neige.

À ta suite j’ai aspiré à tout ce qu’il y a de défendu, de mauvais et de plus lointain : et s’il est en moi quelque vertu, c’est que je n’ai jamais redouté aucune défense.

À ta suite j’ai brisé ce que jamais mon coeur a adoré, j’ai renversé toutes les bornes et toutes les images, courant après les désirs les plus dangereux, — en vérité, j’ai passé une fois sur tous les crimes.

À ta suite j’ai perdu la foi en les mots, les valeurs consacrées et les grands noms ! Quand le diable change de peau, ne jette-t-il pas en même temps son nom ? Car ce nom aussi n’est qu’une peau. Le diable lui-même n’est peut-être — qu’une peau.

« Rien n’est vrai, tout est permis » : ainsi disais-je pour me stimuler. Je me suis jeté, coeur et tête, dans les eaux les plus glacées. Hélas ! combien de fois suis-je sorti d’une pareille aventure nu, rouge comme une écrevisse !

Hélas ! qu’ai je fait de toute bonté, de toute pudeur, et de toute foi en les bons ! Hélas ! où est cette innocence mensongère que je possédais jadis, l’innocence des bons et de leurs nobles mensonges !

Trop souvent, vraiment, j’ai suivi la vérité sur les talons : alors elle me frappait au visage. Quelquefois je croyais mentir, et voici, c’est alors seulement que je touchais — à la vérité.

Trop de choses sont à présent claires pour moi, c’est pourquoi rien ne m’est plus. Rien ne vit plus de ce que j’aime, — comment saurais-je m’aimer encore moi-même ?

« Vivre selon mon bon plaisir, ou ne pas vivre du tout » : c’est là ce que je veux, c’est ce que veut aussi le plus saint. Mais, hélas ! comment y aurait-il encore pour moi un plaisir ?

Y a-t-il encore pour moi — un but ? Un port où s’élance ma voile ?

Un bon vent ? Hélas ! celui-là seul qui sait où il va, sait aussi quel est pour lui le bon vent, le vent propice.

Que m’est il resté ? Un coeur fatigué et impudent ; une volonté instable ; des ailes bonnes pour voleter ; une épine dorsale brisée.

Cette recherche de ma demeure : ô Zarathoustra, le sais-tu bien, cette recherche a été ma cruelle épreuve, elle me dévore.

« Où est ma demeure ? » C’est elle que je demande, que je cherche, que j’ai cherchée, elle que je n’ai pas trouvée. Ô éternel partout, ô éternel nulle part, ô éternel — en vain ! »

Ainsi parlait l’ombre ; et le visage de Zarathoustra s’allongeait à ses paroles. « Tu es mon ombre ! » dit-il enfin avec tristesse.

Ce n’est pas un mince péril que tu cours, esprit libre et voyageur ! Tu as eu un mauvais jour : prends garde à ce qu’il ne soit pas suivi d’un plus mauvais soir !

Des vagabonds comme toi finissent par se sentir bienheureux même dans une prison. As-tu jamais vu comment dorment les criminels en prison ? Ils dorment en paix, ils jouissent de leur sécurité nouvelle.

Garde-toi qu’une foi étroite ne finisse par s’emparer de toi, une illusion dure et sévère ! Car désormais tu es séduit et tenté par tout ce qui est étroit et solide.

Tu as perdu le but : hélas ! comment pourrais-tu te désoler ou te consoler de cette perte ? N’as-tu pas ainsi perdu aussi — ton chemin ?

Pauvre ombre errante, esprit volage, papillon fatigué ! veux-tu avoir ce soir un repos et un asile ? Monte vers ma caverne !

C’est là-haut que monte le chemin qui mène à ma caverne. Et maintenant je veux bien vite m’enfuir loin de toi. Déjà je sens comme une ombre peser sur moi.

Je veux courir seul, pour qu’il fasse de nouveau clair autour de moi. C’est pourquoi il me faut encore gaiement jouer des jambes. Pourtant ce soir — on dansera chez moi ! » — —

Ainsi parlait Zarathoustra.

***

Wer bist du? fragte Zarathustra heftig, was treibst du hier? Und wesshalb heissest du dich meinen Schatten? Du gefällst mir nicht.“

„Vergieb mir, antwortete der Schatten, dass ich’s bin; und wenn ich dir nicht gefalle, wohlan, oh Zarathustra! darin lobe ich dich und deinen guten Geschmack.

Ein Wanderer bin ich, der viel schon hinter deinen Fersen her gieng: immer unterwegs, aber ohne Ziel, auch ohne Heim: also dass mir wahrlich wenig zum ewigen Juden fehlt, es sei denn, dass ich nicht ewig, und auch nicht Jude bin.

Wie? Muss ich immerdar unterwegs sein? Von jedem Winde gewirbelt, unstät, fortgetrieben? Oh Erde, du wardst mir zu rund!

Auf jeder Oberfläche sass ich schon, gleich müdem Staube schlief ich ein auf Spiegeln und Fensterscheiben: Alles nimmt von mir, Nichts giebt, ich werde dünn, — fast gleiche ich einem Schatten.

Dir aber, oh Zarathustra, flog und zog ich am längsten nach, und, verbarg ich mich schon vor dir, so war ich doch dein bester Schatten: wo du nur gesessen hast, sass ich auch.

Mit dir bin ich in fernsten, kältesten Welten umgegangen, einem Gespenste gleich, das freiwillig über Winterdächer und Schnee läuft.

Mit dir strebte ich in jedes Verbotene, Schlimmste, Fernste: und wenn irgend Etwas an mir Tugend ist, so ist es, dass ich vor keinem Verbote Furcht hatte.

Mit dir zerbrach ich, was je mein Herz verehrte, alle Grenzsteine und Bilder warf ich um, den gefährlichsten Wünschen lief ich nach, — wahrlich, über jedwedes Verbrechen lief ich einmal hinweg.

Mit dir verlernte ich den Glauben an Worte und Werthe und grosse Namen. Wenn der Teufel sich häutet, fällt da nicht auch sein Name ab? Der ist nämlich auch Haut. Der Teufel selber ist vielleicht — Haut.

„Nichts ist wahr, Alles ist erlaubt“: so sprach ich mir zu. In die kältesten Wasser stürzte ich mich, mit Kopf und Herzen. Ach, wie oft stand ich darob nackt als rother Krebs da!

Ach, wohin kam mir alles Gute und alle Scham und aller Glaube an die Guten! Ach, wohin ist jene verlogne Unschuld, die ich einst besass, die Unschuld der Guten und ihrer edlen Lügen!

Zu oft, wahrlich, folgte ich der Wahrheit dicht auf dem Fusse: da trat sie mir vor den Kopf. Manchmal meinte ich zu lügen, und siehe! da erst traf ich — die Wahrheit.

Zu Viel klärte sich mir auf: nun geht es mich Nichts mehr an. Nichts lebt mehr, das ich liebe, — wie sollte ich noch mich selber lieben?

„Leben, wie ich Lust habe, oder gar nicht leben“: so will ich’s, so will’s auch der Heiligste. Aber, wehe! wie habe ich noch — Lust?

Habe ich — noch ein Ziel? Einen Hafen, nach dem mein Segel läuft?

Einen guten Wind? Ach, nur wer weiss, wohin er fährt, weiss auch, welcher Wind gut und sein Fahrwind ist.

Was blieb mir noch zurück? Ein Herz müde und frech; ein unstäter Wille; Flatter-Flügel; ein zerbrochnes Rückgrat.

Diess Suchen nach meinem Heim: oh Zarathustra, weisst du wohl, diess Suchen war meine Heimsuchung, es frisst mich auf.

„Wo ist — mein Heim?“ Darnach frage und suche und suchte ich, das fand ich nicht. Oh ewiges Überall, oh ewiges Nirgendswo, oh ewiges — Umsonst!“


Also sprach der Schatten, und Zarathustra’s Gesicht verlängerte sich bei seinen Worten. „Du bist mein Schatten! sagte er endlich, mit Traurigkeit.

Deine Gefahr ist keine kleine, du freier Geist und Wanderer! Du hast einen schlimmen Tag gehabt: sieh zu, dass dir nicht noch ein schlimmerer Abend kommt!

Solchen Unstäten, wie du, dünkt zuletzt auch ein Gefängniss selig. Sahst du je, wie eingefangne Verbrecher schlafen? Sie schlafen ruhig, sie geniessen ihre neue Sicherheit.

Hüte dich, dass dich nicht am Ende noch ein enger Glaube einfängt, ein harter, strenger Wahn! Dich nämlich verführt und versucht nunmehr Jegliches, das eng und fest ist.

Du hast das Ziel verloren: wehe, wie wirst du diesen Verlust verscherzen und verschmerzen? Damit — hast du auch den Weg verloren!

Du armer Schweifender, Schwärmender, du müder Schmetterling! willst du diesen Abend eine Rast und Heimstätte haben? So gehe hinauf zu meiner Höhle!

Dorthin führt der Weg zu meiner Höhle. Und jetzo will ich schnell wieder von dir davonlaufen. Schon liegt es wie ein Schatten auf mir.

Ich will allein laufen, dass es wieder hell um mich werde. Dazu muss ich noch lange lustig auf den Beinen sein. Des Abends aber wird bei mir — getanzt!“ — —

Also sprach Zarathustra.

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SOURCES

Traduction française

Ainsi parlait Zarathoustra, 70, L'ombre

Texte allemand

Also sprach Zarathustra, 70, Der Schatten

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